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Des armes pour la Chine ?

lundi 11 avril 2005, par Hassiba

Faut-il armer la Chine ? Le bon sens, l’affirmation de plus en plus manifeste de la puissance chinoise dans la région Asie-Pacifique, l’équilibre stratégique, en particulier avec la question de Taïwan, incitent à répondre par la négative.

A la suite de la répression du "printemps de Pékin" en 1989, les Européens ont mis en place un embargo sur les exportations d’armes létales (mortelles) vers la Chine, qui avait valeur de sanction pour la piètre situation des droits de l’homme dans ce pays. Ce dispositif n’interdit nullement de vendre des armes non létales, d’autant que les règles s’appliquant aux matériels à caractère "dual" (dont l’emploi peut être à la fois civil ou militaire) ouvrent la voie à des interprétations laxistes.

Les Européens arguent curieusement de ces lacunes pour justifier leur volonté de se débarrasser d’un carcan à la fois vexatoire pour le pays le plus peuplé du monde, et anachronique, dans la mesure où leur dialogue politique et leurs échanges commerciaux avec la Chine ont fortement progressé depuis quinze ans.

Les Américains jugent l’attitude européenne à la fois irresponsa-ble sur le plan stratégique et dictée par des préoccupations mercantiles. Cette accusation ne peut être balayée d’un revers de main : la levée de l’embargo permettrait sans doute la conclusion de quelques contrats militaires. Et ces derniers ne seraient que la cerise sur le gâteau de marchés civils autrement plus importants, comme la vente d’une flotte d’Airbus dont la Chine aura besoin en prévision des Jeux olympiques de 2008.

L’administration Bush s’est longtemps réfugiée derrière le jusqu’auboutisme du Congrès.

Ce faux-semblant s’est dissipé depuis que le secrétaire d’Etat adjoint, Robert Zoellick, a indiqué que si l’Union européenne (UE) persistait dans son intention de lever l’embargo, il faudrait s’attendre à "un sérieux recul pour les relations transatlantiques" et à des conséquences négatives pour les intérêts des industries de défense européennes aux Etats-Unis. La menace est donc sans ambiguïté et le risque d’une guerre commerciale transatlantique réel.

Certaines capitales européennes n’ont pas attendu que le département d’Etat dramatise ce différend pour réagir aux fortes pressions américaines. Washington a en outre bénéficié du soutien indirect de... Pékin, dont l’Assemblée nationale populaire a récemment adopté une loi antisécession qui envisage le recours à la force armée en cas de déclaration d’indépendance de Taïwan. Ce bruit de bottes chinoises a contribué à lézarder le consensus européen. L’attitude de la Grande-Bretagne, qui serait particulièrement vulnérable à des sanctions américaines s’exerçant sur les transferts de technologies militaires, devient de plus en plus hésitante.

En Allemagne, la situation du chancelier Schröder est fragilisée par la ferme opposition des Verts à la levée de l’embargo, qui renforce celle de la CDU-CSU. Certains pays nordiques (le Danemark, la Suède), rejoints par l’Irlande et par d’autres pays soucieux de ne pas déplaire à Washington, comme la République tchèque, la Pologne et les Pays-Bas, ont des doutes croissants. Comme la Grande-Bretagne ne souhaite pas hériter de cet encombrant dossier au cours de sa présidence de l’Union européenne, qui commence le 1er juillet, il est probable que la question sera de facto renvoyée à début 2006.

Mais que penser des arguments de Washington, qui insiste sur le risque de remettre en question un fragile équilibre stratégique dans la région ? Les spécialistes sont divisés sur le point de savoir si l’armée chinoise constitue ou non un "tigre de papier". Pékin cultive le secret sur l’état de son appareil militaire, sans que l’on sache très bien s’il s’agit de cacher sa force ou sa faiblesse. Depuis dix ans, l’augmentation des dépenses militaires chinoises n’a jamais été inférieure à 10 % par an, afin de moderniser des équipements largement obsolètes.

La Chine a certes disposé quelque 600 missiles conventionnels en face de Taïwan, mais c’est en partie parce qu’elle n’a pas les moyens maritimes d’envisager un débarquement sur l’île nationaliste.

Outre que Taïpeh dispose d’une aviation de combat moderne, il est peu probable que les 190 navires de la flotte américaine du Pacifique resteraient neutres en cas d’hostilités chinoises. La Chine est en revanche une puissance nucléaire respectable, avec sans doute une vingtaine de missiles intercontinentaux capables d’atteindre les Etats-Unis, ainsi que des missiles à moyenne portée pouvant frapper la plupart des pays d’Asie, notamment les bases américaines installées au Japon.

Parallèlement, Pékin développe une stratégie de présence dans le golfe du Bengale et la mer d’Oman, afin de sécuriser ses routes maritimes. La stratégie chinoise repose probablement sur un double pari : en agitant la menace de ses missiles, Pékin espère dissuader Taïwan de proclamer unilatéralement son indépendance. En renforçant son potentiel nucléaire, la Chine fait monter les enchères avec Washington, en laissant présager le risque d’une escalade atomique.

RIVAL STRATÉGIQUE
Il n’empêche : aux Etats-Unis, plus personne ne doute que la Chine sera le principal rival stratégique de l’Amérique au cours des prochaines décennies. Reste l’entêtante question des droits de l’homme. Les Européens reconnaissent que la décision de lever l’embargo serait grandement facilitée si les autorités chinoises ratifiaient enfin la convention des Nations unies sur les droits civils et politiques. Pour appuyer leur argumentation vis-à-vis de Washington, ils mettent en avant le renforcement du "code de conduite" de 1998, qui réglemente leurs exportations d’armements. Ce mécanisme souffre actuellement de graves lacunes, en particulier parce qu’un Etat membre est tenu d’informer ses partenaires lorsqu’il refuse une licence d’exportation à un pays tiers, mais... non quand il l’accorde.

Un nouveau code, nettement plus draconien, devrait être prochainement adopté par les ministres des affaires étrangères de l’Union. Il n’est donc pas faux de prétendre que la levée de l’embargo aurait pour effet de rendre plus difficile, et non plus facile, l’exportation d’armements européens vers la Chine.

Celle-ci, de toute façon, ne commandera pas de matériels militaires lourds à l’Europe, en raison de son étroite coopération avec la Russie. Elle serait en revanche intéressée par tout ce qui pourrait contribuer à moderniser ses moyens balistiques et nucléaires : radars, moyens de détection, systèmes de guidage, systèmes de commandement, visée infrarouge, etc. Bref, rétorquent les Européens, des matériels "sensibles" qui seraient très certainement bloqués par le nouveau code de conduite de l’UE.

Pour tenter de vaincre les préventions de Washington, l’Europe offre aux Américains d’organiser un "dialogue stratégique" transatlantique à propos de l’Asie et de l’évolution de la Chine. Si le succès de ces efforts reste incertain, c’est parce que nombre de responsables américains placent la querelle de l’embargo sur un mode plus émotionnel que diplomatique : les Européens sont mis en demeure de faire un choix entre leur allié et la Chine. Ils doivent donc sérieusement se demander s’il est plus important de préserver le réchauffement des relations transatlantiques ou un partenariat avec Pékin qui ne souffrira probablement pas en cas de maintien de l’embargo. In fine, ils doivent se poser la bonne question : il s’agit moins de savoir s’il faut "armer" la Chine que de décider si, eu égard à son bilan en matière de droits de l’homme, celle-ci doit être "récompensée".

Par Laurent Zecchini, lemonde.fr