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Cauchemars en cuisine

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    « Être des guerriers, courber l’échine »


    Des petits bistrots aux grandes tables, les humiliations font souvent partie du quotidien de ceux qui travaillent en cuisine. Enracinée dans une conception militaire de la hiérarchie, la violence est justifiée comme un passage obligé. Alors que les nouvelles recrues sont plus enclines à dénoncer les abus, quelques chefs s’attaquent au système.

    par Alexia Eychenne


    Jérôme Bosch. — « Le Jugement dernier » (détail), vers 1482
    Académie des Beaux-Arts de Vienne, Autriche


    Un jeudi après-midi, au lycée hôtelier de Metz, une cinquantaine d’élèves reviennent sur leurs premières expériences dans la restauration. « Mon maître de stage m’a plaqué contre le mur et frappé », « J’ai pris un “headshot” avec un œuf parce que j’avais oublié d’enfourner les meringues », « Ils m’ont jeté un torchon mouillé au visage en me disant : “C’est toi l’esclave” », indiquent les témoignages rédigés d’une écriture enfantine sur des feuilles volantes. Leurs auteurs n’ont pas plus de 20 ans, mais beaucoup ont déjà éprouvé la tradition de violence — physique et verbale — ancrée dans un secteur fort de 1,2 million de salariés (1).

    La banalité du phénomène n’étonne pas Mme Marion Goettlé, face aux élèves ce jour-là. Longtemps la jeune femme, cheffe du Café Mirabelle à Paris, a gardé le silence sur le dénigrement quotidien et le harcèlement sexuel qu’elle a subis de la part d’un ancien patron. « Je vivais ces violences comme inhérentes au métier, comme s’il fallait être des guerriers, courber l’échine », relate-t-elle. L’association qu’elle a cocréée en 2021, Bondir.e, intervient dans les formations en cuisine pour aider les élèves à identifier comme telles les maltraitances, et à les refuser.

    Depuis une dizaine d’années, des témoignages percent la chape de plomb. En 2015, un commis dépose une plainte — classée sans suite — contre le chef Joël Robuchon pour harcèlement. La même année, une enquête de France Télévisions met en cause M. Yannick Alléno, auréolé du titre de « cuisinier de l’année » par le guide Gault & Millau : les prud’hommes reconnaîtront l’existence de « faits de violence physique » au Pavillon Ledoyen, son restaurant trois étoiles des Champs-Élysées. Depuis 2019, le compte Instagram « Je dis non chef ! » a compilé quelque deux cents récits de sévices : apprentis soulevés par le cou, brûlures à l’aide de casseroles, agressions sexuelles dans des chambres froides…

    Soixante-quinze heures par semaine

    Les difficultés de recrutement de la profession, dont la presse se fait régulièrement l’écho, pourraient l’encourager à l’introspection. Mais dans cette myriade d’entreprises, des bistrots aux tables de luxe, la prise de conscience demeure superficielle au regard de la question de fond : pourquoi de tels écarts au droit — ou au respect des personnes — dans un secteur érigé au rang de patrimoine national ?

    Au début du xxe siècle, Auguste Escoffier rationalise le travail aux fourneaux. L’ancien chef de cuisine des armées conçoit une organisation en « brigade » inspirée de l’univers militaire. Au bas de l’échelle se trouvent les commis, chargés des basses besognes, et, au-dessus, les chefs de partie. Le second coordonne l’ensemble et le chef chapeaute la réalisation finale. Imaginée au bénéfice de l’élite de la Belle Époque, la pyramide d’Escoffier s’impose aujourd’hui dans tous les types d’établissements. « Le modèle de la haute gastronomie au service de la grande bourgeoisie structure encore l’enseignement des lycées hôteliers », note Adrien Pégourdie, maître de conférences en sociologie à l’université de Limoges. Qu’importe que seule une poignée d’élèves parviennent à s’y faire une place après l’obtention de leur diplôme.

    Ces établissements forment chaque année des milliers de jeunes majoritairement issus des classes populaires, après une orientation scolaire le plus souvent subie, avant que le secteur n’exploite leur force de travail. Le lycée hôtelier n’enseigne pas que la technique. « Il s’agit de discipliner les corps et les comportements pour préparer les élèves au rapport de subordination avec la clientèle et à un univers marqué par une forte division du travail », relève Pégourdie. Le sociologue n’a observé aucune violence au sein des écoles, mais du « conditionnement ». « Les élèves apprennent à accepter la place qui leur est attribuée. Le culte de l’investissement, la valorisation du don de soi et de l’engagement total reviennent tout au long du cursus. » Le chercheur constate d’ailleurs une surreprésentation des enfants de militaires, de policiers ou de vigiles, qui « maîtrisent déjà des codes, notamment le sens de la hiérarchie ».

    La vocation d’ascenseur social attribuée à la restauration au bénéfice d’adolescents réputés « pas scolaires » justifierait un apprentissage « à la dure ». Les jeunes cuistots intériorisent ce principe. « Quand les cuisiniers décrivent les brimades insupportables subies au début de leur carrière, beaucoup ajoutent : “Mais qu’est-ce que j’ai appris !” », déplore M. Xavier Hamon, cuisinier et fondateur de l’université des sciences et des pratiques gastronomiques (USPG). Des figures du milieu relaient l’idée que la violence ne serait qu’une forme extrême de rigueur. « Certains chefs présentent leur réussite en cuisine comme une revanche par rapport aux difficultés scolaires qu’ils ont pu rencontrer. Ils se repositionnent socialement grâce à leur travail acharné », souligne Arthur Hacot, qui étudie l’organisation des restaurants étoilés dans le cadre de son doctorat au Conservatoire national des arts et métiers (CNAM).

    Alain Ducasse, Thierry Marx, Philippe Etchebest… Depuis une quinzaine d’années, les chefs ont rang d’icônes (2). Génies culinaires, entrepreneurs, vedettes de la télé, la célébration de leur réussite renforce leur pouvoir. Ce « récit de l’excellence constitutif d’un culte de la performance », relève M. Hamon, peut permettre de s’acheter une forme d’impunité. Les dirigeants politiques défendent ainsi bec et ongles la restauration française et ses figures. Quand, le 27 septembre 2017, le président français Emmanuel Macron s’adresse aux « grands chefs » à l’occasion du concours mondial de la gastronomie, il glorifie leur sacrifice : « Les journées qui commencent tôt et qui finissent tard, la volonté de perfectionner un geste jusqu’à l’extrême, (…) la fatigue qui n’existe pas. »

    Dans le même discours, le chef de l’État s’extasie devant des travailleurs qu’il a observés, à minuit, dressant la table du jour « avec passion ». La profession vaut « exemple pour les plus jeunes », estime M. Macron : « Rien ne se fait sans l’effort, rien n’existe sans le mérite, rien ne se conquiert sans ces petits matins. » Deux ans plus tard, un établissement prestigieux de l’Aude qui ne décompte pas les heures de ses salariés se fait épingler par l’inspection du travail. Libération (17 novembre 2019) raconte comment la ministre de tutelle de cette administration, alors Mme Muriel Pénicaud, se fend d’un courrier de médiation bienveillant qui invoque l’« excellence professionnelle » du chef mis en cause, ses « trois étoiles au Guide Michelin » et la « note exceptionnelle (…) attribuée par Gault & Millau »

    Comment prétendre combattre les violences sans s’intéresser aux conditions de travail qui habituent aux maltraitances ? Pour servir le meilleur repas possible, les professionnels subissent des contraintes intenables, notamment de temps. « La journée est organisée en flux tendu, le moindre aléa peut totalement désorganiser le service en causant des erreurs, des retards, la perte de denrées. Et, in fine, l’insatisfaction du client et du patron », décrit Hacot.

    La violence joue alors un double rôle. À titre individuel, elle permet d’évacuer la tension ; à l’échelle collective, « elle apparaît comme un moyen d’assurer la docilité des subordonnés, leur engagement, tout en éliminant les moins endurants », résume le chercheur. Fabien (3) en a fait l’expérience. À 21 ans, il débarque comme chef de partie dans un restaurant étoilé. Six mois durant, il travaille « soixante-quinze heures par semaine pour 1 300 euros par mois ». Son chef, encensé par la critique, assure par sa brutalité l’implication des équipes, le standing de l’établissement et sa rentabilité. « Il nous insultait, nous humiliait et on avait l’impression qu’il était prêt à taper sur l’un de nous, se souvient Fabien. Alors l’équipe était tout le temps sur le qui-vive. Personne ne prenait le temps de manger, ou bien des restes, debout voire assis sur une poubelle. »

    Le manque d’espace de travail facilite aussi les mauvais traitements. Pour les femmes, d’abord, encore souvent considérées comme des intruses en cuisine. « Outre des violences sexistes et sexuelles, elles subissent des maltraitances structurelles : absence de vestiaires ou de tenues adaptées à leur morphologie, étroitesse des cuisines, où les corps se touchent… », décrit Elsa Laneyrie, maîtresse de conférences en psychologie du travail et ergonomie à l’université Lumière Lyon 2. Mais le cadre confiné accroît la pression de la hiérarchie sur l’ensemble des salariés. « En cuisine, les employés travaillent les uns sur les autres, sans possibilité d’échapper au regard de leur supérieur, qui voit immédiatement les erreurs commises », souligne Pégourdie.
    وألعن من لم يماشي الزمان ،و يقنع بالعيش عيش الحجر

  • #2

    Cette confrontation directe tient aussi à la structure des restaurants, petites et moyennes entreprises (PME) ou très petites entreprises (TPE). Devenu chef à l’expérience, sans formation à l’encadrement, le patron fait souvent figure de modèle. « Il y a une tendance dans le secteur à concevoir les collectifs de travail comme des instances familiales, souligne Maxime Clément, doctorant à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS). Ce type de relations freine la politisation des problèmes, car dénoncer ou revendiquer reviendrait à trahir. » Les horaires décalés et le mode de vie atypique qu’ils impliquent achèvent d’enfermer la profession dans une autarcie peu propice à la remise en question. Les syndicats ? « Nous ne sommes jamais sollicités pour accompagner des salariés qui subiraient des violences, alors qu’on sait qu’elles existent, regrette Mme Stéphanie Dayan, secrétaire nationale de la Confédération française du travail (CFDT) Services. On est face à une population jeune, parfois mineure, très peu au courant de ses droits. »

    Ces dernières années, des écoles hôtelières aux chefs, le discours a évolué. Les violences ne sont plus systématiquement niées. « Mais on observe une tendance à renvoyer la question à des comportements individuels plutôt qu’à sa dimension sociale et collective », nuance Clément. La poignée d’associations qui font de la prévention dans les lycées constatent un intérêt pour leur discours, mais souvent sous l’impulsion de professeurs isolés. Une enseignante de cuisine qui a elle-même subi des violences psychologiques et sexuelles au cours de sa carrière, recueille chaque année auprès de ses élèves « quatre à cinq témoignages de stages qui se passent mal ». « J’ai travaillé dans des lycées où les employeurs étaient ensuite identifiés et évités, mais ce n’est pas le cas partout, relate-t-elle. On ne confronte pas les patrons à leurs responsabilités pour ne pas “griller” nos partenaires. »

    Du côté des salariés, ceux qui ne supportent plus les maltraitances quittent le métier en silence ou partent en quête d’établissements connus pour avoir rompu avec la brutalité. Mais cette forme de retrait reste souvent le fait de cuisiniers arrivés plus tard dans le métier, après une reconversion. Issus de milieux plus favorisés, plus diplômés et forts d’une expérience professionnelle préalable, ils perçoivent plus facilement les dysfonctionnements d’un secteur rejoint par passion.

    Les solutions proposées par les chefs relèvent souvent de la cosmétique. M. Marx peut expliquer à Paris Match (28 février 2015) avoir « introduit au sein de ses équipes la pratique du tai-chi-chuan, avec pour objectif de lutter contre le stress et de souder les équipes ». Le Groupement des hôtelleries et restaurations de France (GHR), une organisation patronale, compte sur la « pédagogie » d’un « petit guide du management pragmatique » qui devait être diffusé à ses 45 000 adhérents courant 2024 pour changer les pratiques. Ces dernières années émerge toutefois un nouvel archétype : celui du chef repenti. Le Danois René Redzepi, à la tête du Noma, considéré comme l’un des restaurants les plus prestigieux au monde, a ainsi annoncé au New York Times (9 janvier 2023) fermer faute d’un modèle viable sur le plan économique mais aussi social, liant cette impasse à la question des maltraitances.

    « Pas envie de devenir comme vous »

    En France, M. Éric Guérin, chef de La Mare aux oiseaux, un restaurant de Loire-Atlantique, fait partie des rares cuisiniers médiatiques à prôner une nouvelle organisation du travail inspirée par son expérience de la violence. Pendant longtemps, singeant les chefs qui l’ont formé, M. Guérin raconte avoir « poussé à bout [ses] équipes, crié, lancé des assiettes et des casseroles », biberonné à l’idée « qu’il faut souffrir pour être un bon cuisinier » et que le stress excuse tout. « Quand mon second m’a dit un jour : “Je n’ai pas envie d’être comme vous à votre âge”, ça m’a fait un choc », assure-t-il. Outre entamer un travail psychothérapeutique, le restaurateur assure avoir réduit le nombre d’heures travaillées et augmenté les repos. « On a retrouvé de la sérénité, alors qu’avant, c’était “no limit”. Résultat, les équipes changeaient tout le temps et même le matériel claquait de tous côtés. »

    Reste que les progrès tiennent encore au bon vouloir des chefs, sans impulsion au niveau national. « Notre profession ne peut s’en sortir seule, soutient M. Hamon. Nous avons besoin d’aide et de regards extérieurs : de l’inspection du travail, des sciences sociales… » Le rapport au client, à ses exigences, doit également évoluer. « Si la question de la domination est omniprésente dans la restauration, conclut-il, c’est aussi parce que nous travaillons dans un métier de servitude. »


    (1) Léo Moquay et Justine Obser, « Effectifs et difficultés de recrutement dans l’hébergement-restauration à l’été 2022 », Focus, n° 61, direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques (Dares), Paris, 9 novembre 2023.

    (2) Lire Rick Fantasia, « Recette pour devenir un grand chef », Le Monde diplomatique, septembre 2021.

    (3) Son prénom a été changé à sa demande.
    وألعن من لم يماشي الزمان ،و يقنع بالعيش عيش الحجر

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