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Enquête chez les sous-traitants de Sonatrach

mardi 22 juin 2004, par Hassiba

Le 22 février 2004, à la veille de la visite de Abdelaziz Bouteflika, alors en campagne prématurée pour l’élection présidentielle, la ville de Ouargla, réputée jadis parmi toutes les villes du Sud pour son calme légendaire, sort de sa torpeur.

Comme en Kabylie, ses habitants, pour la plupart des jeunes, dont de nombreux chômeurs, investissent la rue pour “déverser leur bile” contre la malvie, le désarroi et l’ostracisme dont ils s’estiment frappés. Leur principale revendication : avoir une place au soleil dans ce pays, “leur pays”, surtout à Hassi Messaoud, ce “Texas” algérien, situé à quelque 80 km de leur ville, riche et dont la réputation a dépassé les frontières mais qui ne profite, selon eux, qu’aux gens “venus du Nord”.

Aujourd’hui, encore beaucoup parmi eux ne s’expliquent toujours pas ce paradoxe de vivre l’enfer dans ce qui est perçu par tous comme un Éden. Pris de panique et face au risque de contagion d’autant que le pays s’apprêtait à vivre un rendez électoral capital, le gouvernement dépêche deux ministres pour éteindre le feu qui couvait au pays du pétrole. Première mesure : le gel des activités des sociétés de mise à disposition du personnel, communément appelées sous-traitants. Avec un fonctionnement sujet à suspicion, où les dessous de table faisaient office de règle, ces compagnies se chargeaient de recruter pour le compte des sociétés implantées à Hassi Messaoud. On l’aura sans doute deviné, beaucoup y atterrissent par affinité régionale, par pots de vin, par l’appui grâce aux relais dans les corridors opaques de la bureaucratie ou pour les plus chanceux par le fait du hasard. Mais combien par compétence ? On ne le saura jamais.

Le 14 mars, une circulaire signée par Ahmed Ouyahia, chef de l’Exécutif, somme les walis de plusieurs wilayas du Sud de geler les activités de ces compagnies et intime l’ordre aux employeurs de passer désormais leurs offres d’emploi à travers l’Agence nationale de l’emploi (ANEM) dont une antenne régionale est implantée dans le quartier de M’khadma, dans la périphérie de la ville de Ouargla. Et dans sa substance, il est suggéré clairement que désormais la primauté du recrutement doit être accordée “aux gens du sud”, soit les chômeurs d’Adrar, de Ouargla, de Ghardaïa, d’El-Oued... Premier dégât collatéral de la circulaire : près de 164 travailleurs du groupement Berkine (association Sonatrach-Anadarko), dont les contrats passés avec des compagnies de mise à disposition du personnel expirent à la fin du mois en cours, risquent de renter chez eux. Pour cause, ils devraient reformuler leur demande de recrutement par le biais de l’ANEM et dont le “filtre géographique” risque de les desservir. D’ores et déjà, ils vivent “la nuit du doute”, avec cette terrible angoisse des lendemains incertains. Mais eux, sont formels : ils sont victimes de la “ségrégation et du régionalisme”.

Dans une lettre adressée à Ahmed Ouyahia dont des copies ont été transmises également au président de la République, à l’UGTA, au ministre de l’Énergie, Chakib Khelil, et au Parti des travailleurs (PT) datée du 2 juin dernier, ces travailleurs sur lesquels est suspendue l’épée de Damoclès, accusent le wali de Ouargla d’être derrière “la décision de leur mise à l’écart” au motif qu’ils “ne sont pas issus de la région”. “Le bureau de main -d’œuvre de Ouargla a été proposé comme alternative à la sous-traitance. À notre grande stupéfaction, nous apprenons que le wali de Ouargla a bel et bien décidé de mettre fin aux contrats du personnel activant au sein du groupement Berkine issu du Nord du pays”, notent-ils.

Après avoir rappelé que ces personnes, qui seront renvoyées, ont été recrutées depuis plusieurs années sur la base de critères rigoureux de compétence, qu’ils occupaient des postes organiques, ces travailleurs ajoutent encore : “Il est à mettre en évidence que les décisions des responsables de la wilaya de Ouargla vont à l’encontre des instructions et aspirations du gouvernement. Sinon comment peut-on imaginer un instant dans l’Algérie de 2004 remplacer un Algérien par un autre sur la base de régionalisme ? Par ailleurs, nous portons à votre connaissance que le seul et unique argument avancé par le wali de Ouargla, pour justifier notre exclusion, est le fait de ne pas appartenir à la wilaya de Ouargla”. D’où cette interrogation, à leurs yeux : “Ne croyez-vous pas qu’une raison pareille est une atteinte à l’unité nationale ? N’est-elle pas un appel à la ségrégation ?” “Le wali devra comprendre qu’il n’est pas censé ni légitime de régler le problème du chômage dans sa wilaya aux dépens de simples citoyens venus d’autres contrées de cette grande Algérie”, estiment-ils.

En guise d’arguments aux motivations de leur missive, ils concluent : “Nous nous sommes adressés à vous pour la simple raison que nous sommes victimes de la mauvaise interprétation de votre circulaire d’une part et pour nous protéger de la hogra, d’autre part...”. Pourtant le wali, lui s’en défend. Il affirme que “la décision a été concertée et qu’il n’a fait qu’appliquer la loi”. “Le problème se situe à leur niveau”, dit-il non sans lâcher cette phrase révélatrice des inquiétudes sur ces chômeurs qu’il doit désormais surveiller comme du “lait sur le feu”. “Pourquoi les gens ne pensent pas aux chômeurs de ma wilaya ?” Face à l’intransigeance des autorités locales, les travailleurs du groupement Berkine attendent toujours, à la veille de l’expiration du contrat, un hypothétique geste des hautes autorités du pays. En proie au désarroi, ils ne savent plus à quel saint se vouer. À qui la faute ? Sans doute au pétrole, cette “Algérie utile” qui n’apporte pas que le bonheur, mais divise aussi... ses enfants.

Les travailleurs du groupement Berkine

“On va brûler nos cartes d’identité”

Un grand nombre de contractuels, originaires du Nord, mais exerçant parfois depuis plus de dix ans dans la région, risquent de faire les frais de la nouvelle réglementation. La colère enfle aujourd’hui dans la communauté nordiste.

“On n’est plus des Algériens, on va brûler nos cartes d’identité.” Celui que ses amis appellent “l’ancien” pour sa longue expérience passée dans la société a du mal à contenir sa colère. Les yeux fixés sur le mur qui clôture l’entreprise, sous un soleil qui vous donne étrangement l’impression d’être accroché au-dessus de vos têtes comme une lampe à pétrole, il ne réalise toujours pas si, dans quelques jours, il va quitter ce “petit morceau d’Amérique”, pour paraphraser Mimouni. Entre lui et Hassi Messaoud, ce territoire qu’il faut gagner après une longue traversée du... désert, muni d’un laissez-passer, ces fameux sauf conduits instaurés au faîte des années de violence et qui avaient fait couler beaucoup d’encre, il y a une histoire. Une histoire qui a fini au fil des ans par se transformer en... histoires. En plus du risque de perdre son job après plus d’une décennie de service, il doit aussi penser à sa femme hospitalisée lorsqu’elle apprit la mauvaise nouvelle, et “sa nichée” de mômes qui “végètent” dans un chalet à la périphérie d’Alger, puisque le Nord aussi qui l’a vu naître n’a pas été tendre avec lui après le séisme de l’an dernier. “Ils sont en train de semer la fitna !” dit-il, l’air désemparé. Comme ses compagnons d’infortune, il n’accuse pas le groupement, mais se dit victime de la circulaire d’Ouyahia. “Dans ce cas, qu’ils arrêtent les gens du Sud qui travaillent au Nord”, peste-t-il. Mais il n’ y a pas que lui qui s’interroge de quoi sera fait demain.

Il y a aussi ce travailleur originaire de Tébessa, qui a requis l’anonymat de “crainte de représailles”, dit-il, père de six enfants, “sommé” de quitter les lieux dans quelques jours après sept longues années de loyaux services. “On ne m’a jamais reproché quoi que ce soit”, se rappelle-t-il amèrement. Un autre pourtant originaire de Djelfa se demande encore, lui qui a à charge une “smala” de 17 personnes, pourquoi il est le seul à faire les frais de la mesure. “Je suis le seul touché, le reste des travailleurs originaires de Djelfa vont être gardés”, se plaint-il... Irascible sur les bords, cinquante-deux printemps déjà consommés, père de trois enfants, Djamel, originaire de Skikda, lui, maudit ce pays qui, comble de l’histoire, pour résorber le chômage sacrifie l’appartenance géographique. “La révolution, clame t-il, a été menée pour que l’Algérie soit libre entière. Les aînés ont refusé la division. Aujourd’hui, ils veulent diviser et créer la fitna.” Il était même prêt à partir si les motifs ne procédaient pas, à ses yeux, de la “ségrégation”. “Si l’entreprise était en difficulté, on aurait été prêt à partir, mais par régionalisme on n’accepte pas.” “Y a une mauvaise interprétation de la circulaire”, estime-t-il. Et notre bonhomme de se hasarder dans les méandres de la politique. “Le chef de l’État parle de réconciliation nationale et de création d’emploi, on aimerait bien comprendre...”, s’interroge-t-il, un tantinet perplexe.

Suspendu à la décision du wali

En tout et pour tout, ils sont près de 164 sur un ensemble de 461 personnes “sous-traitées” du groupement lequel emploie près de 900 personnes. Le gros du contingent qui va garnir les rangs des chômeurs était sans qualification.

Certains travaillaient comme gardiens, d’autres comme manœuvres et d’autres enfin comme chauffeurs. Mais il y a aussi des cadres qui sont touchés ou qui risquent d’être touchés par la mesure, comme cette jeune fille originaire de Béjaïa, qui ignore encore son sort. “On ne nous a pas encore notifié. On est suspendu à la décision du wali”, témoigne-t-elle. Logé comme elle à la même enseigne, un autre cadre explique qu’“il n’est pas aisé de les remplacer car ayant reçu une formation spécifique au sein du groupement”. “Nous revendiquons nos droits d’Algériens. Hassi Messaoud appartient à tous les Algériens”, dit-il. Pour autant à se fier à leurs témoignages, l’administrateur adjoint du groupement a réuni ces travailleurs et les a assurés que sa hiérarchie basée à Londres a envoyé une missive aux autorités pour plaider leur cause. Et eux-mêmes ne manquent pas de s’adresser aux autorités.

Ce samedi encore, ils ont adressé une lettre au wali dans laquelle ils réaffirment avoir été victimes de la mauvaise interprétation de la circulaire d’Ouyahia. “(...) à notre grande stupéfaction, l’interprétation de celle-ci s’avère erronée, car à aucun moment cette circulaire n’a stipulé le renvoi du personnel en place pour son remplacement par les gens de la région de Ouargla.” “Sommes-nous condamnés au chômage et à la misère du fait de notre appartenance au Nord ?” s’interrogent-ils. Dans un ultime espoir, ils implorent le premier responsable de la wilaya : “Nous sommes persuadés que des solutions équitables et rationnelles existent bel et bien. Il est plus que vital de songer à explorer toutes les options et voies possibles pour aboutir à une issue qui évitera aux uns comme aux autres la paupérisation et le désespoir.” “La solution réside dans la concertation avec l’ensemble des partenaires sociaux et professionnels et à tous les niveaux”, suggèrent-ils. En attendant un hypothétique retour d’écho, ils ruminent l’angoisse, l’œil rivé sur l’horloge qui indique le temps qui les sépare de “l’adieu à la terre promise”...

Malfouf Ahmed, wali de Ouargla

“Il n’y a ni mauvaise interprétation, ni abus d’autorité”

En bon commis de l’État, Malfouf Ahmed, wali de Ouargla, essuie d’un revers de main les accusations des travailleurs du groupement Berkine. Selon lui, la décision a été concertée et il n’a fait qu’appliquer la loi. Affalé dans son fauteuil, dans son bureau au siège de la wilaya, il confie à Liberté la genèse de l’affaire. “Il faut d’abord revenir à l’origine, explique t-il, en ma qualité de wali, ma première mission est d’appliquer la loi, et dans ce cadre, j’ai été destinataire comme l’ensemble des walis, le 14 mars dernier, d’une circulaire dans laquelle le Chef du gouvernement demande le gel des compagnies et d’instruire les employeurs lesquels sont appelés désormais à passer leur offre d’emploi par le biais de l’ANEM. 

Le 29 mai, nous avons tenu une réunion de travail à laquelle étaient présents le vice-président de l’APW, le président de la commission emploi à l’APW, lui-même cadre à Sonatrach, le directeur de l’emploi de la wilaya, l’inspecteur régional du travail, le directeur de l’Agence locale de l’ANEM, le directeur du département production de SH, le PDG du groupement Berkine, le responsable des ressources humaines de Berkine, le responsable des moyens humains de SH, un cadre chargé des études à SH et enfin un attaché de la wilaya lequel s’est chargé de rédiger un PV. Nous nous somme penchés sur le sort de ces travailleurs dont les contrats expirent fin juin. Donc, il ne s’agit nullement de licenciement, précise t-il, pour ne pas les gêner et gêner l’outil de travail, nous n’avons pas appliqué aveuglément la circulaire car on aurait pu le faire le 14. Comme ils étaient sous contrat, on a respecté les modalités juridiques”, ajoute-t-il encore. Lors de cette réunion, deux cas se sont présentés alors : d’abord, le sort des travailleurs qualifiés. Ainsi, pour les gens issus de la région, il a été décidé de les garder. Pour ceux, dont la qualification est égale aux demandeurs d’emploi, la priorité sera donnée aux gens de la région. Enfin, pour ceux dont la qualification n’existe pas à Ouargla, il a été décidé de leur maintien. Ensuite, pour les gens non qualifiés : “Même là, on n’a pas appliqué aveuglément la circulaire. Toutefois, la priorité est donnée aux gens de la région”, soutient le wali.

Ainsi, donc il a été décidé à l’issue de cette réunion que sur les 229 qualifiés, 185 resteront alors que les autres feront l’objet d’offres d’emploi à travers l’ANEM. Concernant les non qualifiés, sur 232, 112 restent car “issus de la région” tandis que les 120 restants doivent reformuler leur demande d’emploi à travers l’ANEM. En définitive, sur les 461 concernés par la mesure, 297 vont rester alors que le reste, soit près de 36%, doit... plier bagage. “Je démens que ça soit la décision du wali seul, c’est concerté. Elle a fait l’objet d’une réunion dont le PV existe et une commission a procédé même à un travail de pointage à Berkine”, assure-t-il. “Il n’y a ni mauvaise interprétation, ni abus d’autorité. Mon souci est de préserver l’emploi des gens d’ici ou d’ailleurs et de sauvegarder l’outil de travail qui reste fonctionnel”, explique-t-il encore. Son regret ? “Est-ce que ces gens ont demandé à me voir ? Le wali leur a-t-il fermé les portes ?” s’interroge-t-il. “S’ils m’avaient demandé audience, je les aurais reçus”, assure-t-il. Avant d’ajouter, un tantinet de fermeté : “Je leur demande d’être responsables. Ce sont des contractuels et ce n’est pas un droit acquis.” Il revient à la charge : “Je suis un responsable et je ne cherche pas d’où ils viennent. Moi, je ne politise pas le problème et je suis garant de la sécurité et de la tranquillité des travailleurs d’ici ou d’ailleurs.”

Selon lui, “le problème se situe au niveau de ces travailleurs”, même s’il consent que le renouvellement aurait été possible sans circulaire. “Ce sont eux qui sont en train de sortir de Ouargla. Ils se démarquent”, dit-il. Et le wali de conclure sur une note révélatrice de la situation de l’emploi dans la wilaya de Ouargla : “Pourquoi les gens ne pensent pas aux chômeurs de ma wilaya. J’ai 18 000 étudiants ici. Ouargla peut aussi offrir des cadres qualifiés”...

Ils réagissent

M. Messaoudi, directeur de l’ANEM

“On favorise les gens d’ici, c’est normal”

Retiré dans le quartier de M’khadma dans la périphérie de la ville, M. Messaoudi, directeur de l’agence régionale de l’emploi, passe aux yeux des chômeurs de Ouargla comme le détenteur de Sésame. C’est lui qui, désormais, aux yeux de beaucoup, fait la pluie et le beau temps. Et toutes les demandes d’emploi devront, désormais, transiter par lui. Suspicieux, un air d’omnipotence déplacée, il affirme que le recrutement se fait uniquement selon l’ancienneté de la demande. “On procède par sélection selon l’ancienneté dans l’inscription”, dit-il. Une carte bleue délivrée par cet organisme fait office de “licence de candidature” à l’emploi. Et le cas des travailleurs de Berkine ? “Il fait partie de nos prévisions” avec cependant, la précision que la priorité est accordée aux gens de Ouargla. “On favorise les gens d’ici, c’est normal”, estime t-il. Pourtant, tel n’est pas l’avis de Aïssa qui fait le poireau depuis la matinée devant le portail d’entrée dans l’attente d’une réponse à sa demande. “J’ai déposé une demande depuis 5 ans et aucune réponse à ce jour. Il te faut de la tchippa ou du piston pour être recruté. Le travail existe à Hassi-Messaoud, mais nous, on n’est pas accepté. On préfère les gens du nord...”.

Habib Bekkouche, PDG du groupement Berkine

“Je n’ai rien à déclarer”

Sollicité pour donner sa version sur la situation des travailleurs du groupement qui risquent de perdre leur emploi, à la fin du mois en cours, le PDG du groupement Berkine, Habib Bekkouche, s’est contenté de nous orienter vers la direction générale de Sonatrach à Alger. “Passez si vous voulez prendre un café, mais je n’ai rien à déclarer sur le sujet”, a-t-il déclaré.

D’Hassi Messaoud : Karim Kebir, elwatan.com