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Au cœur des camps des réfugiés Sahraouis

lundi 9 août 2004, par Hassiba

Installés dans des camps au sud de Tindouf en Algérie, les réfugiés sahraouis suivent ce que la communauté internationale projette pour eux. Face aux tergiversations, l’attente semble longue pour eux...

Cheveux en bataille, pieds nus, la petite Lamina, qui doit avoir trois ou quatre printemps au compteur, tente maladroitement de puiser l’eau d’un jerrican qui fait sensiblement le double de sa taille. En sueur, les hardes portant la patine de la poussière, elle lance un “ola” furtif, “salut” en espagnol, seul mot qu’elle connaît à côté de la hassania, un mélange d’arabe et de berbère, sa langue maternelle, à l’endroit des visiteurs d’un jour qu’elle regarde d’un air curieux avant de se dérober derrière un rideau qui cache la cour de la maison et qui sert accessoirement d’aire de jeu.

À quelques mètres de là, trois chèvres et un âne, visiblement incommodés par la forte chaleur, s’épuisent à trouver quelques moyens de subsistance. Les papiers et les sachets que fait tourbillonner un vent léger en cet après-midi et guettés par ces bêtes apparaissent comme une précieuse manne céleste. Au loin, à travers les méandres de cette cité perdue dans le temps et dans l’espace, un enchevêtrement de maisons en toub, où les arbres ont du mal à végéter et que les oiseaux daignent à adopter, trois bambins en loques se disputent un ballon confectionné par des chiffons.

Dans un silence de mort que seuls troublaient les échos lointains de coups de marteau, Hakim Mohamed-Lamine, 24 ans, et sa mère, la cinquantaine consommée, s’égarent dans des palabres sous une tente de fortune attenante à la maison de Lamina. Leur maison à eux a la particularité, comme d’ailleurs toutes celles du voisinage, d’avoir des petites ouvertures en guise de fenêtres au bas des murs.

Le rêve “fou”
Les yeux fixés sur un horizon inconnu, coiffé d’un “chèche” et vêtu d’une gandoura, tenue traditionnelle, autour d’une tasse de thé, le jeune garçon ne rêve que d’une seule chose : “retourner à son pays “ car ici, il est dans un pays qui n’est pas le sien. Il n’est même pas émigré. Il est juste là parce qu’il est victime de l’histoire. Il est là parce que les terres de ses parents, de ses concitoyens, “léguées” par l’Espagne au milieu des années 1970 ont été “spoliées” et sont aujourd’hui occupées par le Maroc. Il est enfin là parce que le pays voisin, l’Algérie, a consenti de l’abriter. Simplement. Son pays à lui est si loin d’ici, il est à un peu plus d’un millier de kilomètres. Il ne peut donc aspirer à rien : pas de travail, ni de loisirs, ni de papiers, encore moins de l’amour. Pour les habits et la nourriture, comme ses concitoyens d’infortune, ils proviennent de l’aide internationale. En attendant son rêve fou, il patiente. Dans ce camp de réfugiés à El Ayoun, conglomérat de maisons en toub éparpillées à quelque 25 km au sud de Tindouf, Hakim, comme tous les jeunes sahraouis de son âge d’ailleurs, ne fait rien. Il attend seulement.

Même la célèbre “qailoula”, ce somme d’après-midi qu’on affectionne tant dans ce pays désertique, coincé entre le soleil, le vent de sable et la folie des hommes, n’est pas au rendez-vous aujourd’hui. C’est pourquoi il est là à discuter avec sa mère de tout et de rien en pensant à ses tantes et à son père maternel qui, eux, sont restés à El Ayoun, la vraie, celle qui est occupée par les Marocains, sur les rives de l’Atlantique.

Il ne peut pas les rencontrer car la guerre qui a opposé pendant seize ans son pays, le Sahara occidental, au voisin du Nord, le Maroc, a voulu ainsi. Des milliers de familles sahraouies sont restées de l’autre côté du mur, “le mur de la honte” comme ils l’appellent, celui érigé par les Marocains et qui partage le territoire sahraoui du Nord jusqu’à la Mauritanie au Sud. Lui est réfugié, ses tantes maternelles et son père sont marocains, mais leur cœur bat toujours pour leur pays d’origine, témoigne-t-il.
D’ailleurs toutes les principales villes dont Dakhla, S’mara et El Ayoun sont sous occupation marocaine. Pour garder le lien avec ces villes on a donné les mêmes noms aux camps. Seule consolation pour Hakim : “On a des contacts avec eux par téléphone”, dit-il un tantinet de nostalgie perceptible dans les yeux. Quant à ses études faites à Chlef et à Béchar en Algérie, elles n’ont pas servi à grand-chose : “Je bricole parfois comme mécanicien chez mon père. " Et lorsque l’on sait qu’il y a très peu de gens qui ont un véhicule, on devine le reste. Il faut donc patienter. “Quand tu vois tes frères patienter, tu dois patienter”, explique-t-il, histoire de se consoler de la désespérance qui semble le guetter.

La patience chez lui, en dépit de son jeune âge, c’est une hypothétique solution que doivent trouver “les politiques” à ce qui est connu sous le nom de “question sahraouie”. Car Hakim est prêt, à défaut, de prendre les armes et d’aller là-bas au mur pour combattre les Marocains. “Si on décide de reprendre la guerre, moi je suis prêt.”

La liberté au bout du fusil
Comme lui, Abdou Sid Ahmed, 27 ans, se dit aussi prêt à s’engager, mais avoue que la guerre “n’est pas la solution”. Retiré dans sa bicoque, à un jet de pierre de la maison de Hakim, Sid Ahmed, qui a passé douze années à Cuba comme enseignant avant de revenir en 1994 et de repartir une seconde fois en 1999 pour ne revenir au “pays” qu’en 2004, prend sa patience plutôt avec philosophie. “La guerre est difficile, dit-il. Nous sommes un petit pays, on n’a pas les capacités. On attend l’ONU, car on n’a pas de problème avec le peuple marocain, mais avec les gouvernants.” Avant de prendre quelques gorgées de “goufi”, une espèce de blé en poudre qu’on consomme ici à satiété dans de grands bols, Sid Ahmed réitère ce que “l’expropriation” enseigne : “On va mourir des Sahraouis.”

En attendant, il peut servir “la patrie” comme il peut : former gratuitement des jeunes dans une école non loin de chez lui. Mais il n’y a pas qu’à El Ayoun que l’ennui, cette tare qui semble dater de siècles, le désespoir, l’incertitude et la révolte sommeillant dans les abîmes de l’âme des gens sont profondément installés. Dans le camp du 27 Février, en référence à la date de la proclamation de la République arabe sahraouie démocratique (Rasd) en 1976, situé à quelques encablures et qu’il faut gagner à travers un tortueux chemin caillouteux et sablonneux, le temps semble s’être arrêté. Hormis le bruissement d’un semi-remorque sur lequel est écrit “Solidarité avec le peuple sahraoui”, rien ne semble troubler la quiétude de la cité. Même le petit chien du gardien de l’entrée paraît amusé à la vue de quelques bambins courant derrière un ballon. Il est vrai que ce camp jouit aussi d’une réputation : c’est ici qu’est implanté le centre Naâdja du nom d’une femme morte sous la torture dans une prison marocaine, siège de l’Union nationale des femmes sahraouies (Unfs).
On y assure diverses activités : on prodigue des cours aux jeunes filles, on y enseigne des cours d’administration et l’apprentissage de l’artisanat. Il y a même un musée et une bibliothèque. Chaque mercredi une conférence sur des thèmes variés animés par de grands enseignants est également organisée. Bref, on essaye de donner des couleurs à la vie. Pourtant derrière cette quiétude, il y a cet étrange sentiment qu’un peuple s’ennuie.

Un peuple qui survie, qui attend. L’aveu vient de Bachir Bahia, 44 ans, rencontré au siège de l’Unfs. Crâne arrondi, yeux marron pétillants et une moustache poivre et sel, Bachir passe pour un vétéran de la guerre. Il est un peu la légende du coin. Il n’a pas connu le Vietnam comme pour de nombreux Américains, mais il connaît parfaitement le terrain et les secrets de la guerre, cette bêtise humaine, pour y avoir passé seize ans au “front”. Aujourd’hui encore, il se rappelle de sa blessure en 1980 à Toukat, dans la région de Seguia El Hamra, la partie nord du Sahara occidental occupé par le Maroc. Issu de la wilaya d’Aousserd, à une trentaine de kilomètres d’ici, Bachir est venu passer quelques jours de congé auprès de sa nichée d’enfants, 4 garçons et 4 filles, avant de rejoindre son poste de “combattant”, comme on désigne les militaires, à Dougj, à plus d’un millier de kilomètres près de la frontière mauritanienne. S’il est là au centre Naâdja, c’est juste pour assister à une conférence sur le thème “Société sahraouie, entre les arrière-pensées bédouines et les exigences de la loi”.

Mais, lui ne se fait pas trop d’illusions : la société ne peut se construire en dehors de ses terres. Ce qui a été enlevé par la force doit être récupéré par la force, selon lui. “La solution est le retour à la guerre. C’est le seul moyen qui va renforcer les Sahraouis”, dit-il amèrement. S’il prend partie pour une solution extrême, ce n’est pas parce qu’il est spécialement belliqueux, mais simplement parce que la vie de réfugié est si dure, si difficile que beaucoup de jeunes Sahraouis qui partent en formation à l’étranger, grâce à la bienveillance des pays d’accueil, notamment l’Espagne et Cuba, ne reviennent pas au pays. Et ce sont des “soldats” en moins même si Bachir tient à préciser que si demain on les sollicitait, ils répondraient à l’appel de la “patrie”. Tellement éprouvé par cette longue attente d’une solution qu’il ne voit pas venir, mais aussi par sa sœur et son frère qu’il n’a pas vus depuis 1975, restés à El Ayoune occupée, il reproche aux politiques d’avoir arrêté les hostilités le 6 septembre 1991. “Si on n’avait pas arrêté la guerre, on aurait gagné”, dit-il d’un air de regret. Sentiment de désespoir ? Curieusement, il n’est pas le seul à penser de la sorte. Ils sont nombreux parmi ses concitoyens. Beibat Mohamed Sidi fait partie de cette catégorie. Sous un baldaquin de pierres, à quelques mètres du centre, Beibat profite, maintenant que le soleil commence à se coucher à l’Ouest, pour se payer “un pot” avec ses amis. Le “pot”, c’est bien entendu ce thé qu’on consomme à satiété. Entouré de ses amis, sur un grand tapis étalé à même le sol, la quarantaine consommée, celui qui affirme que “son avenir est derrière lui” pense aujourd’hui plutôt à l’avenir de ses six enfants. A leur liberté. Un avenir qui ne s’accommode pas de la vie d’un réfugié. “La solution, c’est la guerre”, dit-il sur un ton qui confine à la perplexité. Comme les autres, il ne supporte plus les déchirements qui ont marqué sa famille. De sa mère, ses frères et sœurs, il ne retient qu’une petite rencontre à Zoueirat, à la frontière à l’Extrême-Sud en 2002 grâce aux bons offices des Nations unies. Sinon rien.

Tella ou le bonheur confisqué
“On ne connaît pas le jeu, l’affection des parents. On est pauvres. Le Maroc nous a fait du tort”, reprend pour sa part Tella. A 34 ans déjà, sa vie ressemble à un roman. Nez aquilin, teint basané comme ce passager du désert de Gobi, Tella qui ignore pourquoi on le surnomme ainsi a connu la guerre, alors qu’il avait seulement 19 ans. C’était en 1989 à Aguinit (la 7e région militaire) au Sud. Après le cessez-le-feu, il s’engage comme pêcheur dans une société chinoise à Nouadhibou, une ville mauritanienne située sur l’Atlantique. Une ville aussi où ses parents sont installés. Mais c’était pour une courte durée. Deux ans plus tard, il rentre au “pays” car “on nous a dit que la guerre allait reprendre”, se rappelle-t-il. Et depuis il se retrouve malgré lui réfugié “solitaire” à S’mara, un autre camp à quelque 57 km au sud-est de Tindouf, puisque d’autres membres de sa famille, dont la sœur, les tantes et les cousins sont à Dakhla, une ville sous occupation marocaine. D’ailleurs, il raconte comment en 1998, il était obligé de partir à Nouadhibou, c’est-à-dire dans un pays étranger, pour y rencontrer sa sœur et rester avec elle pendant un mois. Comme lassé par les vicissitudes de la vie, éprouvé par la séparation,

Tella est convaincu que la solution à la question sahraouie reste la guerre. “Le Conseil de sécurité, l’ONU, l’UA n’ont rien fait. Et il y a des arrière-pensées dans le plan Baker.” Et il nourrit aussi une aversion pour les pays arabes : “Les Juifs peuvent au moins te donner à manger, mais les Arabes, ce sont des salauds.” Un avis qu’il partage avec beaucoup de Sahraouis. Mais il prend la précaution de préciser que “ce sont les incultes’qui préfèrent l’option de la guerre”. D’ailleurs comme certains, il regrette l’arrêt des hostilités en 1991. “L’arrêt de la guerre a été une erreur. On aurait dû négocier sous le feu”, estime-t-il. Il est tellement convaincu que seul un retour à la lutte armée peut “délivrer” son peuple qu’il refuse de partir à l’étranger en dépit des nombreuses occasions qu’il a eues. “J’ai eu des occasions pour partir en Espagne, mais on n’est jamais mieux que chez soi”, dit-il modestement. Une chose aussi le retient. Une chose qu’il garde jalousement comme la pupille de ses yeux, mais qu’il évoque timidement lorsqu’on la lui suggère à demi-mots : sa dulcinée qu’il épousera bientôt, celle qu’il a connue dans un marché et qu’il voit régulièrement chez elle à S’mara. Mais Tella a un souci : ramasser l’argent nécessaire pour le mariage car le poste qu’il occupe aujourd’hui comme chauffeur de protocole ne lui permet rien. “C’est juste une petite aide une fois par trois mois”, révèle-t-il. En attendant de réaliser ses rêves, il fait une prière, tout comme d’ailleurs Bachir, Abdou, Beibat : “Que Dieu sauvegarde et donne de la force à l’Algérie.” L’Algérie qui permet aujourd’hui à Lamina de jouer dans l’insouciance en attendant qu’un jour peut-être elle verra le soleil de la liberté se lever au-dessus de son pays...

La femme, cette force tranquille
Contrairement à de nombreux pays musulmans, la femme sahraouie est sans doute celle qui jouit le plus de liberté. Outre qu’elle accède facilement à de nombreux postes, plusieurs communes sont gérées par des femmes - une femme est à la tête d’une daïra (Tifariti). Elle se charge aussi de perpétuer la tradition et mener de nombreuses activités dont la plus importante est l’éducation. Ainsi, l’Union nationale des femmes sahraouies est à titre d’exemple très active. Formée essentiellement de cadres, cette association s’occupe autant des enfants que de l’enseignement des jeunes filles dans plusieurs filières. Elle organise également chaque semaine des conférences qui attirent un nombreux public. Seul inconvénient au tableau, la femme sahraouie, toujours en “melhfa”, cette tenue traditionnelle, est “chère sur le marché du mariage”. La dot est tellement conséquente - mais que certains transcendent toutefois grâce à l’aide des amis, de la famille et des voisins - que beaucoup de jeunes Sahraouies renoncent au mariage. Mais la particularité de ces noces est qu’une fois la main de la “moitié” demandée, le prétendant ne la verra pas jusqu’au troisième jour après la fête du mariage qu’on célèbre en deux jours. Autre particularité qui fera sans doute des envieux parmi les Algériens : le mari est automatiquement appelé à résider chez sa future femme. Enfin, autre signe de liberté : elles sont facilement abordables.

Loin des yeux de Bush
Habitués des camps des réfugiés qu’ils visitent deux fois par an, des représentants d’églises américaines se préoccupent singulièrement des enfants sahraouis. Récemment encore, une délégation d’une quarantaine de personnes s’est déplacée dans les camps avec dans sa hotte des habits et de...la joie. Un concert a été même organisé dans le camp du 27 Février pour le grand plaisir des bambins même s’il est vrai que “le message religieux était omniprésent”. Un geste fortement apprécié par les Sahraouis à telle enseigne que la séparation s’est faite en... larmes. Comme quoi, loin des yeux de Bush, il y a des Américains qui pensent au sort de ces réfugiés.

Par Karim Kebir, Liberté