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Une nuit avec les SDF d’Alger

samedi 29 janvier 2005, par Hassiba

Hommes, femmes et enfants. De tout âge et de toutes les origines sociales, les sans-logis sont des centaines à peupler les rues d’Alger.

Boulevard Che-Guevara. Une femme emmitouflée dans des guenilles humides se bat avec les pans d’un semblant de couverture pour protéger un tant soit peu un enfant au visage angélique transi de froid. C’est qu’il fait un temps sibérien en ce jeudi à Alger. La mer est en furie, il neige. La dame et son enfant vont dormir là cette nuit, et toutes les autres, avec comme abri les arcades du boulevard. Il n’y a nulle trace de nourriture aux alentours de ce campement de fortune. Ont-ils seulement mangé ce soir ? Je m’approche pour tenter de savoir, de comprendre. Un vieux voisin et compagnon d’infortune se relève menaçant avant d’être rejoint par Abdelhamid, 37 ans, qui se présente comme le mari de la malheureuse. Il préfère parler en ses lieu et place, une fois la grogne estompée.

Abdelhamid raconte : “J’ai travaillé durant 21 ans. Après des études secondaires, je me suis engagé dans l’armée. J’étais caporal-chef. Je me suis fait démobiliser après avoir assisté à une scène de “hogra” caractérisée, perpétrée par des policiers, des Algériens en tenue comme moi. Dès lors, j’ai décidé de ne plus porter d’uniforme. J’ai travaillé plus tard dans le bâtiment où j’ai réussi à devenir maçon qualifié. Un jour, j’ai perdu mon travail, et partant ma maison.” Abdelhamid vit depuis plusieurs années sur les trottoirs d’Alger. Face aux bateaux, à la France, aux voyages dont-ils rêve, mais qu’il ne pourra jamais accomplir. Il survit avec 150 DA par jour qu’il gagne, avoue-t-il, en vendant des psychotropes. “Je prends des risques, mais il faut bien, si je veux que Hamza, mon fils de deux ans et demi, ait quelque chose à manger.”

Abdelhamid couche tous les soirs sur des chiffons mouillés ave le chimérique espoir de retrouver un jour du travail et un logis. Je l’abandonne à minuit, en sanglots. Les places et rues d’Alger fourmillent de miséreux définitivement désespérés. Boulevard Amirouche, tunnel des Facultés, Didouche-Mourad, Port-Saïd, square Sofia, El-Kettani... Partout au grand jour et sous les yeux de millions d’indifférents, des vies se consument lentement. Sûrement. Malek, un observateur avisé de la société algéroise, explique : “Il faut comprendre que la grande famille algérienne n’existe plus ; personne ne connaît plus le nom de son arrière-grand-père. Des sans-domicile fixe (SDF), il y en a de toutes sortes. Il y a ceux déclarés, qui dorment sous les arcades de la ville. Il y en a qui sont victimes du “capitalisme familial” à l’instar de tous les serveurs de café éhontement exploités. Il y a tous les autres marginaux : les fous, les mendiants, les prostituées. Les SDF d’aujourd’hui sont des gens parfaitement normaux, des femmes parfaitement normales, seules ou avec des enfants victimes des ravages du code de la famille, du terrorisme, des déplacements de population, de la violence extrême...

Les pouvoirs publics font semblant d’apporter des solutions. Ils n’ont jamais rien fait de palpable, sinon quelques actions folkloriques, telle la meïda du Ramadhan.”
Malek n’accorde aucune circonstance atténuante à l’État et à l’égoïsme des Algériens. Ce n’est pas toujours le cas des sans-logis rencontrés ces dernières heures. Fatalistes, ils s’en remettent souvent à Dieu. Ils le désignent comme responsable de leurs malheurs mais aussi comme l’unique alternative. Ainsi Zinou "locataire” de Kandahar, une hideuse bâtisse ouverte aux quatre vents qui domine la piscine El-Kettani à Bab El- Oued : "Je suis SDF par la volonté de Dieu”, dit-il. Zinou a 48 ans, il paraît en avoir 60. La barbe lui mange le visage, un visage ravagé où seuls les yeux brillent encore quelque peu. Il explique avoir toujours vécu dans la rue. Il n’a jamais eu de toit.

Sidérant ! Il confesse qu’il n’a aucune qualification, aucun métier. Il parle pourtant un français impeccable. Précieux même. Il se définit : "Je suis un peu Cléopâtre, un peu Ramsès, un peu Paco Rabanne.” Seul, lui, doit savoir ce que tout cela doit signifier. Il ne veut rien expliquer. Il nous livre sa sentence et nous invite à méditer. Zinou estime que s’il vit dans la rue, c’est parce qu’il n’a jamais eu le choix. "Si j’avais eu la possibilité d’accéder au miel croyez-vous que j’aurais choisi caca.” (Sic !) Zinou s’est fixé à demeure à Kandahar où il vit de tout et de rien. Par tous les temps. Quand il le peut, il lui arrive d’allumer un feu pour se réchauffer, ou de boire un coup de rouge lorsque miraculeusement il se débrouille quelques billets. Dans une autre vie, il a été émigré et il a fait plusieurs métiers.

Les SDF n’ont plus d’âge ni de sexe. Ils ne viennent pas nécessairement de l’intérieur du pays comme c’était le cas il y a quelques années. Ils sont de cette ville. Ils ont tout perdu ou tout simplement jamais rien eu. Nous aurions souhaité voir à l’œuvre le Samu social dont on n’a pas croisé les équipes. On nous a demandé une autorisation de la wilaya pour les accompagner. Dérisoire ! On a eu des échos sur l’action du Croissant-Rouge mais dans la rue, malheureusement, on n’en voit pas les effets. La misère est désormais trop enracinée, il y a trop de malheureux, trop peu de moyens, trop peu de structures spécialisées, trop peu de solidarité, trop d’indifférence. Le cas de Fatima qui a fui Chlef, il y a 11 années, est à vous arracher le cœur. À 27 ans, elle passe son temps affalée à deux pas de la DGSN, sous des couvertures rafistolées. “Trop de problèmes...” explique-t-elle.

Victime d’une marâtre et de son père, maçon, jeune fille, elle a été battue et a gardé de ce temps des sévices un handicap à la main gauche et des crises d’épilepsie. Elle raconte : “Je vis dehors depuis 11 ans, je souffre du froid et de la faim. Il n’y a plus de miséricorde. Trop d’hommes ont profité de moi. Même la police ne nous laisse pas vivre notre misère. Elle nous arrête, nous persécute. Dieu merci, je n’ai pas d’enfants.” Les couvertures de Fatima sont complètement imbibées d’eau. Plus tard, dans la soirée, elles formeront des couches de gel. C’est au creux de la glace que Fatima dormira ce soir.

Fatima est belle. Elle est digne. Elle retient ses larmes. Au petit matin, on la retrouve la tête enfouie dans ses guenilles. Les gens passent à côté sans poser un regard sur elle. À quoi doit-elle rêver ? Une tasse de café ? Un mari ? Une maison ? Des enfants ? Elle dit que toutes ces choses lui sont étrangères. Que tout est déjà fini pour elle. Combien de Fatima compte l’Algérie ? Quand l’Algérie n’aura-t-elle plus de Fatima ? Toutes ces femmes, tous ces hommes déchus n’espèrent plus que le retour du soleil. En attendant, les autres SDF - les Sans-Difficulté-Financière -, peuvent continuer à festoyer au Sheraton.

Par Meziane Ourad, Liberté