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Alger de ma fenêtre

mercredi 22 décembre 2004, par Hassiba

Trente-trois élèves de seconde et de première du lycée international de la capitale algérienne ont planché sur le thème : "Alger vue de ma fenêtre". Présentation et extraits de ces émouvants devoirs-témoignages.

Entre la nostalgie d’une petite enfance sans terrorisme et les affres d’un avenir incertain, ils tentent de se frayer un chemin. Ils ont 16 ou 17 ans, appartiennent aux classes aisées d’une Algérie rongée par les inégalités sociales, tout juste convalescente de sa dernière "décennie sanglante". Trente-trois élèves du lycée Alexandre-Dumas d’Alger ont pris le risque de coucher sur le papier leur désarroi et leurs espoirs, leur révolte et leur fierté.

Scolarisés dans un établissement français payant, situé sur les hauteurs de la capitale, ils ne représentent pas "la jeunesse algérienne". Mais les textes qu’ils ont produits pendant l’année scolaire 2003-2004 et qui doivent être publiés en mars 2005 aux éditions Filigranes disent trop directement, trop abruptement, le mélange d’angoisse et d’enthousiasme qui les anime, pour ne refléter que les états d’âme de jeunes privilégiés. L’Algérie qui transparaît à travers leur regard est ainsi : désespérante et formidable, objet d’une insatiable grogne et sujet d’un amour jaloux.

L’aventure a commencé à la rentrée 2003, lorsque six professeurs du lycée (français, histoire, arabe, philosophie) ont lancé un atelier d’écriture. Objectif pédagogique : inciter des élèves à hisser leur pratique du français écrit au niveau de leur oral, nettement plus élevé. Trente-trois élèves de seconde et de première se sont portés volontaires pour composer successivement sur deux thèmes : "Alger vue de ma fenêtre" et "Votre passé".

Ils ont pris l’habitude de se retrouver le jeudi matin (l’équivalent du samedi matin en pays musulman), moment où le lycée est normalement vide, pour écrire et peaufiner leurs textes en compagnie des enseignants. "Ce projet pédagogique correspondait à une forme de thérapie", témoigne Patrick Leroyer, proviseur du lycée Alexandre-Dumas, qui explique la particularité de son établissement - "le premier de ma carrière où nous avons des difficultés à mettre les élèves à la porte le soir" - par "l’impression de liberté" qu’y ressentent, selon lui, des élèves pourtant confinés "à l’intérieur de hauts murs couverts de barbelés".

Car "Alexandre-Dumas" n’est pas un lycée comme les autres. Situé dans le quartier résidentiel de Ben Aknoun, ce vaste ensemble à l’architecture sévère a rouvert en septembre 2002 après une parenthèse de huit années imposée par les attentats antifrançais de 1993-1994. L’événement, enjeu diplomatique des deux côtés de la Méditerranée, a été décidé en haut lieu mais s’est réalisé dans la discrétion. Officiellement, le lycée a reçu le qualificatif d’"international" et son nouveau nom a été soigneusement choisi pour évoquer la France, surtout sans rappeler d’aucune façon son histoire algérienne.

Aujourd’hui, l’établissement fait figure de citadelle, avec son sas d’entrée, son système vidéo et ses vigiles. Les personnels n’en sortent guère et la cantine y est obligatoire pour des raisons de sécurité, alourdissant les frais de scolarité, qui s’élèvent ainsi à 190 000 dinars (environ 1 600 euros) par an. Seul établissement préparant au baccalauréat français ouvert en Algérie, il y obtient des résultats enviables, attirant un nombre croissant de candidats sélectionnés par concours. Certains élèves, enfants de hauts responsables algériens, le fréquentent dans la plus grande discrétion, car le mot d’ordre officiel reste l’arabisation de l’enseignement. Mais le lycée débouche sur un sésame recherché : l’admission au bac donne droit à un visa pour poursuivre des études supérieures en France.

Pour le proviseur, l’expérience de cet atelier d’écriture a permis aux élèves "d’exprimer des choses qu’ils portent en eux depuis longtemps, les professeurs se limitant aux rôles de déclencheurs et d’accompagnateurs". Joël Cantaut, professeur d’histoire et géographie, initiateur du projet, avoue qu’il a été "stupéfait par la somme de souffrance exprimée, par la détermination à dire les choses et, parfois, par la qualité d’écriture". Non, assure-t-il, les professeurs n’ont pas fait écrire à leurs élèves ce qu’ils ressentent eux-mêmes : "Notre travail de relecture a consisté à rechercher une exigence formelle toujours plus élevée, jamais à réécrire ou à nous substituer aux élèves."

"Ils ont l’impression que l’image de l’Algérie véhiculée par la presse et la télévision française est exclusivement noire, et donc fausse, poursuit M. Cantaut. Les adolescents ont voulu dire aussi à quel point ils aiment ce pays. Ils acceptent notre regard critique à condition qu’un rapport de confiance s’instaure et parce qu’ils ont saisi que, nous aussi, nous aimons l’Algérie."

Sur un point important cependant, des textes ont été écartés : ceux qui pouvaient passer pour injurieux à l’égard de l’islam. "Tout peut être monté en épingle, justifie le proviseur. Nous ne pouvons pas prêter le flanc à ce genre d’accusation." Passé cet exercice de voltige, il reste des textes lourds, où se mêlent le passé récent sanglant et les échos anciens d’une autre guerre qui, déjà, avait obligé les enfants algériens à vieillir trop vite. Le rêve aussi d’une Algérie "sans chômage ni analphabétisme" où le respect, l’honnêteté et la convivialité seraient la règle, "comme autrefois", croient ces adolescents si jeunes et déjà nostalgiques.

Source : www.lemonde.fr