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Les « bons immigrés » de Tony Blair

samedi 26 mars 2005, par Hassiba

Londres renforce la chasse aux clandestins tout en privilégiant une immigration triée sur le volet, gage d’une société multiculturelle érigée en modèle.

Il n’est pas tout à fait 20 heures, le jeudi 14 février, au centre de détention de Yarl’s Wood, dans le Bedfordshire, quand, soudain, une dispute éclate entre trois femmes. Très vite, l’incident dégénère en une violente émeute. Des détenus, des demandeurs d’asile en passe d’être expulsés, mettent délibérément le feu aux bâtiments, inaugurés voilà peu. Certains réussissent à s’échapper. Des unités antiémeute sont dépêchées en renfort, alors que l’incendie fait rage. Yarl’s Wood était l’un des trois nouveaux centres ouverts l’an dernier pour enfermer les clandestins et les déboutés du droit d’asile.

A son tour, le Royaume-Uni est frappé par l’immigration de masse. Que faire des clandestins ? Qu’est-ce qu’être britannique ? Les deux questions, étroitement liées, reviennent désormais à la Une de la presse. Pour la première fois, l’augmentation de la population est davantage due au solde migratoire qu’à l’accroissement naturel (nombre de naissances moins nombre de décès). Le chiffre des demandeurs d’asile a explosé. Ils étaient 20 000 en 1993, 40 000 en 1995, près de 100 000 (avec les familles) en 2000. Dans les années 1980, ils n’étaient que quelques centaines. Profitant de la bonne santé économique du royaume (2,4% de croissance en 2001 et 5,2% de chômeurs) et du laxisme des contrôles, les filières organisées balkanique, chinoise et turque ont élu la Grande-Bretagne comme une cible de choix. La première désormais en Europe. Face à cette offensive, le gouvernement travailliste de Tony Blair a promptement réagi. Des mesures de sécurité inédites ont été mises en place l’automne dernier. Pour débusquer les clandestins dissimulés dans les camions ou dans les trains, la police britannique a installé des machines à rayons gamma, qui détectent les silhouettes des corps, sur les quais de Douvres et dans le tunnel sous la Manche. Des scanners capables de déceler les battements d’un cœur humain permettent également de traquer les illégaux.

Depuis le 31 janvier, une nouvelle carte d’identité obligatoire avec fichage des empreintes digitales est imposée aux demandeurs d’asile. Des dizaines d’officiers de l’immigration ont franchi la Manche pour renforcer les contrôles à partir du territoire français, principale zone de transit.

Déferlement massif et quotas révisables
Depuis le 4 février, les services britanniques vérifient les papiers de tous les voyageurs embarquant à la gare du Nord, à Paris, sur un Eurostar à destination de Londres, même s’ils n’ont qu’un billet Paris-Calais : c’était la parade utilisée jusqu’alors par les clandestins. La menace de lourdes amendes à l’encontre de la SNCF, d’Eurotunnel - la compagnie d’exploitation de la ligne sous la Manche - et des chauffeurs routiers ayant à leur bord, même à leur insu, des clandestins a contribué, enfin, à faire baisser le nombre des entrants.

Cette surveillance policière énergique n’est pas un reniement. En bon libéral, soutenu par le patronat, le Premier ministre, Tony Blair, demeure fidèle au credo d’une économie ouverte sur l’extérieur, pour laquelle l’apport de main- d’œuvre reste vital. Une variante de ce modèle américain qui fait tant rêver à Londres. Simplement les autorités, confrontées au risque d’un déferlement massif, entendent bien sélectionner leurs nouveaux arrivants et ne pas affaiblir la « cohésion sociale ». Autrement dit, plus un immigré sera qualifié, plus son dossier sera examiné favorablement. Pour les emplois non qualifiés dont ont besoin les secteurs de la construction ou de la restauration, des quotas révisables seront institués en fonction de la conjoncture.

Cette mesure apparaît, parmi d’autres, dans un rapport présenté au Parlement au début du mois par le ministre de l’Intérieur, David Blunkett. Sous un titre explicite, « Des frontières gardées, un havre sûr », ce texte recommande une « réforme radicale de la nationalité, de l’immigration et de la politique d’asile ». A sa manière, il est exemplaire de la méthode Blair. Il promet beaucoup, propose peu. Mais au moins a-t-il le mérite d’établir un constat froid et lucide des faits. En l’occurrence, le rapport Blunkett reconnaît l’ « échec » des autorités. Il rappelle les émeutes raciales de l’été dernier, dans le nord de l’Angleterre (voir l’Express du 2 août 2001), symbole d’ « une fracture entre communautés brisées (...).

Il nous faut reconstruire un sentiment de citoyenneté commune qui embrasse les expériences diverses et différentes de la Grande-Bretagne d’aujourd’hui. En quelques mots, le problème du modèle multiculturel britannique est posé. Comment tout à la fois vouloir reconnaître, à la différence de la tradition française, la diversité culturelle et prétendre rassembler autour de valeurs communes dont on constate l’affadissement ? Le rapport ne tranche pas. Le gouvernement Blair reste toujours fidèle à sa vision idéale d’une cool Britain, ce monde pluriel de coexistence parfaite. Mais avec moins de conviction, semble-t-il. Les émeutes fomentées par de jeunes Pakistanais, l’été dernier, à Oldham ou à Bradford, la mise en lumière, depuis le 11 septembre, des soutiens apportés au terrorisme islamiste, jusqu’au cœur de l’islam d’Angleterre, l’inquiétude nouvelle de l’opinion ont jeté une ombre.

Le gouvernement britannique souhaite promouvoir le sentiment de « britannité » (britishness), mais en se gardant bien de le définir. Parce que « nombre de candidats ne voient dans la citoyenneté britannique que le simple avantage d’obtenir un passeport », le ministre de l’Intérieur propose de changer la procédure.

La langue et la culture anglaises
Choqué que l’on apprenne sa naturalisation par la poste, « comme on reçoit sa facture de gaz », Blunkett recommande l’établissement d’une « cérémonie de citoyenneté » durant laquelle l’impétrant devrait prononcer un « serment d’allégeance à la reine et de défense des lois du royaume et de ses valeurs démocratiques ». La chasse aux mariages blancs, en progression spectaculaire, est ouverte : désormais, préconise le rapport, la période probatoire sera portée à deux ans de vie commune avec le (la) conjoint (e) étranger (ère) avant d’autoriser l’installation définitive.

Prisonnier de sa fidélité au modèle multiculturel, le rapport Blunkett laisse vite apparaître ses limites. La connaissance de la langue anglaise sera un atout souhaitable dans l’examen de candidature à la nationalité. Mais pas indispensable, contrairement à ce que recommandent certains députés, y compris travaillistes. « Ce serait du colonialisme linguistique (sic) », dénonce une association de défense des droits des immigrants. A l’encontre de la mouvance fondamentaliste, qui jouit, à Londres, d’une liberté d’expression unique en Europe, il est suggéré de « décourager » le recrutement de responsables religieux « qui n’ont pas vécu en Grande-Bretagne et qui peuvent avoir une connaissance très limitée de la société britannique et de nos valeurs fondamentales ». Et de leur substituer des imams qui manifestent une « compréhension et une appréciation de la culture britannique ». Par quels moyens ? Mystère. Le même texte appelle les « communautés », principalement originaires du sous-continent indien, à un « débat » sur les « mariages arrangés » - souvent forcés - avec des jeunes femmes choisies dans le pays d’origine. C’est un peu court. C’est déjà trop, pour certains.

« Il est regrettable de politiser le processus d’intégration, critique Don Flynn, au Joint Council for the Welfare of Immigrants. Prenez la notion de mariage arrangé : elle évolue avec les nouvelles générations. » Pour d’autres, la question n’a toujours pas été posée. « A la différence des Pays-Bas, le choix d’une société multiculturelle n’a jamais été débattu au Parlement ou dans un Livre blanc, regrette David Coleman, professeur à l’université d’Oxford. Et le remettre en question aujourd’hui, c’est s’exposer à être taxé de racisme. »

Par Jean-Michel Demetz, lexpress.fr