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Portrait d’une centenaire, Loundja d’Aït Yahia Moussa

mercredi 18 août 2004, par Hassiba

“Quand un vieux meurt, c’est une bibliothèque qu’on enterre”, ne cesse-t-on de répéter. En effet, il y a beaucoup de vérité dans cet adage s’il convient de le désigner de la sorte.

Dans nos différentes sorties dans les villages de la Kabylie profonde et plus précisément à Ath Houlhadj dans le arch d’Ath Yahia Moussa, nous avons eu vent d’une situation qui, sans doute, peut intéresser plus d’un : la doyenne du village est en vie. Elle a soufflé, dernièrement, sa 108e bougie. Il s’agit da na Loundja comme préfèrent l’appeler les villageois en raison de son esprit rebelle. De son vrai nom Belhadj Tassadit, Loundja (fille de l’ogresse) est née dans le douar d’Ath Yahia Moussa relevant de la compétence territoriale de l’ex-commune mixte de Draâ El-Mizan à la fin du XIXe siècle, et plus précisément en 1896.

Selon son acte de naissance, son père est Moh u Saïd et sa mère Mellah Djouher du douar d’Imkiren (M’kira). La doyenne a un lien de parenté avec le colonel Ali Mellah. Ceux qui disent que Tassadit est rebelle n’ont pas tort. Effectivement, elle ne se soumettait à personne.

D’ailleurs, pour quelque soumission soit-elle, elle décide de refaire sa vie. Avant la trentaine, elle a connu trois mariages. Elle se maria pour la première fois en 1904, c’est-à-dire à l’âge de dix ans, avec un homme plus âgé. Elle rompit avec lui en raison de nombreuses difficultés qu’elle n’avait pu supporter surtout celles relatives aux iloussen (frères de son mari, au nombre de onze). Ses secondes noces eurent lieu lorsqu’elle a eu ses dix-sept printemps. Malheureusement, là aussi, na Tassadit divorça. Elle donna vie à quatre filles, toutes emportées par les maladies de l’époque. Seul son fils, aujourd’hui septuagénaire, a survécu. Enfin, son destin l’amena à Ath Houalhadj pour se marier avec Amar Ousaïd Oukaci avec qui elle donna naissance à un garçon. D’ailleurs, c’est avec ce dernier qu’elle vit actuellement. On raconte que bien avant le déclenchement de la guerre de Libération nationale, en somme au début des années 1940, elle sillonnait déjà les douars de la région pour propager les idées des premiers hommes qui allaient s’attaquer à la force coloniale. De Tighil Bougueni à Maâtkas en passant par Ihadaten, dans la vallée de Draâ El-Mizan, tout le monde la considérait soit comme voyante pour certains et “tadarwicht” pour d’autres.

Ce que tout ce beau monde de paysans ignorait d’elle est qu’elle transmettait des informations et approvisionnait en vivres les maquisards. Là où elle passait, elle ne se fatiguait nullement de glorifier les Krim, Mellah, Ouamrane et bien sûr Amirouche pour lequel elle avait même composé des chants.

Loundja, ce surnom lui a collé car parfois, elle avait vécu des moments de colère et de délire lorsque son mari a été torturé en 1958 devant ses yeux par les soldats français. Elle nous raconta : “Un jour, j’étais revenue de Tighilt Bougueni (M’kira) avec une somme d’argent très importante à remettre aux moudjahidine. Surprise par un groupe de militaires, je ne savais quoi faire. Dès qu’ils avaient commencé à me fouiller, j’ai commencé à délirer en me roulant par terre. Me croyant folle, ils commencèrent à s’amuser. L’un des goumis me demanda de lui faire une ziara. Il me demanda : qui va vaincre ? Je lui avais répondu : c’est nous. Il ajouta : qui, nous ? Je rigolais à haute voix et lui avais répondu : Tu ne sais pas, qui nous ? C’est ainsi que j’ai pu accomplir ma mission plusieurs fois.”

Ainsi, dépassant un siècle et huit ans, Loundja a traversé trois siècles, trois guerres et trois mariages. En dépit de ses souffrances et tant de misères successives, elle n’oublie tout de même aucun petit détail de sa vie, de sa communauté. Elle est une bibliothèque tout comme de nombreuses femmes d’Algérie. Même avec l’évolution des choses, na Tassadit garde tout des valeurs de la société kabyle : elle porte les habits traditionnels et des bijoux en argent. Ce qui est aussi curieux dans sa vie. C’est une vieille qui ne s’est jamais servie d’un réchaud à gaz. Les repas sont préparés sur un feu de bois qu’elle continue à ramasser aux alentours du village.

Elle jouit d’un humour et d’une gentillesse remarquables. Ce qui est aussi intéressant à savoir au sujet de cette centenaire est qu’elle est conteuse et poétesse. Gardant toujours son air joyeux, elle assiste à toutes les fêtes du douar qu’elle anime avec ses chants du terroir et ses danses d’autant. Dans ces moments que nous avons passés avec elle, elle nous a évoqué des souvenirs très lointains, la guerre de Libération nationale. Ce qui la révolte, aujourd’hui, est qu’elle n’est pas reconnue en tant que moudjahida.

D’ailleurs, rebelle qu’elle est, elle maudit ceux qui n’ont rien fait pour lui attribuer cette reconnaissance.
Avant de la quitter, na Tassadit a émis un seul vœu : vivre encore longtemps en dépit du manque dont elle souffre : 3 000 DA d’AFS.

Longue vie à notre doyenne...

Par Ghilès O., Liberté