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L’islamisme, « l’ennemi utile » des Etats-Unis

mardi 3 mai 2005, par Hassiba

Si le système international devait être défini à travers l’acteur le plus influent et le phénomène suscitant le plus d’attention, Etats-Unis et islamisme répondraient à la description. Pris individuellement, ils occupent l’actualité. Approchés en commun, ils suscitent une polémique amplifiée par les attentats anti-américains du 11 septembre.

Combien de fois n’a-t-on pas entendu ou lu que « les Etats-Unis récoltaient les graines qu’ils ont semées en soutenant les mouvements islamistes » ? D’un autre côté, combien d’ouvrages, d’articles, de documentaires sont-ils diffusés sur « la guerre contre le terrorisme islamiste » ? Apparemment, les Etats-Unis auraient effectué un véritable tournant à 180°, passant du soutien à l’islamisme à la guerre contre lui. Les apparences étant souvent trompeuses et les choses plus complexes qu’elles ne paraissent, cette conclusion pourrait être précipitée.

Pourquoi l’islamisme devrait-il être réduit à l’un ou l’autre de ces statuts ? Une vision globale et dynamique du phénomène en interaction avec la politique étrangère des Etats-Unis ouvre une piste d’analyse dans laquelle l’analyse de l’islamisme s’inscrit dans un cadre fonctionnaliste.

Définition de la problématique

En d’autres termes, l’islamisme est appréhendé à travers les fonctions qu’il remplit dans la politique étrangère américaine. Afin de tenter de cerner les contours de cette fonction, quelques interrogations s’imposent : quel manque les Etats-Unis doivent-ils pallier pour retrouver leur statut hégémonique ? Comment les Etats-Unis exploitent-ils la perception duale dont l’islamisme est l’objet ? Comment les notions d’allié et d’ennemi sont-elles adaptées aux objectifs stratégiques des Etats-Unis ? A quoi l’idée selon laquelle les Etats-Unis ont toujours soutenu les mouvements islamistes est-elle due ? Les attentats du 11 septembre 2001 ont-ils remis en cause ce préjugé ? Une partie de la réponse à cette question est comprise dans la notion « ennemi utile ». Par « ennemi utile », nous entendons la menace définie qui, à travers son existence, son contenu, ses actions et ses objectifs, réalise ou permet de réaliser des objectifs déterminés. Objectifs que l’on ne pourrait pas ou plus difficilement réaliser sans cette menace. Pourquoi les Etats-Unis ont-ils besoin d’un ennemi ? Incommodé par un statut incertain (hyper-puissance, puissance impériale), les Etats-Unis sont en quête du statut hégémonique perdu à la fin de la guerre froide. Dans un contexte conflictuel, les Etats-Unis veulent apparaître comme un « gendarme ». Cela induit la possibilité de mener des interventions militaires « légitimes » avec ou sans l’aval onusien, avec ou dans d’autres partenaires internationaux.

L’islamisme, l’ennemi pratique

Pourquoi l’islamisme est-il le candidat idéal pour remplir cette fonction ? Plusieurs raisons répondent à cette question, certaines sont inhérentes au phénomène lui-même, d’autres impliquent des aspects liés aux Etats-Unis. En ce qui concerne la première catégorie, l’islamisme est lié à la sécurité internationale au sens global du terme en raison de son caractère transnational (réseaux flexibles, difficilement définissables), de la résurgence généralisée du phénomène et, enfin, de la montée tout aussi perceptible de l’antiaméricanisme. Dans Qui est l’ennemi ? (Commentary January 2002, site : danielpipes.org), Daniel Pipes, l’ennemi des Etats-Unis est « l’islamisme militant », assimilé à la révolution iranienne. Sa dangerosité est liée à « sa ferveur idéologique, sa portée, son ambition et sa capacité à résister ». Ambition qui fait de lui le « seul rival de la civilisation occidentale et son successeur inévitable ». Recourant à la nature transnationale non pyramidale de la mouvance islamiste mondiale, il explique que le premier cercle comprend Ousama Ben Laden et ses semblables, Al Qaïda et le réseau des autres groupes violents qui s’inspirent de l’idéologie islamique militante.

Baptisé « Islaminterm », le réseau comporte des variantes chiites et sunnites de l’Afghanistan à l’Algérie, en passant par l’Argentine et l’Indonésie. Ce cercle comporte quelques milliers de membres. Le second cercle comprend des militants favorables à la vision radicale et utopique d’Al Qaïda sans en faire directement partie. Selon les données électorales, les enquêtes et les données partielles et l’opinion d’observateurs chevronnés, poursuit-il, cet élément islamiste représente 10 à 15% de la population musulmane totale d’un milliard de personnes, soit environ 100 à 150 millions de personnes dans le monde. Le troisième cercle comprend les musulmans n’acceptant pas la totalité du programme des islamistes mais qui sont d’accord avec son antiaméricanisme fondamental. Deuxièmement, l’islamisme est perçu comme une menace car assimilé à l’antiaméricanisme dont il est accusé d’être le promoteur ou le bénéficiaire, à travers un processus de diabolisation des Etats-Unis. Dans Islamists and antiamericanism (Middle East Review of International Affairs, vol. 7, n° 4), Reuven Paz écrit que la culture terroriste islamiste est pyramidale. La base est constituée de l’ensemble d’activités modérées et non violentes à travers les associations, les instituts, les écoles...

Le milieu de la pyramide renferme quelques éléments en quête de pouvoir, de revanche, prêts à faire usage de la violence. Ces éléments sont consolidés et unifiés par la création de l’ennemi commun, à savoir les Etats-Unis. La guerre contre cet ennemi est perçue comme une guerre asymétrique d’autodéfense. Le terrorisme y est donc admis et autorisé ainsi que l’aurait démontré la fatwa du Saoudien Shaykh Hammoud Al Uqla Al Shu’aybi, la première à avoir légitimé les attentats du 11 septembre. Quant à Daniel Pipes, l’un des plus farouches opposants à l’islamisme, il estime que l’antiaméricanisme est présent dans tout l’éventail politique (laïc comme Saddam Hussein, gauchistes du PKK kurde, arabiste comme Muammar Kadhafi), oubliant de préciser que les divergences politiques concrètes sont à l’origine de ces adversités conjoncturelles. « Les enquêtes d’opinin nion fiables dans le Monde arabe n’existent pas, mais mon évaluation est que la moitié des musulmans, soit 500 millions de personnes, a plus de sympathie envers Oussama Ben Laden et les taliban qu’envers les Etats-Unis », conclut-il.

Les Etats-Unis et leur besoin d’ennemi

Dans la seconde catégorie, deux éléments expliquent les raisons de l’existence d’une perception américaine négative à l’égard de l’islamisme. Il s’agit de la place qu’occupe l’ennemi dans la politique américaine et du contenu de ce que les Américains définissent comme « l’islamisme radical ». Commençons par le premier élément, l’importance de l’ennemi dans la culture politique américaine. La notion d’ennemi -notamment intérieur- constitue la base historique de la fondation des Etats-Unis, ce pays fondamentalement pluriculturel et multiracial.

Au niveau interne, le premier ennemi fut le « peuple sans terre », combattu au fil des siècles, exterminé de façon préméditée, jusqu’à le réduire à moins de 2% de la population totale, cantonnés dans des réserves. Après le retrait des forces européennes, cette nouvelle entité politique resta menacée au sein même de son territoire par les populations indiennes. L’ennemi indien qu’avaient combattu les premiers immigrants devenait, après la déclaration d’indépendance et pendant toute la durée de la conquête de l’Ouest, un ennemi multiple pour les nouveaux occupants, un frein à l’expansion du territoire colonisé, mais aussi un affront à ce qui était considéré comme la « mission civilisatrice » et les « idéaux politiques et religieux américains ». Ces deux derniers éléments évoluèrent en concomitance, en droite ligne de la problématique de la politique et du bonheur, développée depuis les premiers philosophes de l’Antiquité et reprise par la majorité des courants philosophiques du XVIIIe siècle. Les missions religieuses se multiplièrent au rythme des colonisations avec en toile de fond un attachement à la loi naturelle et aux droits naturels hérités de l’Antiquité (la justice ou le droit, que l’on retrouve dans la nature, sont inhérents à la structure de l’univers et doivent être les bases de la loi de l’Etat). Associée à la notion d’universalisme apportée par l’héritage calviniste, cette nouvelle approche légitima la construction de l’Etat-nation moderne et les destructions causées.

Ne partageant pas la définition américaine du bonheur et de l’Etat naturel (religion polythéiste, absence de propriété, refus de la richesse), les autochtones furent d’emblée exclus de l’idéal américain. Le second fut paradoxalement européen, en raison de ce lien quasi organique entre le « nouveau » monde et les puissances européennes colonisatrices. Ainsi Français, Anglais ou Espagnols qui se combattaient sur le Vieux Continent ont-ils souvent vu leurs guerres prolongées entre colons interposés sur le continent américain. Ainsi que l’explique Emmanuelle Gallin dans Réflexions sur le XXIe siècle, l’ennemi universel ou la condition de l’élargissement, les principes appliqués à l’échelle intérieure le furent tout autant au niveau de la politique étrangère. Ainsi l’universalisme des valeurs américaines (notamment le WASP) justifie-t-il la politique expansionniste des Etats-Unis (installation de missions en Asie, aux Philippines, en Chine et au Japon et annexion d’îles, comme Hawaii). Contrairement à l’expansionnisme européen, l’expansionnisme américain n’eut, globalement, pas d’ambitions territoriales. Ce fut et demeure un expansionnisme idéologique et politique avec une extension économique comprise dans les deux premiers aspects. Les Etats-Unis craignent les changements politiques et sociaux au-delà de leurs frontières et les politiques expansionnistes créent des zones d’influence dans lesquelles ils seront exclus. Ainsi les révolutions survenues en Russie et en Chine inquiétèrent les Etats-Unis à l’instar d’ailleurs des victoires japonaises sur la Chine en 1894 et sur la Russie en 1905. Victoires associées à des velléités expansionnistes du Japon rivalisant avec les ambitions américaines dans le Pacifique. Aussi la définition géographique de l’ennemi est-elle éphémère, puisqu’elle correspond à la durée nécessaire de l’établissement de l’influence américaine sur le pays.

Quelques illustrations

Abordons enfin les raisons pour lesquelles l’establishment politique et universitaire américain évoque le danger de « l’islamisme radical ». De l’avis de certains cercles influents américains, la très large résurgence de l’islamisme est moins liée à des facteurs politiques conjoncturels qu’à des aspects théologiques structurels.

Ainsi selon David Cook, (L’Apocalyptisme Musulman Contemporain, Religioscope, 21 avril 2002), les musulmans se sont récemment illustrés dans des prédictions apocalyptiques. La première concernait l’an 2000, date à laquelle un événement majeur devait se produire telle que la destruction du Dôme du Rocher à Jérusalem. Une autre prédiction sur l’achèvement du monde en 2076, l’an 1500 de l’ère musulmane. Un troisième groupe de calculs apocalyptiques part de la fondation de l’Etat d’Israël et du nombre d’années d’existence de l’Etat d’Israël. Ces écrits ont évidemment été condamnés par les autorités religieuses. Sont-ils pour autant source d’inspiration pour les adeptes du « djihad » ? Le professeur Pierre Lory estime que beaucoup d’entre eux sont d’orientation millénariste. D’où les attentats suicide et le peu d’attachement à la vie terrestre.

Pour sortir du cadre théorique et aborder les cas concrets illustrant cette relation d’« ennemi utile », citons brièvement deux grands contextes. Le premier relève du contexte conflictuel et concerne deux grandes régions. Au Proche-Orient, la mouvance islamiste opposée au processus de paix remplit deux fonctions capitales, à savoir renforcer la cohérence israélienne interne et justifier le maintien de la supériorité militaire de ce même pays. Dans la stratégique région eurasiatique, l’islamisme impose la lutte antiterroriste. Aussi permet-il de soutenir des régimes en proie à une opposition islamiste armée et de lutter contre les camps d’Al Qaïda. Ces deux actions représentent des moyens de remporter le « Grand jeu » et de gérer les rapports de force régionaux.

Quant aux attaques du 11 septembre, elles permettent d’exploiter cet ennemi utile pour consolider le leadership américain. Cet événement a, en effet, créé un pouvoir de cooptation qui a engendré un consensus interne et la victoire du réalisme offensif. Il a également boosté les mécanismes de coopération sécuritaire et les projets de réorganisation du Grand Moyen-Orient. Qu’en sortira-t-il, un leadership, une domination ou une hégémonie américaine ?

Par Louisa Aït Hamadouche, latribune-online.com