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Algérie : Les 20 ans du code de la famille

mercredi 9 juin 2004, par Hassiba

Derrière ses grands yeux verts se cache un regard terriblement triste. Le visage ridé, surmonté d’un foulard cachant totalement ses cheveux et serrant dans ses bras son fils, âgé de 16 ans, Zohra est cette femme à laquelle les passants et les riverains de la rue Hassiba Benbouali (à Alger) se sont habitués.

Une cage d’escalier comme gîte, du papier carton comme matelas et des couvertures sales, Zohra a passé plus de six longues années dans la rue. Elle refuse de nous décliner son identité et son lieu d’origine. A trente-trois ans, elle donne déjà l’air d’une femme qui supporte le poids d’un demi-siècle. A peine l’adolescence franchie, ses parents l’ont mariée à un homme de l’âge de son père. Alors que son fils avait bouclé ses dix années, son mari l’obligea à vivre avec sa deuxième épouse. Zohra ne supporte plus la vie infernale qu’elle endure avec celle-ci. Le mari décide alors de divorcer de Zohra, contrainte de quitter le domicile conjugal. Ses parents conditionnent son retour à la maison familiale par l’abandon de son fils. Elle refuse et se retrouve donc errant dans les rues d’Alger.

« J’en souffre terriblement. Si je n’ai pas mis fin à ma vie, c’est uniquement parce que je ne veux pas laisser mon fils seul dans la rue. Je suis devenue une loque humaine. Si vous m’aviez vue lorsque j’étais jeune vous ne me reconnaîtrez pas », nous a-t-elle lancé en larmes, exhibant des photos de jeunesse. Zohra était effectivement exceptionnellement belle. Elle regarde tendrement son fils qui ne la quitte pas d’une semelle et rétorque : « Il a grandi dans la rue. Il n’a jamais eu des journées de joie comme les enfants de son âge. Il me fait beaucoup de peine, parce que souvent lorsque mon moral atteint son plus bas niveau je ne me rends pas compte et je me comporte violemment avec lui. Comme si c’était lui le fautif. Il pleure pendant des heures puis il me pose tout le temps cette question qui me donne froid au dos : maman, pourquoi nous n’avons pas de maison ? »

Zohra ne peut pas travailler parce qu’elle n’a pas de toit. Elle ne peut avoir un toit si elle n’a pas de revenu. Un cercle vicieux dans lequel elle est piégée depuis déjà six longues années. Quelques centaines de mètres plus loin, Djamila, une quarantaine d’années, assise à même le sol, tenant sur ses genoux Samia, sa petite fille de 5 ans. Cela fait une année et demie qu’elle vient régulièrement s’adosser au mur de l’hôtel Essafir (Aletti) pour demander l’aumone. Son fils Abdelkader vient de boucler ses 8 ans. Après les cours, il mendie lui aussi dans les rues d’Alger. « Il ne veut pas rester avec moi.

Mais, chaque soir nous nous regroupons dans notre baraque à Belcourt. J’ai très peur pour l’avenir de mes enfants. Si je trouve un travail, ils peuvent être sauvés... », nous dit-elle. Son histoire ressemble à celle de Zohra. Son mari a décidé de prendre une deuxième épouse sans qu’elle le sache. « Il commençait à être violent et trouvait le moindre prétexte pour me battre. J’ai demandé le divorce. Il a vite sauté sur l’occasion en me chassant de la maison. Le juge l’a condamné à verser une pension alimentaire pour ses enfants, mais je n’ai jamais vu son argent (...), la rue a été ma seule échappatoire. Je mendie la journée et le soir, je dors dans les cages d’escaliers ou à proximité du commissariat centrale pour ne pas être agressée. Ma famille, qui est à Annaba, refuse de me prendre en charge avec mes deux enfants. Mes parents veulent que je laisse les enfants chez leur père avec la marâtre. Ça jamais. Je préfère mourir que de les voir souffrir avec leur marâtre... », nous a-t-elle déclaré avec une voix entrecoupée de sanglots. Sa fille s’accroche à son cou et lui dit tendrement : « S’il te plaît maman ne pleure pas. » « J’ai peur de mourir et de laisser mes enfants dans la rue » Fouzia a trois enfants.

Elle demande l’aumône la journée pour payer la chambre d’un hôtel situé à La Casbah où elle est hébergée depuis des années avec ses deux enfants de 13 et 17 ans. Sa fille aînée, 19 ans, a été placée chez sa tante. Elle refait son bac pour la deuxième fois. « Je n’ai pas trouvé de travail. Lorsque mon mari a pris une deuxième épouse, nous ne pouvions vivre à six dans un deux pièces. Mes enfants souffraient de cette situation. Il conditionnait le divorce par l’abandon du domicile conjugal. J’ai fini par accepter. Depuis, je vis de l’aumône. Mon mari le sait, mais il n’a jamais cherché après ses enfants. Je vis comme un animal. Je suis à la merci de tous les hommes qui me donnent quelques sous. Le regard méchant des gens me rend malade et me pousse souvent à faire des choses que je regrette. Ce sont parfois mes enfants qui encaissent. Si j’avais les moyens, je les aiderais à partir de ce pays où l’injustice règne en maîtresse... » Sous les arcades du boulevard Amirouche, Aïcha entourée de quatre enfants âgés entre 2 et 8 ans, vit dans ces conditions depuis deux ans, l’âge de son cadet. Elle était enceinte de celui-ci lorsqu’elle avait été chassée par son mari qui avait deux autres épouses plus jeunes qu’elle à la maison. A peine quarante ans, elle a 8 enfants, dont quatre sont encore avec leur père. « Je ne sais pas quelle vie ils mènent avec leurs marâtres. Quand j’étais là-bas, pour n’importe quel prétexte ils étaient tout le temps battus par leur père ou l’une des deux marâtres. Je ne pouvais plus supporter de voir les autre enfants, plus jeunes continuer à subir cette violence. Je les ai pris et j’ai quitté Oran, pour venir vivre avec l’aide des âmes charitables. Je sais que la rue est le pire des dangers, mais que voulez-vous je n’ai pas eu d’autres solutions. Mes enfants auraient dû être comme tous les autres dans le foyer familial. Mais regardez-les, ils n’ont pas eu la chance d’aller à l’école, de jouer ou tout simplement de manger à satiété. J’aurais voulu plutôt mourir que de les voir ainsi... » Pour Aïcha, le seul mois où ses enfants retrouvent la chaleur d’un bon dîner est le Ramadhan, dans les restaurants de la rahma. Les périodes les plus rudes à passer, surtout pour ses enfants, sont celles de l’hiver. « Le plus jeune a tout le temps des angines, parfois je le soigne avec des médicaments que me donnent gratuitement certaines pharmacies, mais souvent un simple rhume dure des mois et des mois faute de soins. Je suis fatiguée et j’ai peur qu’un jour mon cœur s’arrête et mes enfants se retrouvent seuls dans la rue. J’aurais aimé réunir tous mes enfants et être dans un centre. Je pourrais travailler et nourrir toutes ces bouches au lieu de faire face aux regards et comportements des gens dans la rue.

Il est terriblement dur pour une femme de supporter des situations où lorsqu’elle tend sa main vers un homme celui-ci lui fait des propositions honteuses. Souvent mes enfants me demandent pourquoi ils n’ont pas de maison ? Pourquoi leur père ne cherche-t-il pas après eux, pourquoi n’ont-ils pas le droit de jouer avec les autres ?... Autant de questions auxquelles je n’ai jamais trouvé de réponses. Mon souci à moi, c’est de les nourrir... » Ces témoignages ne reflètent en fait qu’une partie infime des drames que vivent ces milliers de mères chassées de leur domicile conjugal. Ces victimes hanteront et continueront à hanter à tout jamais les esprits de ceux qui, un certain 22 juin 1984, ont adopté les dispositions du code de la famille, notamment celle qui permet à un mari de répudier son épouse et de la mettre à la rue avec ses enfants, juste pour se remarier.

Une lourde injustice qui dure depuis vingt ans et qui mine de nombreux foyers algériens.

Par Salima Tlemçani, El Watan