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L’Irak entre Liban et Israël

mardi 5 avril 2005, par nassim

L’analyse du processus politique en Irak bute régulièrement sur la question des identités communautaires et de leur gestion dans un cadre démocratique.

Comment organiser la représentation politique dans un pays où la mobilisation épouse les contours des groupes ethniques et confessionnels ? A leur arrivée en Irak, les Américains avaient répondu à cette question en instituant d’emblée un système de gouvernement provisoire où chacun des groupes ethnico-confessionnels était représenté à proportion de son poids démographique estimé. Animés sans doute par un habitus ethnographique attaché à la classification des individus selon leur identité culturelle, ils étaient aussi soucieux d’efficacité : les administrateurs coloniaux avaient déjà compris qu’il est vain d’essayer de s’imposer directement à une société, plus facile à contrôler via la cooptation de quelques-uns de ces chefs communautaires réputés commander la loyauté de centaines, voire de milliers de personnes.

Depuis, le thème de la libanisation est devenu un leitmotiv des analyses de l’Irak de l’après-Saddam Hussein qui, souvent, mettent en avant le danger inhérent à la politisation des identités communautaires, ferment de la discorde et de la guerre civile. Même si le gouvernement provisoire l’a encouragée, il est vrai, cette politisation était difficilement évitable quel que soit le système de représentation choisi. En effet, les politiques de l’identité sont souvent le résultat immédiat des processus de démocratisation, qui ont le plus grand mal à échapper à l’héritage de systèmes autoritaires où les appartenances religieuses et ethniques se sont presque substituées aux expressions politiques institutionnalisées qui auraient pu les contrebalancer si elles n’avaient été systématiquement bannies.

Dès lors, toute transition démocratique doit les prendre en compte, les gérer, les aménager plutôt que chercher à les éradiquer. Car si la politisation des identités communautaires présente un risque de fragmentation du corps social, elle peut aussi être un puissant vecteur du pluralisme politique. Si le modèle libanais doit nous faire réfléchir, ce n’est pas seulement au lien entre communautarisme et violence, mais aussi au lien entre communautarisme et démocratie. Au sein de ce Moyen-Orient des régimes autoritaires, le Liban, seul à assumer son hétérogénéité religieuse quand les autres la masquent derrière un unanimisme de façade, n’incarne-t-il pas une forme appréciable de pluralisme politique, intellectuel, religieux et culturel ?

Pour l’Irak, assumer son hétérogénéité est une condition essentielle de la réussite de son processus politique. Cela lui éviterait en particulier de tomber dans le piège de la tyrannie majoritaire, où la démocratie prendrait le visage d’une revanche chiite, désastreuse pour la stabilité du pays et de la région. La démocratie en Irak doit donc s’attacher avant tout à trouver une forme viable d’association entre les communautés ­ une « consociation » dans le jargon des politologues ­, régie non par le principe de la victoire sans partage de la majorité mais par la recherche du consensus, de façon à ce qu’aucune des parties, même minoritaire démographiquement, ne se sente lésée.

Pour cela, plus que le système libanais qui enferme les individus dans des communautés dont ils ont le plus grand mal à s’extraire, c’est le système israélien qui peut nous aider à réfléchir. D’aucuns auront peut-être noté que le mode de scrutin des premières élections irakiennes ressemble de manière frappante à celui qui régit l’Etat hébreu depuis sa création, dont le scrutin de liste proportionnel, la circonscription unique et la pratique de la grande coalition gouvernementale sont les pivots. Cela n’a rien d’étonnant si on pense qu’Israël a dû affronter depuis sa création des défis proches de ceux du nouvel Irak, en particulier l’existence de forces politiques défendant des conceptions diamétralement opposées du projet national juif, certaines prônant un Etat laïque dans lequel le judaïsme serait réduit à une identité nationale, tandis que d’autres souhaitent au contraire valoriser l’essence religieuse de l’Etat. Depuis les années 80 aussi, l’espace politique israélien a vu l’émergence de mouvements communautaires prétendant à la représentation des juifs religieux sépharades, des nouveaux immigrants russes ou encore des citoyens arabes.

La mise en oeuvre du principe consociatif a poussé les uns et les autres au compromis : les travaillistes laïques ont gouverné en association avec les sionistes religieux, puis avec les ultraorthodoxes sépharades un peu plus tard, et même avec l’appui des partis arabes sectateurs du nationalisme palestinien. Dénoncées comme faisant le lit du clientélisme et de la politisation à outrance de l’administration publique, où chaque parti se taille des fiefs dont il utilise les ressources pour arroser ses électeurs, ces coalitions hétéroclites permettent aussi de résoudre les conflits par le partage du pouvoir et des ressources.

Aussi bien en Israël qu’au Liban, cependant, les systèmes consociatifs reposent sur le compromis des élites politiques. Leurs détracteurs les accusent d’ailleurs de confisquer le résultat du vote aux électeurs. Ces derniers ne savent finalement jamais si le marchandage pied à pied pour la formation du gouvernement n’engagera pas le parti qu’ils ont soutenu à faire des concessions en opposition avec son programme. Dès lors, une condition essentielle à la bonne marche de ces systèmes est la synergie entre les leaders politiques et la population, ce qui implique un ancrage populaire fort des partis. C’est là la faiblesse de l’Irak postbaasiste où, dans un contexte de dépolitisation massive de la population, les mouvements politiques se réduisent le plus souvent à des partis de cadres dépourvus de véritable base populaire. Ils sont qui plus est souvent aux mains d’exilés fraîchement retournés dans leur pays après de longues années passées à l’étranger, qui aux Etats-Unis, qui en Iran. Outre qu’ils sont parfois pour ainsi dire inconnus de la masse des Irakiens, ils souffrent d’un déficit de légitimité face à des personnalités comme Moqtada al-Sadr, qui peut se prévaloir d’avoir lutté et souffert sur place, et a choisi de rester en dehors du système politique.

Si, reposant la question de la violence, on revient au cas libanais, il faut rappeler que les conflits violents qui ont frappé ce pays ont relevé autant de dynamiques inter- qu’intracommunautaires. Toute la contestation chiite, en particulier, était à la fois dirigée contre le pacte de partage du pouvoir entre chrétiens maronites et musulmans sunnites, et contre les notables chiites eux-mêmes, accusés de monopoliser indûment la représentation de la communauté au Parlement. Dans toutes les communautés, le ressentiment était grand contre la bourgeoisie d’affaire transcommunautaire qui avait engagé le Liban dans une forme sauvage de capitalisme qui appauvrissait les campagnes. La guerre civile libanaise correspond donc aussi à une crise du leadership communautaire, qui a vidé le consensus des élites de sa capacité de pacification.

Ce qui pose problème en Irak, c’est dès lors peut-être moins l’incommensurabilité des intérêts chiites, kurdes et sunnites que l’absence d’un véritable leadership communautaire capable, précisément, de fédérer une communauté autour de lui. Mises en sourdine le temps des élections, les rivalités entre les partis kurdes ne sont-elles pas bientôt prêtes à resurgir ? Et que dire de la coalition chiite de la Liste irakienne unie, sinon que la figure tutélaire de l’ayatollah Sistani cache mal les profondes divergences de vues de ses différentes composantes ? La réussite de la démocratie en Irak doit d’abord passer par une entreprise de crédibilisation des partis politiques. Qu’ils portent des projets communautaires ou universalistes, ils sont les intermédiaires indispensables entre l’Etat et le citoyen.

Par Laurence Louër du Centre d’études et de recherches internationales (CERI), liberation.fr


Ce texte fait suite au colloque « Où va l’Irak », organisé, à l’occasion du deuxième anniversaire de la chute de Bagdad, par l’association En temps réel (www.entempsreel.org).