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Alger à l’heure du grand bazar

mercredi 3 novembre 2004, par Hassiba

Les « hittistes » se sont volatilisés. Personnages familiers du décor urbain voici peu, les désoeuvrés sont une espèce en voie de disparition dans les rues d’Alger.

Rassemblés à l’entrée des immeubles, ils avaient été surnommés ainsi par dérision parce qu’ils passaient leurs journées le dos appuyé aux murs.

La fin du « hittisme » tient plus à un changement de mentalité qu’à la baisse du chômage qui touche encore 23% de la population active. Depuis la fin des années de plomb le petit peuple d’Alger commerce avec une vigueur décuplée. Il suffit pour s’en convaincre de parcourir le bas de la casbah. Anciens islamistes reconvertis dans la vente de sous-vêtements féminins, boulangers à la sauvette vendant leurs pains sur le trottoir à même le sol, marchands de téléphones portables ou de vieux livres scolaires en français : la ville bouillonne.

Au port, les ferries en provenance de Marseille débarquent des voitures d’occasion convoyées par des passeurs tandis que les spécialistes du « business » du faux débarquent des lots de fringues siglés Adidas ou Nike. A quelques pas de là, des trafiquants se fournissent en alcool. Un peu plus haut, le square Port-Saïd fourmille de cambistes. La place fait office de marché de change parallèle à ciel ouvert. Liasses de billets à la main, ils proposent leurs services pour des transactions souvent importantes. Aujourd’hui, cent euros valent 11 500 dinars à la vente contre 9 000 au cours officiel. Le prix des monnaies fortes est à la hausse car la date du petit pèlerinage à La Mecque approche. Il grimpera encore avec le Hadj, le grand pèlerinage. Les futurs pèlerins s’approvisionnent sur le marché clandestin en raison des taux alléchants, mais aussi des contraintes engendrées par un contrôle des changes kafkaïen. S’ils ne disposent pas d’un compte personnel en devises dans une banque locale, les Algériens doivent procéder à des transferts de fonds complexes vers l’étranger via des systèmes de convertibilité commerciale.

Hamid, le barbu originaire de Jijel, Momo dit « le com missaire » surnommé ainsi car son ancienneté dans le milieu des cambistes clandestins lui vaut un respect particulier et Ali, un grand gaillard de Sétif, peuvent proposer le change sans être inquiétés. Car l’existence du marché arrange tout le monde. « Nous avons toujours pu travailler sans que la police nous dérange. La « Bourse » n’a jamais fermé même quand les flics et les terroristes se tiraient dessus », explique Ali dont les instruments de travail se résument à un téléphone portable et une lampe à ultraviolet pour vérifier les filigranes des coupures.

Grand classique des économies du tiers-monde, le marché noir des devises explose en Algérie avec la fin de l’économie d’Etat et l’essor du commerce avec l’Europe. « Le contrôle disparaîtra à terme, mais le tissu n’est pas prêt pour l’instant à supporter le choc », commente un économiste.

En attendant, l’économie informelle et les combines petites ou grandes croisent le commerce officiel. Ce mélange des genres a permis à de jeunes entrepreneurs d’accéder à la fortune en un temps record. Ahmed, un fils d’émigré, est rentré au pays en 1995 pour monter une entreprise de rechapage de pneus : « On m’a mis des bâtons dans les roues parce que je gênais des intérêts. Je me suis lancé dans l’importation de biens de consommation, des paraboles, des trucs comme ça. On réunit l’argent pour les achats grâce à l’épargne d’un réseau de retraités algériens vivant en France. On achète en cash, disons pour un million d’euros, on revend au pays et on change les dinars en euros sur le marché noir. On roule le fisc et on échappe aux taxes. Résultat : de gros bénefs. » Le système a ses rabatteurs, rémunérés au mois, chargés de récolter l’argent et ses convoyeurs. « C’est le DHL algérien », sourit Ahmed. « L’autre jour, j’ai cassé le pare-brise de ma Mercedes coupé sport. La poisse. Il y a trois mois d’attente chez le concessionnaire à Alger. Mais avec le « DHL algérien » je l’ai eu en trois jours. Un type est venu spécialement de Lyon pour me fournir, c’est comme une société de services, mais au noir. » Son dernier coup ? L’immobilier. « C’est le nouveau secteur qui rapporte. Les prix des terrains flambent. On achète des emplacements, on construit et on loue aux sociétés internationales », dit-il. Ahmed, le nouveau riche, aime revenir en France mais seulement pour « claquer du fric pendant les vacances ». L’Algérie est, selon lui, le nouvel eldorado.

Déconnectés de l’Algérie traditionnelle, les jeunes rois du business à l’algérienne sont la version méditerranéenne des hommes d’affaires moscovites de l’après-communisme. Ils prospèrent grâce à leur esprit d’entreprise, à des espaces juridiques en jachère et à un Etat longtemps déliquescent.

Mais l’heure est à la reprise en main. Les douanes sont exhortées par le gouvernement à redoubler d’effort pour lutter efficacement contre la contrefaçon. Des opérations coups de poing sont organisées pour contraindre les commerçants à ne plus louer des registres de commerce sous des prête-noms et tenir leurs comptes à jour. Mais la pilule a du mal à passer. Le 13 octobre à Ghardaïa, dans le Mzab, l’arrivée d’équipes de vérificateurs des douanes et des impôts a provoqué des émeutes. Les commerçants ne supportaient pas d’être contrôlés. L’affaire s’est terminée au tribunal avec des peines de prison pour onze manifestants.

Prompts à s’enflammer, beaucoup d’Algériens font remarquer que si dans leur pays les « petits » payent souvent les pots cassés, la République des « copains » et des « coquins » se porte bien. Ils dénoncent la corruption généralisée et les passe-droits accordés aux proches du régime. Selon un récent rapport de la Banque mondiale, les responsables algériens toucheraient jusqu’à 20% de commissions dans les accords qu’ils négocient avec leurs partenaires étrangers. « Le système économique a laissé se développer des pratiques mafieuses à tous les niveaux », reconnaît L’Expression, un quotidien proche de la présidence. « La différence entre les riches à l’ancienne et nous, c’est qu’ils gagnent de l’argent sans rien faire alors que nous nous bossons », juge Ahmed, convaincu que son pays se réveille enfin.

Par Thierry Oberlé , www.lefigaro.fr