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Le Maghreb une plaque tournante
dimanche 13 février 2005, par
Délicate est la question des migrations africaines, par et vers le Maghreb. Elle ne peut être occultée ou même minorée.
Elle est cruciale pour l’avenir de ces pays parce qu’elle est, déjà, une partie de leur avenir, voulue ou non. Dessinant les réalités des nouvelles connexions qui se profilent à l’échelle planétaire et le monde de demain, elle interroge les pays maghrébins sur la place qu’ils peuvent occuper, le destin qu’ils ambitionnent de se donner. Atteignant rarement l’Europe même si elles s’y projettent, ces migrations, par défaut ou en attente, investissent le Maghreb et en sont donc, par ailleurs, dorénavant, une réalité interne majeure. Elles y posent un problème sociétal inédit auquel il faudra bien que ces pays apportent une réponse. Le déni de sa réalité ne suffit pas à en évacuer les effets.
Pris en étau entre une Europe qui se verrouille et une Afrique que la « contraction » du Monde porte aux portes de cette Europe, les pays maghrébins se trouvent pris dans une dynamique de globalisation qui, parce que partielle et partiale, leur fait subir ses effets pervers. La tragédie humaine qui se joue, aujourd’hui, au Sahara en est un. La tragédie est d’abord celle de traversées dans des conditions cauchemardesques avec souvent au bout la mort dans le désert ou aux rivages de l’Europe, traversées parsemées de rackets, d’exploitations et d’humiliations. La tragédie c’est aussi celle de leur répression et de leur refoulement dans des conditions tout aussi dramatiques. Ces drames ne sont certes pas de la responsabilité des pays maghrébins, du moins pas entièrement. Mais organiser autour d’eux le silence, c’est les cautionner, les assumer. Mais si ces drames ne sont pas de l’entière responsabilité des pays maghrébins, ceux-ci peuvent contribuer singulièrement à les aggraver. L’Europe veut « déporter », « délocaliser » ses contradictions. Elle voudrait bien faire du Maghreb un Limes et embrigader ses pays dans le rôle de « sentinelles avancées » sommées de jouer le rôle de barrages de rétention des migrations africaines.
Les répressions spectaculaires, observées ces deux dernières années aussi bien en Libye, en Algérie qu’au Maroc, se justifient-elles seulement par des considérations internes ou constituent-elles surtout des gages donnés à l’Europe qui les a demandés ? Alors qu’aucune disposition légale ne prenait en compte la réalité migratoire, pratiquement tous les pays maghrébins, entre 2003 et 2004, ont légiféré des mesures plus restrictives de circulation sur leur territoire. Mesures servant à couvrir juridiquement des dispositions répressives aggravées par la corruption et la déliquescence des Etats encourageant l’abus de fonctionnaires. Dispositions répressives qui multiplient pourtant les tensions entre pays maghrébins et entre ces derniers et les pays sahéliens et leurs populations, chacun renvoyant aux autres la responsabilité du transit des migrants et se refoulant, de fait, ces derniers dans un jeu de ping-pong. Ces dispositions interpellent et concernent les sociétés maghrébines car le renforcement de la fonction répressive des pays maghrébins dans la lutte contre l’immigration, désiré par l’Europe, ne peut qu’aboutir fatalement à renforcer le caractère répressif de leurs régimes alors que le passif démocratique est déjà lourd dans ces pays.
A l’égard des migrants africains, les pays maghrébins ne font qu’amplifier les dépassements et les violations qu’ils exercent déjà aux dépens de leurs citoyens. Or ce passif est à la source de leur stagnation et ses conséquences directes et indirectes sont productrices de répulsion de leurs citoyens et alimentent justement, en plus de l’instabilité, des flux migratoires. Cette fonction de supplétifs de la répression proposée par l’Europe aux régimes maghrébins, et que certains s’empressent d’assumer avec zèle, aboutit à tendre à vider la notion d’Etat- Nation de sa substance et à amoindrir ses capacités de régulation sociale et spatiale, dont justement le contrôle de son territoire : c’est ce que signifie la présence de soldat italiens sur le sol libyen pour « contrôler les flux migratoires ». Aux yeux des opinions arabes, une telle présence risque d’être aussi attentatoire que la présence de soldats américains en Irak. Cet affaiblissement de l’Etat national qui se profile derrière cet alignement ne nuit nullement à la perpétuation des groupes dirigeants qui instrumentent ces flux depuis les agents qui organisent ou sont complices de ce trafic jusqu’aux dirigeants qui, se légitimant de ce nouveau « risque », négocient, pour se perpétuer, le rôle de « sentinelle avancée » et de « supplétifs de la répression », réduisant l’Etat au rôle d’interface de négociation et de captage des aides et de facto de légitimation internationale.
L’acceptation par la Libye de la présence de militaires italiens sur son sol pour y surveiller les migrants sert surtout ses dirigeants pour se relégitimer et se réintroduire dans le jeu international comme partenaire sécuritaire incontournable. Mais indique-t-elle le chemin aux autres pays maghrébins ? Si, formellement, le reste des pays maghrébins ne lui a pas emboîté le pas, la répression qu’ils exercent à l’égard des migrants, même en simple transit, n’y est pas moins drastique. Les régimes maghrébins ont-ils troqué la profondeur historique et géostratégique africaines de leurs pays contre de menues prébendes comme sous-traitants d’une répression que l’Europe ne peut assumer devant ses opinions ? La question mérite d’être posée. Elle ne peut échapper ni à l’interrogation de la recherche ni au débat par des sociétés dont elle hypothèque l’avenir. Si, aujourd’hui, une part importante des flux migratoires finit par être captée par l’Europe et se trouve être tendue vers elle, ceux-ci ne sont pas tributaires de la seule attraction européenne. Si on fait leur historique, on ne peut que constater qu’ils sont le produit du développement et du rapprochement, à travers le Sahara, entre rive maghrébine et rive sahélienne.
L’avenir de l’Afrique est dans son intégration ou comme ensemble ou comme périphérie des autres : cette intégration, même non voulue, même perverse et inégalitaire, est un fait, elle est déjà en marche. C’est ce que révèlent justement ces flux. Ils sont le corollaire, la rançon du développement, de l’ouverture du Maghreb, de son Sahara, sur sa rive sahélienne. A moins de se brider, le Maghreb ne peut, en se développant, qu’aller à la rencontre du Sahel. C’est fatalement la logique du NEPAD et de la transsaharienne dont on ne dira jamais assez le rôle qu’elle a joué dans le développement de la circulation alors même qu’elle est inachevée. Faut-il y renoncer ? L’Algérie et le Nigeria ont raison de vouloir la financer en dehors même de l’espace leurs pays. En faisant ainsi, ils ne font que reconstituer un axe, l’axe du commerce transsaharien qui fut, il y a plus de 12 siècles, l’une des premières phases de mondialisation. La circulation qui anime actuellement le Sahara n’est justement qu’un juste retour de logiques spatiales refoulées, par la concurrence des routes océanes et puis par la colonisation, et que le développement actuel exhume et revivifie. Une sorte de reprise d’un processus de mondialisation antérieur contrarié.
Faut-il y tourner le dos ? Quant à l’Europe, malgré le « syndrome de la forteresse assiégée » qui y sévit, elle est, en fait, très peu concernée par cette migration. Sauf comme projection fantasmée. Toutes les statistiques le prouvent : le nombre de migrants africains qui réussissent à accoster en Europe est infime et il est très minime même comparé aux clandestins maghrébins. Le verrouillage de l’Europe les rabat, par défaut, sur le Maghreb. Ils font dorénavant partie de sa réalité même si, se voilant la face, les officiels continuent à parler de transit. Les sociétés maghrébines se retrouvent ainsi confrontées à une réalité autant nouvelle que délicate : l’irruption de l’immigration africaine, dans ces terres d’émigration, y pose un problème sociétal inédit à des sociétés en proie, elles-mêmes, aux crises sociales et aux dysfonctionnements du mal développement et largement déstabilisées par des Plans d’ajustement structurels drastiques. Le déni de sa réalité ne suffit pas à en évacuer les effets. Poser les questions qui « fâchent » permet d’en désamorcer la charge explosive. La réalité, c’est celle d’une immigration reléguée à la clandestinité ou au mieux à un statut ambigu, c’est celle de son exploitation par des secteurs de l’économie qui, comme en Europe, fondent leur prospérité sur sa précarité, c’est celle de la mise en place d’une véritable économie de la traite mêlant mafias maghrébines et sahéliennes et parfois notabilités locales et fonctionnaires corrompus. Forçant le trait, les journaux maghrébins (du moins en Algérie ou au Maroc où existe une relative liberté de presse) parlent eux-mêmes de « traite des esclaves ». En Libye, où ils sont, de loin, les plus nombreux, même les enfants trouvent naturel d’appeler un migrant africain « Abd ».
On ne peut faire l’économie de l’interrogation sur les modalités de leur insertion dans l’économie locale, les profits générés ainsi que sur les relations sociétales qu’ils engendrent y compris celles du rejet et de la xénophobie : qui peut nier les dividendes qu’en tirent des entrepreneurs du bâtiment, de l’agriculture et des services dans les régions sahariennes et, de plus en plus, dans le Nord du Maghreb ? Qui peut nier leur exploitation éhontée et la xénophobie instrumentée pour mieux les y réduire ? Les flux migratoires humains ne sont pas comme les volatiles, ils ne traversent pas un espace abstrait : ils remodèlent profondément les espaces qu’ils traversent et sont en intense interaction avec les sociétés qu’ils ont en interface. Les Etats et les sociétés ont à charge d’en saisir toutes les implications. Ce n’est pas en les fermant à la recherche qu’on les comprendra mieux.
Pour avoir enquêté, sur le terrain, sur les violences racistes qui se sont soldées à Tripoli en 2000 par au moins la mort d’une centaine d’Africains (violences que la Libye a bien dû finalement reconnaître et même organiser un procès avec des « boucs émissaires »), je mesure l’impasse où mène ce déni de réalité : il y a risque que les tensions entre les populations se connectent aux tensions régionales faites des mêmes ingrédients sur cette « ligne de faille » qui parcourt le Sahara et met en contact deux systèmes géocivilisationnels qui n’ont pas encore fini, de la Mauritanie au Tchad, en passant par le Mali et le Niger, de reconstruire un équilibre dans leurs rapports. Prospecter les voies de la rencontre, retrouver la ligne de contact dans la faille, permettent d’éviter les heurts. Seule une recherche sereine et libre permet d’en déblayer le chemin et de dépasser les préjugés. Je donnerai un seul exemple : combien de Maghrébins seraient étonnés d’apprendre que ces « aventuriers de la misère » qui subissent exploitations et sarcasmes, ont, en moyenne, un niveau socioculturel plus élevé que celui de la moyenne de leurs pays qu’ils traversent : un cinquième d’entre eux, et peut-être plus aujourd’hui, ont une instruction du niveau du supérieur ! Ce qui est évidemment loin d’être le cas de la population active de chacun des pays Maghrébins. Et même s’il fallait s’en « prémunir », cela ne vaut-il pas de se donner la peine de les connaître ? J’ai beaucoup appris auprès des populations sahariennes sur le sens de la tolérance. Bien que certaines de leurs catégories sont encore prisonnières de conceptions hiérarchiques archaïques, elles manifestent une acceptation de l’autre dont les autres maghrébins ont beaucoup à apprendre. Le Sahara, depuis le commerce transsaharien, est un espace qui s’est bâti dans la fonction du transit, de l’échange et du contact avec l’autre, même si ce fut, aussi, dans un rapport inégalitaire.
La recherche sur ces populations et leurs spécificités enrichirait toute la collectivité de ce génie. Mais ce type de préoccupation continue à être considéré encore comme tenant de « l’esprit colonial » : c’est ce qui me fut, entre autres, reproché. Cela ne rappelle-t-il pas tout l’embargo entretenu autour de l’amazigité et qui a débouché sur la catastrophe que l’on sait ? Mais chercheur, je revendique, aussi, une part de partialité : je refuse fermement que les sociétés maghrébines qui ont tant souffert, entre autres à travers leurs migrants, de rapports inégaux avec l’Occident, puissent les reproduire avec les migrants africains et les société africaines voisines. Pour être descendant de « bicot », je n’accepterai jamais que l’on traite d’autres de « nigros » ! Je voulais attirer aussi l’attention sur le danger des conceptions sécuritaires paranoïaques qui, corsetant le pays, le dévitalisent et lui ôtent toute immunité pour se défendre devant les dangers réels. Le monde nous le démontre chaque jour : le meilleur paravent sécuritaire, c’est la démocratie. Un chercheur ne nuit ni à son pays ni aux autres en nommant les carences où elles se trouvent : c’est aux acteurs, notamment sociaux et politiques, d’en tirer les conséquences.
Par Ali Bensaad, elwatam.com