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Falloudjah, l’autre visage de l’Aïd

mardi 16 novembre 2004, par Hassiba

Sur le chiffre de 1.200 morts à Falloudjah, les Américains retiennent la statistique d’une opération réussie, comparé à leurs 38 soldats tués, les Irakiens officiels parlent de la « facture » malheureuse d’une opération d’ordre, les résistants y voient une guerre de propagande pour les démoraliser et le reste des Arabes, le bilan d’un massacre à huis clos, teinté de l’émotion d’un drame collectif, en ces jours de l’Aïd.

L’assaut contre la ville de Falloudjah a été mené dans un huis clos presque parfait. Les seules images parvenues à l’opinion seront celles des caméras embarquées sur les chars de la force multinationale, montrant des soldats américains tirant sur des bâtisses douteuses et de lointaines explosions presque esthétiques. Le scénario voulu est celui d’une opération de « nettoyage » propre, sans cadavres, ni scènes horribles.

Les caméras indépendantes, notamment celles d’El-Jazeera interdites par les autorités irakiennes et celles d’El-Arabiya « clouées » par un curieux attentat qui a visé leurs bureaux dernièrement en Irak, sont cette fois-ci absentes. Elles ont été pour beaucoup, lors de la première tentative de reprise de cette ville, il y a quelques mois, dans l’élan de mobilisation irakienne et internationale en faveur de cette ville, ou du moins en faveur d’une solution négociée qui puisse éviter le massacre de civils. Il faut y ajouter aussi la prudence pré-électorale d’un George Bush qui a, aujourd’hui, les mains libres et le « casier judiciaire » de cette ville, présentée comme une capitale pour les groupes de Zarqaoui, un mauvais exemple d’une rébellion « sunnite » extrémiste et comme un repère de « barbarie » conforté par les vidéos cycliques des égorgements d’otages sous les sabres des « milices » d’un Ben Laden local.

Cette fois-ci l’assaut contre cette ville, tout à fait moyenne, a été bien « ficelé » : l’opération est autorisée par le chef du gouvernement irakien lui-même, lui conférant même les apparences d’une opération de police et d’une mission d’ordre public face à des insurgés et des « combattants arabes » infiltrés. Pour conditionner une opinion d’abord américaine puis internationale qui risquaient d’être choquées par le lourd bilan des morts attendu par les militaires américains, Rumsfeld, le secrétaire d’Etat à la Défense, a très tôt fait de préciser que « l’opération » de Falloudjah sera longue et risque même de prendre des jours.

Même après la conquête partielle, le maillage médiatique de l’opération a été habile : en contrepoids des chiffres des pertes civiles qui va remonter à la surface tôt ou tard, Falloudjah est « vendue » comme une sorte de Kaboul en miniature, tombée sous l’emprise de radicaux islamistes, régie par une sorte de théocratie guerrière où les coupables d’infractions étaient battus, emprisonnés, torturés et même égorgés sur de simples soupçons. Les agences de presse se sont même fait l’écho des prisons et chambres de tortures construites dans des maisons, recelant des corps brûlés, mutilés et décomposés, qui « montrent l’image effrayante d’un régime implacable imposé durant huit mois par les islamistes à Falloudjah ». Selon les même sources et d’après les témoignages des habitants, il était interdit de vendre de la musique, des cassettes vidéo et bien sûr de l’alcool dans cette ville. Les contrevenants étaient flagellés, alors que les personnes soupçonnées de collaboration avec les Américains étaient liquidées, explique-t-on. L’image n’est peut-être pas totalement fausse, mais elle ne rapporte qu’une facette de la quotidienneté des habitants de Falloudjah, coincés entre des résistants ayant complètement basculé vers des formules extrêmes pour garder cette ville de repli, et les forces américaines dont foncièrement ils refusaient la présence occupante. Le résultat en fut une absolue prise en otage de la population de Falloudjah. Sans image, l’assaut mené contre cette ville qui occupa l’actualité comme une sorte de symbole du bourbier irakien et comme un pari politique que les Américains et les autorités intérimaires irakiennes veulent réussir comme un message aux autres foyers de « rébellion » avant les élection de janvier prochain, cet assaut reste aussi sans chiffres fiables.

Selon l’armée américaine, l’opération a fait 1.200 morts côté « rebelles » et seulement 38 soldat Us tués et 275 blessés, sans autres précisions sur les pertes de l’armée irakienne « régulière ». Un bilan que, d’une part, des sources de la « résistance », interrogées par El-Jazeera, affirment être « exagéré » pour démoraliser la résistance et que, d’autre part, d’autres témoins affirment être en-dessous de la réalité, vu le nombre de civils qui étaient encore coincés dans cette ville durant les cinq jours de l’opération, toujours en cours. En l’absence de témoignages directs, les convois humanitaires, notamment le Croissant-Rouge irakien, n’étant pas encore autorisés à pénétrer dans la ville où les accrochages deviennent plus virulents autour des dernières tranchées de replis, personne n’ose avancer un chiffre plausible sur le nombre de civils morts par effets « collatéraux ».

L’autre drame reste aussi celui des habitants ayant fui les opérations et ayant évacué la ville sans assurance de soutien logistique en attendant la fin des batailles. Une véritable crise humanitaire dont on parle peu aujourd’hui, les regards étant braqués sur les combats. L’actualité étant, aujourd’hui, à une sorte de myopie organisée qui trouve, par exemple, à s’interroger sur le cadavre d’une femme « de type caucasien et ayant des cheveux blonds », amputé des bras et des jambes et à la gorge tranchée et qui captive l’attention parce qu’il pourrait s’agir d’une étrangère occidentale victime des groupes de Zarqaoui. Un intérêt qui ne semble pas toucher les dizaines d’autres cadavres de morts « locaux », encore sans sépultures et qui jonchent toujours les rues de la ville. Une disproportion d’intérêts et d’attention qui ajouta à l’émotion très vive que provoqua cet assaut contre une ville irakienne, à la fin du Ramadhan et durant les deux jours de la fête de l’Aïd.

Outre l’exemple de Falloudjah, le nettoyage américain semble se mettre en place pour assurer la même « paix » pour d’autres villes irakiennes comme à Moussoul, Ramadi, Samarra, Latifiyah et Baâqouba où un raid de l’aviation américaine a fait 20 tués, hier.

Par Kamel Daoud, Le Quotidien d’Oran