À propos de : Nicole Pellegrin, Voiles. Une histoire du Moyen Âge à Vatican II, CNRS Éditions
par Francesca Canadé Sautman , le 20 juillet 2018
Voilà plus d’un millénaire qu’hommes et femmes portent le voile dans nos contrées. Nicole Pellegrin montre que, loin de toujours répondre à des préceptes religieux ou moraux, le voile dit aussi les expériences esthétiques d’un Occident avide de transparence.
En 410 pages érudites, Nicole Pellegrin propose une superbe exploration historique, culturelle, psychologique, sociologique et anthropologique des formes, modalités et usages des voiles portés et représentés dans le contexte occidental, et plus particulièrement en France, du Moyen Âge aux années 1960. Resté longtemps une composante décisive de l’habillement, l’enveloppement de la tête par un ou plusieurs voiles occupe de sa forte présence esthétique et symbolique les espaces privé et public. S’intéresser aux voiles dans les rituels tant laïques que religieux, c’est toucher aux manifestations du deuil, à l’expression des émotions, à l’affirmation du secret, de la noblesse, de la hiérarchie sociale, de la séparation, du paraître — des expériences qui ne sont pas réservées aux femmes, mais dont l’association persistante avec les femmes présente indubitablement un intérêt pour l’histoire et la théorie du genre.
N. Pellegrin souligne, découd et examine la pluralité du voile, ce « vêtement souple et non cousu qui couvre la partie haute du corps et notamment la tête », « objet fascinant, car il est matériel et poétique, allégorique et pesant » (p. 5-6). Elle rappelle les significations inscrites au cours des siècles dans ce simple artefact textile qui cristallise les tensions dans notre univers postcolonial globalisé. Son livre montre combien nous sommes rien moins que transparents, visibles et lisibles.
Des réalités et des significations plurielles
N. Pellegrin affirme d’emblée sa volonté de « se dépayser ou du moins s’excentrer », de tenter des « séries pertinentes » d’images qui n’opposent pas « le rêve » et « la connaissance », de se laisser guider par des experts en certaines matières tout en n’hésitant pas à « disloquer le temps » (p. 9 et 11). Son essai, structuré en 5 chapitres, et accompagné d’une centaine d’illustrations, se clôt sur une copieuse bibliographie incluant les dernières parutions sur des aspects pointus de l’histoire du vêtement, des pratiques textiles et leurs représentations, des voiles dans les arts ou l’Islam.
Sans faire abstraction des violentes polémiques qui entourent depuis une trentaine d’années le port du voile islamique (notamment en France), Voiles n’adopte pas une approche relativiste. Il évite cette perspective bien intentionnée, mais limitée qui, juxtaposant les couvertures de tête à travers régions, cultures et religions différentes, recevrait de cette proximité une vérité transculturelle évidente. Une des originalités de l’ouvrage est de partir de modèles occidentaux partagés dans les cultures de l’Antiquité et du Moyen Âge, avant de se concentrer sur la France de l’Ancien Régime à la période contemporaine où ce pays, du fait de la place qu’y occupe la laïcité républicaine, n’est plus associé au port du voile. Ce faisant, il aborde les zones d’ombre de lieux culturels familiers — à travers des développements sur le voile des communiantes (chapitre 3), des religieuses et des infirmières au début du XXe siècle (chapitre 4) ou l’histoire du costume régional (chapitre 5).
Un examen des ambiguïtés du voilement masculin ouvre stratégiquement le livre. S’y affirme la complexité des messages et des pratiques, depuis les hommes bleus du pays touareg jusqu’aux sculptures de pleurants du XVe siècle bourguignon : c’est avant tout la face que les hommes voilent, lieu corporel qui suscite des conflits particulièrement virulents dans la perspective occidentale. En fait, la femme occidentale qui, au Moyen Âge et durant la première modernité, se couvrait le visage était souvent soupçonnée de le faire pour cultiver des liaisons sans être reconnue. Les voiles n’ont donc pas uniquement été signes de piété, pudeur et chasteté.
Dans son analyse des représentations de la vie de la Vierge Marie et de la Crucifixion (chapitre 2), N. Pellegrin s’attache aux chromatismes des voiles et éclaire les rapports, connus, mais toujours insuffisamment explorés, entre le perizonium du Christ (voile signalant la vérité révélée en le Christ et marque théologique de son humanité) et le voile de tête de sa mère (p. 130). À la lisière du Moyen Âge et de la Renaissance, ce parallèle participe aussi, pour les artistes, de la recherche d’effets de transparence. Les programmes narratifs de ces images mènent à une perception de la sacralité du voile, artefact du culte et instrument spirituel, dépassant de très loin les notions de pudeur. L’attention que l’auteure porte au tissu rayé parfois porté par Marie (p. 142 et 152), qui a une longue histoire dans le vêtement régional en Méditerranée, est originale. En suggérant que le remplacement, dans l’art de la couture, du pan de tissu non taillé — le voile — par un objet construit et assemblé a pu entraîner une surenchère dans sa représentation du sacré, et donc de la Vierge et des saintes (p. 74), N. Pellegrin affirme aussi la part de la technique dans les évolutions idéologiques.
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