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L’officialisation de tamazight est possible

mercredi 31 mars 2004, par Hassiba

Pour le court terme tamazight, sous sa forme plurielle, peut être introduite dans des domaines réservés à la langue officielle : la justice, l’administration, l’école, comme moyen de médiation du droit, du savoir en début de scolarisation.

Parler d’imaginaire et de réel induirait une méprise quant à une certaine idée naïve de leur antagonisme. Beaucoup parmi les actes de l’homme en société sont le fruit d’abord de l’imaginaire perçu soit comme un stock d’images par rapport auquel les conduites sont déterminées, soit comme une représentation de la chose avant sa réalisation.
Dans les pays arabes, la représentation de soi, de la société, subit une mutilation grave du fait que l’imaginaire des gouvernants est submergé par l’idée de l’unique. Des expressions “comme un seul homme”, “la nation arabe”, “l’unité arabe”, “même peuple”, “même destin”, “la langue arabe”, de “fasaha”, “d’authenticité”... renvoient, confusément, et peut-être plus qu’on ne l’imagine, à l’idée de monothéisme, et l’on sait combien le polythéisme est violemment dénoncé et puni car perçu comme une menace de désintégration du corps propre.

L’unité du peuple et son authenticité sont perçues sous l’angle de l’unité de la langue, et celle-ci est nécessairement dans cette vision-là, la langue dite du Coran, fasîha et pure autant que l’auraient été les premiers Bédouins arabes informateurs des premiers grammairiens arabes qui ont institué la norme de “la langue arabe éternelle”. La réalité est que les sociétés arabes sont, pour nombre d’entre elles, multilingues et par moments multiconfessionnelles. Les pays du Maghreb sont plurilingues depuis toujours. Quant aux autres, ils ne parlent pas spontanément cette langue du Coran, elle-même étant une langue qui a absorbé les influences lexicales et culturelles des cultures et langues ayant eu des contacts avec elles : le latin, le grec, le persan et les autres langues sémitiques. Rachad Hamzaoui, linguiste tunisien, parle de fasahât (polynomie). Des langues autochtones y côtoient des langues étrangères sans conflit majeur, étant socialement affectées à des fonctions différentes souvent complémentaires.

La politique d’arabisation en Algérie visait la mise en œuvre, probablement inconsciente, de cet imaginaire arabe obsédé par l’unicité de Dieu, de la nation et de la langue.
Cette obsession de l’un allait jusqu’à la haine de soi, car factuellement ressentie en écart de l’image officielle à laquelle l’adhésion devait se faire et pour laquelle tous les moyens étaient mis en œuvre : l’école et la répression.
C’est une schizophrénie du pouvoir dont il voulait contaminer la population. Mais faut-il tout mettre au compte de la pathologie. Un pouvoir illégitime s’agrippe à des mythes, ici l’unité arabe et l’arabisation idéologique assumées comme un combat contre soi-même ; là-bas la cause palestinienne leitmotiv justifiant le totalitarisme et l’absolutisme des gouvernants.

L’échec de cette politique linguistique au Maghreb et au Moyen-Orient, aujourd’hui reconnue, qui a produit, comme l’eau qui stagne, des reptiles de l’esprit, n’a pas empêché que des détracteurs de cette obsession unificatrice (un des courants de revendication berbère), l’imitent contre la réalité la plus manifeste. Avec ses planificateurs linguistes “autoproclamés”, il oppose au monolinguisme de l’État, la reconnaissance du plurilinguisme des sociétés tout en s’efforçant d’imposer un monolinguisme berbère - tamazight (noter le singulier) - et s’emploie à lui construire les qualités requises à cet effet. L’enfermement dans cette posture sert tout juste à montrer aux tenants de l’arabisation que tamazight est aussi unifiée, qu’elle a des locuteurs natifs, qu’elle dispose d’un grand territoire (Tamazgha), qu’elle peut être utilisée dans l’enseignement des mathématiques... et vogue la galère de l’hypertrophie terminologique ressentie par les tamazightophones comme une véritable oppression qui a dénaturé leur langue millénaire. Le refus entêté du pluralisme manifeste des variétés de berbère, coexistant avec le français et l’arabe scolaire, ici aussi, lève le voile sur un aspect de l’imaginaire de nos sociétés travaillées par l’unique.

Sommes-nous seuls sur la planète en cette ère de mondialisation (V. s/d M. Ben Guerna et A. Kadri, Mondialisation et enjeux linguistiques, quelles langues pour le marché du travail en Algérie ? Cread, 2001) alors que l’anglais, armé de tous les atouts financier, intellectuel, et politique, transpire à la seule évocation de l’espagnol qui lui conteste de très près cette place de prédilection. Et que dire du français harcelé et contraint à la défensive sans perdre sa vitalité ? Que dire aussi de l’arabe scolaire qui a accusé des siècles de retard sans perdre de son prestige ? Il est vrai, néanmoins, que la mondialisation s’accompagne d’un certain réflexe de repli sur soi. C’est le “cocooning” des anthropologues américains dont la posture d’un parti comme celui du Front national français est la caricature (voir aussi l’Autriche, la Russie, l’Italie...).

Cette contextualisation permet de mieux positionner notre question : l’officialisation de tamazight comme langue nationale et officielle qui signifie son intronisation comme langue du pouvoir. Ni le Canada, ni la Belgique, ni la Catalogne ne sont pour nous de bons exemples, car notre formation sociale et historique n’est pas identique, sans oublier les désagréments que ces exemples eux-mêmes vivent (V. A. Dourari, Plurilinguisme et unité nationale, perspectives pour l’officialisation des variétés berbères en Algérie, in Plurilinguisme et identités au Maghreb, s/d de Foued Laroussi, Publications de l’Université de Rouen, n°233, pp 45-53), (A. Dourari, Pratiques langagières effectives et pratiques postulées en Kabylie à la lumière des événements du ‘Printemps noir’ 2001, in Insaniyyât, n°17-18 mai-déc. 2002).

L’enjeu en est la réhabilitation de l’identité historique d’un peuple et le retour du rationnel : remplacer la haine de soi, par l’amour de soi sans narcissisme. Ce ne sera que justice faite aux Maghrébins. Cette reconnaissance de soi permettra d’envisager les relations avec l’autre, ainsi défini, de manière plus sereine. Ces Maghrébins iront vers l’autre et se projetteront résolument dans l’avenir et non pas dans leur passé. Si ces peuples sont ancrés réellement dans un socle amazigh millénaire, la langue qu’ils parlent dans leur majorité est bien l’arabe maghrébin que le sociolinguiste algérien, Abdou El-Imam appelle le maghribi (v. Le maghribi, alias ad-dârija (La langue consensuelle du Maghreb), Dar Al-Gharb, Oran 2003). Cette langue native des Maghrébins s’est imposée par la seule force de la dynamique sociale et historique (v. Les malaises de la société algérienne, crise de langue, crise d’identité, Casbah, 2003). Elle représente, à côté de tamazight langue polynomique, l’authenticité et l’unité des Algériens mais, au-delà, celle des Maghrébins. Elle est le véritable ciment de l’unité de ces peuples car s’y sont mêlées les langues que cette contrée a connues depuis les Aguellids et plus fortement depuis Massinissa, le premier fondateur d’un noyau d’État algérien qui a duré plus d’un demi-siècle avant que Rome ne le détruise (V. Abdelghani Megherbi, Culture et personnalité algérienne de Massinissa à nos jours, Enal, OPU, 1986) Ce grand royaume avait le punique comme langue officielle (Mostefa Lacheraf, Des noms et des lieux, Casbah, 2000). Hassan Remaoun nous dit : “Pendant dix siècles (à partir de la fin du second millénaire avant notre ère et encore plus de la fondation de Carthage en moins 815) la Berbérie centrale reçoit les influences civilisatrices de l’Orient qu’apportèrent les marins de Tyr et de Carthage ...” La Numidie, entre la Moulouya et le Golfe des Syrtes, avait été unifiée au cours de la 2e guerre punique sous l’autorité d’un grand prince berbère Massinissa (V. s/d Hassan Remaoun, L’Algérie histoire, société et culture, Casbah, 2000, p 13). Ce punique qui suivait la zone d’influence de la civilisation punique dans tout le Maghreb, en Sicile, en Corse, en Sardaigne, aux îles Baléares et en Espagne, ex-Carthagène, (V. Abdou El-Imam, cité supra) en a préfiguré les contours.
L’algérien, variante du maghribi, fait de punique, d’arabe des Hilaliens, et du berbère auquel est venu se greffer encore le français, en est en quelque sorte la continuation.

L’islam souvent invoqué (nous sommes amazighs arabisés par l’islam) n’a pu avoir logiquement qu’une influence secondaire pour deux raisons : il s’est d’abord propagé dans les grands centres urbains et bien après la conquête de l’Afrique du Nord par les Hilaliens, les Banu Soleim et Banu Ma’qil, tribus turbulentes qui ne s’étaient pas encore soumises à l’islam. Rappelons-nous qu’Alger dans les années 1930 était encore à majorité kabylophone.
La politique d’arabisation imposée à l’Algérie et au Maghreb a produit des désastres dont les séquelles perdureront. Mais le volontarisme et l’échec qui l’ont caractérisée doivent servir de leçon. La nécessité d’une nouvelle politique linguistique, plus juste d’un point de vue de l’histoire, et plus rationnelle eu égard aux exigences de la réalité et de l’avenir, impose une prudence dans la démarche.

Aucun pouvoir non démocratique ne pourra régler cette question de manière consensuelle et juste au regard de la haine semée par la politique d’arabisation. C’est ainsi d’ailleurs qu’on pourrait expliquer pourquoi l’Algérie est le seul pays d’Afrique du Nord qui méprise son histoire, réduite à rien dans le système éducatif face à l’histoire du Moyen-Orient. (v. Hassan Remaoun).

La constitutionnalisation de tamazight langue nationale, comble du comble dans son propre pays, a nécessité le sacrifice de générations de militants depuis le document dit Idir al-Watani du PPA/ MTLD en 1949, (V. Actes du colloque sur le mouvement national et la revendication amazigh, HCA, 2002), le Printemps 1980 et ‘le Printemps noir 2001’ dont la blessure, toujours béante, a vu l’assassinat, par l’État, de 124 jeunes citoyens, resté à ce jour impuni. Quel pouvoir à travers la planète fait-il payer une telle facture-fracture pour reconnaître une évidence ?

La promotion de tamazight au rang de langue officielle de l’État a des implications sur la nature de l’État, de sa forme d’organisation et de la perception de soi dans les sphères d’appartenance historique, géostratégique, géopolitique et géoculturelle. Elle est liée aussi à des préalables objectifs relevant de l’aménagement linguistique de cette langue. La pluralité des usages linguistiques de tamazight, des attitudes glottopolitiques et sociolinguistiques des locuteurs tamazightophones du Nord et du Sud, des perspectives offertes par la langue, la concurrence à laquelle elle sera soumise dans son environnement - l’espace méditerranéen -, sont des facteurs qui doivent être pris en compte pour une politique linguistique démocratique.

Pour le court terme tamazight, sous sa forme plurielle, peut être introduite dans des domaines réservés à la langue officielle : la justice, l’administration, l’école, comme moyen de médiation du droit, du savoir en début de scolarisation...

L’urgence pour tamazight, que son pays et une partie de ses enfants ont injustement dédaignée, c’est de lui offrir un véritable centre académique pluridisciplinaire, à l’instar de l’Ircam (Institut royal de la culture amazigh) qui regroupe les meilleurs sociolinguistes, pédagogues et chercheurs, directement sous l’autorité du Palais royal du Maroc.

L’État algérien est, aujourd’hui, et avec le seul statut de langue nationale, contraint à la promouvoir. L’officialisation, dans le sens de son introduction dans certains domaines officiels est possible dès demain. Il faut cependant être patient pour que, une fois les hypothèques politique et symbolique levées, faire effectivement ce qui doit être fait pour une officialisation réussie et sereine loin du bricolage volontariste qui a caractérisé l’arabisation.

Pr A. DOURARI,
Professeur en sciences du langage, Département de traduction, U. d’Alger., Liberté