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Démesures d’accompagnement et scrupules de la compétence

mercredi 16 février 2005, par Hassiba

A une question relative aux tractations et concertations menées pour la formation du gouvernement après sa première élection en 1999, Abdelaziz Bouteflika avait invoqué des difficultés d’embarras de choix liées au fait qu’il y avait quelque 15 millions d’Algériens se sentant légitimement ministrables.

On peut parier que ce nombre n’a pas beaucoup changé et que le nombre de candidats présidentiables n’est pas négligeable non plus. Il ne s’agit bien évidemment pas d’une ambition démesurée des Algériens, mais tout simplement d’un de ces nombreux symptômes de perte de repères que connaît la société et où l’exercice du pouvoir et la prestation de la classe politique jouent un rôle causal majeur.

Promotion de la culture de la médiocrité

Il n’est certes pas aisé d’élucider les relations complexes et imbriquées de cause à effet entre les différentes formes de la misère du sous-développement que sont l’injustice, le passe-droit, la corruption, la délinquance, la violence, le suicide et autres, mais il est tout aussi facile que légitime d’impliquer en toute priorité l’incompétence et la médiocrité, qui ont caractérisé le mode de gouvernance politique pendant des décennies. L’imposture de la médiocrité a peut-être culminé pendant la crise des années 1990 mais ses débuts remontent plus loin. En me permettant une brève incursion dans l’histoire et en m’excusant auprès des spécialistes, je dirais même que l’origine remonterait au déclenchement de la glorieuse révolution de novembre 1954 quand une base militante, lasse de voir son élite hésiter et tergiverser, s’est décidée (à juste titre, puisque appuyée par tout le peuple) à passer aux actes. Les réserves, hésitations, voire maladresses de certains leaders de l’époque furent qualifiées alors de trahison.

Peut-être qu’avec du recul et eu égard aux conflits fratricides pré et postindépendance, leur attitude pourrait-elle un jour être réexaminée et une certaine pertinence courageusement reconnue ? Fermons cette parenthèse historique, qui ne doit pas être du goût des antirévisionnistes, pour ne retenir qu’une certitude prétendument consensuelle : en Algérie, la compétence est perçue comme une menace quand elle n’est pas carrément accusée de trahison potentielle. La marginalisation continue des élites n’est pour ainsi dire qu’une disposition patriotique indispensable pour la sauvegarde de la nation. La défaillance est collective et aucun secteur ne déroge à la règle. Il n’y a donc aucun confort relatif à éprouver ni malin plaisir à prendre où l’on soit.

Toutefois de par ses prérogatives hiérarchiques, la classe politique endosse l’entière responsabilité et fournit ainsi un alibi solide à tout le monde. Décrier et dénoncer les défaillances des uns parmi nous, c’est d’abord se positionner correctement sur le long chemin ardu à parcourir pour neutraliser et exorciser la culture de la médiocrité et c’est aussi et forcément réhabiliter et rendre hommage aux autres qui, en public ou dans l’anonymat, s’acquittent, tant bien que mal, dignement et laborieusement de leurs tâches quotidiennes. On ne peut pas toutefois recourir à l’optimisme de la bouteille à moitié pleine, car la nôtre est simplement bien plus qu’à moitie vide. Dès qu’il s’agit de représentativité, ce sont presque systématiquement, bénédiction politique et auto-exclusion aidant, les cancres qui sont désignés ou élus. Il n’y a qu’à jeter un coup d’œil aux différents syndicats agréés pour s’en rendre compte. La faiblesse d’un adversaire politique et même celle des collaborateurs, subordonnés ou supérieurs, font votre force. Ceux qui tentent de déroger à la règle d’asservissement et de bonne conduite sont soumis à toutes sortes de pressions et autres complots scientifiques.

Un autre coup d’œil aux syndicats non agréés et non agréables devrait suffire aux récalcitrants. L’université, censée être le temple du savoir, n’en est pas à l’abri. Les syndicats des enseignants, dirigés par les moins gradés, finiront un jour, dans leur entêtement de nivellement par le bas, par obtenir le même salaire pour les assistants et professeurs. Plus navrant encore est de constater, en toute impuissance, que les organisations estudiantines souvent, dirigées par ceux qui cumulent le plus grand nombre de doublements, sont en train de singer et de reproduire une carte politique composée en majorité d’une pléthore d’exemples à ne pas suivre, et n’augurant de ce fait absolument rien de bon pour l’avenir du pays.

Que dire alors de la justice ? Censée constituer la pierre angulaire de l’édifice de gouvernance d’une nation, la justice chez nous est le secteur où la jurisprudence d’exception et les hors quotas réglementaires font le plus de ravages. Il s’agit du domaine le plus florissant en termes de raccourcis et de détours dans l’obtention des diplômes. Tous les chemins et parades y mènent, y compris une fonction de secrétaire. Les avocats-enseignants sont les seuls universitaires autorisés à exercer une seconde fonction libérale, dérogation accordée ailleurs en priorité aux prestations techniques, scientifiques et médicales. Souffrant naturellement donc plus de sa composante humaine et de la qualité de la formation que d’une quelconque absence de réforme, la justice n’est pas près de sortir de son marasme.

Est-il utile alors de rappeler q’une justice lente ou incomplète est un déni de justice et donc une injustice, alors que le secteur n’arrive même pas à faire face aux pressions de passe-droits dans les examens d’accès aux fonctions libérales juteuses ? Est-il propice d’évoquer un pouvoir judiciaire indépendant avec les contraintes de dépendance organique et surtout l’esprit de « dépendabilité » caractérisant une bonne partie de l’encadrement ?

Recyclage politique

Toutes les mœurs de gouvernance et de l’exercice de l’autorité, connues ailleurs, sont inversées chez nous. Loin de perturber ou de déstabiliser leurs auteurs, les bourdes et les scandales semblent chez nous plutôt agir comme des pilules de longévité politique. Le limogeage et la démission sont d’autant plus improbables qu’ils sont désirés et prévus par l’opinion publique. L’honorable acte de démission est considéré comme une désertion et seuls des traîtres l’envisageraient. Impliqué dans un scandale, vous bénéficiez immédiatement d’un élan de sympathie et solidarité trahissant, aux yeux de l’opinion, un esprit compréhensif coupable, voire complice dans la hiérarchie. Si une concession s’impose, la « promo-mutation » accélérée de la « victime » du scandale est alors astreinte au huis clos.

A de rares exceptions près, l’ambition, continuellement revue à la baisse, de nos politiciens n’est plus la recherche d’un quelconque changement mais simplement intégrer la sphère privilégiée du système et arracher des titres de noblesse, des passe-droits et autres dérogations et des mesures d’accompagnement. Si la discrétion continue d’entourer les différentes formes de la corruption rampante, certaines pratiques en revanche sont d’apparence légale et parfois vantées et considérées comme des prouesses. C’est le cas des transactions de foncier obtenues par abus d’autorité et qui s’exercent comme un sport national par un grand nombre d’apparatchiks. L’absence de scrupules innés et liés à la compétence aboutit à des abus s’accommodant avec le ridicule et l’inimaginable. Les avantages occultes et privilèges démesurés peuvent ainsi atteindre des dizaines de fois le revenu légal et n’ont d’autres limites que la pudeur bienveillante des intouchables.

S’agissant de bêtises, les mauvais élèves font toujours preuve de plus d’imagination que leurs camarades. Ces pulsions de nuisance, loin de constituer des dons de substitution, résultent du refus d’une personne d’accepter ses capacités et ses limites. La médiocrité n’a rien à voir avec les aptitudes ou diplômes, il s’agit tout simplement de limites non assumées ou de prétention irréaliste. Nul n’est à l’abri. Il n’est de meilleur moyen de s’en prémunir que la recommandation prophétique : « Jouit de la miséricorde de Dieu, celui qui sait apprécier et mesurer avec justesse sa personne. »

L’ambition irréaliste finit par générer un dangereux esprit d’opportunisme et de jalousie rancunière, toujours à l’affût et guettant lâchement les moindres occasions. C’est ainsi que les crises ne font pas (hélas sommes-nous tentés de dire) que des victimes. Les opportunistes et vautours sont toujours bien servis par les crises et accidents de l’histoire, mais échouent dans leurs vaines tentatives de dissimuler un fond de pensée transparent. Vaut-il alors la peine de demander à ces gens s’ils sont pour une sortie de la crise ? Si le nombre de faux moudjahidine est aussi important comme le rapportent certains milieux, alors poser la question à tous les moudjahidine pour savoir s’ils sont pour une identification et expulsion des usurpateurs, cela n’aura d’intérêt que si l’on veut avoir une idée du nombre de ces derniers.

Dans pareil environnement et en dépit des efforts consentis pour le renouvellement du discours, aucun slogan aussi éloquent et sonore soit-il ne peut faire mouche et éviter de paraître creux. L’exemple actuellement en vogue est celui de la « réconciliation de l’Algérien avec son Etat ». Il fut d’abord utilisé par un malheureux ex-candidat à la présidentielle pensant avoir trouvé le choix judicieux des mots lui permettant de ratisser large sans pour autant irriter ses sponsors. Il fut relayé ensuite et repris comme part du butin par un chef des redresseurs, afin de parachever sa victoire sur son adversaire vaincu et récupérer le reste de la base du parti. Il fut enfin triomphalement adapté par un heureux élu chef de gouvernement qui, quoique visiblement mal préparé, s’efforce tout de même de s’accommoder à un langage de réconciliation imposé par de nouvelles circonstances. Ainsi donc s’effectue le renouvellement et la promotion de la langue de bois et des discours d’aliénation collective. Faut-il alors s’étonner des pertes de repère de la société ? La peur a changé d’origine et concerne désormais tous les camps.

La nouvelle forme d’insécurité liée à la délinquance, de plus en plus violente et tendant vers la criminalité, sera plus difficile à éradiquer. Cette jeunesse délinquante et agressive ne pense-t-elle pas quelque part récupérer de force un droit spolié par une autre forme de violence ou tout simplement rendre la monnaie à une société lui reprochant une moralité excessive ? S’il arrive à éviter la corruption, la délinquance et le suicide, le citoyen modèle est celui qui, dans le meilleur des cas, passivement et stoïquement, subit et accepte les conséquences de tout cela dans une démobilisation totale.

Compétence duale : professionnelle et morale

Une perception erronée et biaisée de la compétence est plus préjudiciable qu’une incapacité assumée. La définition des dictionnaires, ne dépassant pas le sens général, n’est pas d’une grande aide. Il n’est, à mon avis, de meilleure définition de la compétence que le verset coranique où la fille du sage, auprès duquel le prophète Moise (que le salut soit sur lui) trouva refuge, demanda à son père de l’engager en disant : « Il n’est de meilleure recrue que la personne forte (capable) et intègre (digne de confiance). » La compétence est donc duale avec un double volet : moral et professionnel. Dès lors où l’un des deux venait à manquer, le second devient non seulement obsolète, voire dangereux. Pas de force sans morale ni de morale sans force. On ne peut mettre au profit de la société ses capacités sans être digne de confiance ni demeurer intègre et vigilant sans aptitudes professionnelles.

L’Algérie a beaucoup souffert des deux tendances aux visions réductrices limitant la notion de compétence à l’un ou l’autre des deux volets et accusant le second de menace. Les deux écoles se servent mutuellement d’alibi dans leur recours à la surenchère. Pour la désignation des responsables, les uns considèrent que les valeurs morales doivent constituer le critère primordial quitte à ouvrir un bureau de recrutement dans une zaouïa. Pour les autres, seule la formation doit primer, indépendamment, de la moralité. Pis encore, pour certains, la permissivité et l’immoralité sont érigées comme des critères de distinction, et les errances sont perçues comme un gage d’intellectualité et de non-conformisme revalorisant. Les abrutis moralisateurs ainsi que les pseudo-intellectuels pervers et non moins stupides, tous aussi maraboutables et manipulables les uns que les autres, sont le maillon faible d’une société et constituent les meilleurs relais et alliés de l’oppression et de la colonisation.

Et pour conclure

Est-il en fait légitime de faire endosser autant de responsabilités à la classe politique ? La défaillance des intellectuels n’est-elle pas plus abjecte et ne fournit-elle pas à son tour des alibis aux politiciens, militaires et autres factions armées ? La recherche d’une force dans l’affaiblissement et l’exclusion de l’autre n’est-elle pas également pratiquée par l’intelligentsia ? Les débats idéologiques contradictoires peuvent-ils avoir la vitalité désirée et ne constituent-ils pas pour le moment un luxe prématuré ? Qui donc n’a pas joué un peu le rôle tant décrié de commanditaire ? Est-il logique que le concept de réconciliation ne soit pas porté et défendu d’abord par les intellectuels ? La pertinence de toutes ces interrogations peut remonter jusqu’à l’ambiguïté entourant la définition même d’un intellectuel. La priorité est donc claire.

Si un front uni contre l’imposture et la culture de la médiocrité doit en toute urgence être fondé, le devant des portes doit être balayé de prime abord. Il n’est tout de même pas raisonnable de demander aux politiciens de finir la consommation de leur dose de médiocrité en premier. La presse, aile armée de la classe intellectuelle, est à cet effet interpellée. Elle, seule, est bien lotie, pour devenir un jour un contre-pouvoir et occuper ainsi non pas le quatrième mais le deuxième rangs. La réconciliation intellectuelle est la seule arme effective contre la médiocrité et doit être le préalable et le moteur des autres formes de réconciliation et des solutions et préventions des crises présentes et futures. La coopération des politiciens peut évidemment raccourcir ce long chemin et nous économiser beaucoup de misères. Avec sa confortable deuxième élection, le président de la République ne se trouve-t-il pas en fait ainsi mis en demeure d’identifier, en toute urgence, les véritables « politicables » et résoudre ainsi son problème initial et récurrent de ministrables ?

Par Abdelhamid Charif, elwatan.com