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Gordon Brown, l’architecte de la croissance britannique

vendredi 6 mai 2005, par Stanislas

Chancelier de l’Echiquier depuis huit ans, un record, Gordon Brown est l’artisan de la prospérité actuelle.

Gordon Brown ne

Gordon Brown

sera jamais le plus jeune premier ministre du Royaume-Uni. Cette distinction est, pour longtemps, l’apanage de Tony Blair, un ami de vingt ans, mais aussi un rival inflexible et contrariant de l’ambition dévorante qu’il a de lui succéder à Downing Street. En attendant l’échéance de 2010 - peut-être -, le chancelier de l’Echiquier se console en accumulant les statistiques flatteuses. Il affiche à son actif une longévité sans précédent au poste malaisé de grand argentier qu’il occupe depuis huit ans. Et surtout une inflation et des taux d’intérêt à leur plus bas niveau depuis quarante ans, sans oublier un taux de chômage en chute. L’homme symbolise la plus longue période de stabilité et de croissance économique du royaume depuis 1701. Gordon Brown ne manque d’ailleurs pas de dire tout le bien qu’il pense de sa propre réussite. En affichant un dédain ostensible à l’égard des économies « chlorotiques » du continent, une franche aversion pour la Banque centrale européenne et une mésestime persistante pour l’euro. Le chancelier n’est pourtant pas fondamentalement eurosceptique.

Il trouve même des vertus à l’Union européenne. Mais il aime à pointer le doigt sur ses scléroses, son incapacité à se conformer aux exigences du temps, sa paresse à innover. Il la voudrait un peu moins « vieille Europe » et beaucoup plus britannique dans son approche pragmatique de la réalité. Chacun de ses budgets est, d’ailleurs, l’occasion, pour lui, de comparer les réussites du royaume et les insuccès des grands pays de l’Union, sous les vivats des élus travaillistes de la Chambre des communes.

Bien sûr, il entre de l’orgueil et même une certaine morgue dans cette posture. Mais, pour le chancelier, il y a surtout la volonté d’illustrer les vertus de la politique comme outil « au service des valeurs du progrès ». « Un politicien socialiste qui réussit est celui qui promeut la cause de son parti et utilise le pouvoir pour transformer la société », dit-il. Cette conviction que la politique est au service de l’homme, et non l’inverse, ce rejeton d’un pasteur de l’Eglise presbytérienne d’Ecosse l’a acquise dès l’enfance. Au début des années 60, Kirkcaldy, dans la région de Fife, en Ecosse, où il grandit, les grandes industries minières et textiles déclinent rapidement. Il observe les ravages du chômage sur les communautés locales avec une indignation adolescente devant l’inertie du Parti conservateur au pouvoir.

A 12 ans, il décide d’entrer en politique et fait du porte-à-porte lors des élections législatives de 1963, en faveur du candidat travailliste qui se présente, dans sa circonscription, contre sir Alec Douglas-Home, le chef de file du Parti conservateur. Dans le journal écrit à la main et publié par son frère, il plaide en faveur d’« un gouvernement crédible pour servir nos intérêts en Europe et dans le monde ». Il n’y a pas si longtemps, ajoute-t-il, « le monde nous regardait comme une puissance forte. Aujourd’hui, notre seul espoir de survie dans une ère dominée par le pouvoir nucléaire réside dans des relations étroites avec nos alliés occidentaux plus forts ». Il a 12 ans !

Non qu’à cet âge tendre il n’ait pas les occupations de ses semblables. Il aime le sport, joue au football et au rugby où il excelle. Simplement, il a des préoccupations d’enfant précoce qui grandit dans une société bouleversée. « Dès cette époque, je pensais au plein-emploi et à la prospérité pour tous, pas seulement pour quelques-uns », explique-t-il. La foi presbytérienne dans la solidarité, le service des autres, le sens du devoir et la culture familiale qui place le labeur au-dessus de tout laissent sur le jeune Gordon Brown une empreinte indélébile. « Pour lui, le travail est bon pour le salut de l’âme, ce qui veut dire que la sienne n’est pas en danger », remarque Paul Routledge, l’un de ses biographes, admiratif de sa capacité de travail.

Intellectuellement très doué, le jeune Brown suit une filière scolaire intensive qui le propulse, boursier, à 16 ans, à l’université d’Edimbourg. De brillantes études d’histoire n’entravent pas son goût de la politique, au contraire.

Après avoir enseigné quelque temps à l’université, il travaille à la télévision écossaise comme producteur et journaliste sur les questions sociales. Le capitalisme, la flexibilité, les vertus du marché le tentent peu. Les iniquités qu’il décèle dans la société, en 1975, le rapprochent de Gramsci, théoricien italien du communisme. Il flirte avec les nationalisations et les interventions d’Etat. Une erreur, dit-il aujourd’hui, qui résulte d’une « confusion » née à l’issue de la grande dépression des années 30 selon laquelle « l’intérêt public et donc l’emploi et la prospérité sont mieux servis par la propriété publique des moyens de production et la réglementation ». Sans doute, l’époque de pré et d’après-guerre mondiale a pu justifier ce concept, consent-il. Mais la situation, aujourd’hui, à l’enseigne de la globalisation, a radicalement changé.

En 1977, en tout cas, il accède à la direction collégiale du Parti travailliste d’Ecosse dont il deviendra le président six ans plus tard. Gordon Brown est un jeune homme pressé d’accéder au pouvoir « pour exprimer les valeurs auxquelles il croit ». Elu au Parlement de Londres en 1983, en même temps que Tony Blair, avec qui il partagera le même bureau au palais de Westminster, il s’inquiète des dérives gauchistes du Labour. L’utopie est stérile quand l’impuissance qui la sous-tend conduit aux oubliettes de l’Histoire. « Trop d’impôts, trop de bureaucratie, trop de collectivisme, trop de pouvoir syndical » ont indisposé les Britanniques. Les conservateurs se sont installés au pouvoir pour dix-huit ans, d’abord avec Margaret Thatcher comme figure de proue.

Avec Neil Kinnock, John Smith, l’économiste écossais, son mentor à Londres, et Tony Blair, Gordon Brown est partisan d’une réforme en profondeur de la gauche britannique pour la rendre éligible. Chargé du Trésor d’abord, puis de l’ensemble des finances dans l’opposition, Gordon Brown prône la rigueur budgétaire auprès de ses collègues, l’aggiornamento de l’Etat providence, la non-intervention du gouvernement dans les secteurs sans avenir et les encouragements aux grandes corporations privées créatrices de richesse. « L’intérêt national n’exige pas une confrontation entre public et privé. Il demande qu’ils travaillent ensemble », explique-t-il.

Un discours qui n’est pas encore populaire, il s’en faut, dans le parti. Alors, en 1994, quand il s’agit d’élire à la tête du parti un successeur à John Smith, mort brutalement d’une crise cardiaque, Gordon Brown, parce qu’il connaît à fond les rouages et la sociologie du parti, sait qu’il n’a aucune chance d’accéder au leadership. En outre, son manque de charisme et sa tendance à répéter inlassablement les mêmes slogans font dire de lui qu’il a « le charme et la conversation d’un coucou suisse ». Tony Blair, moins austère que lui, meilleur communicateur, et mieux entouré aussi, s’impose. Gordon Brown est convenu de ne pas se présenter contre lui mais il en conçoit un grand ressentiment qui dure encore.

Les deux « amis » se sont accordés autour d’un dîner au restaurant Granita, à Islington, un quartier « branché » au nord de Londres. A Blair, la direction du parti et du gouvernement, si le Labour obtient la majorité au Parlement aux prochaines élections ; à Brown, le département des finances avec des pouvoirs étendus sur plusieurs ministères, Santé, Affaires sociales, Education.

Se sont-ils accordés sur un passage de flambeau de Blair à Brown, à un moment donné d’un deuxième mandat de gouvernement ? L’entourage du chancelier l’affirme. Celui de Blair le conteste. Toujours est-il que l’ambition contrariée de M. Brown et les éclats publics qu’elle suscite par entourages interposés empoisonnent ses relations avec le premier ministre. Son activité aux finances, où il bénéficie de la plus grande autonomie, n’en est pas affectée pour autant. En attendant le « top job », Gordon Brown poursuit le redressement économique du pays.

Le socialiste des années 70 s’est mué en « méritocrate », considérant que, « si la redistribution en faveur des plus démunis est nécessaire, elle ne doit pas favoriser l’exil des créateurs de richesse vers des pays à basse pression fiscale ». Atlantiste passionné plus qu’europhile, « il fait le même calcul que Tony Blair, selon qui le Royaume-Uni doit être très proche de la Maison-Blanche quel qu’en soit le locataire », assure David Clark, ancien conseiller politique du Foreign Office.

La politique demeure sa grande passion. « C’est plus qu’une bataille pour accéder au pouvoir, dit-il. C’est un jeu perpétuel dans lequel les principes sont simplement les servantes de l’ambition. »

Par Jacques Duplouich, lefigaro.fr