L’Aïd el-Kebir tombe au même moment que la poussée électorale du RN. Reportage avec une famille en Moselle, où la panique n’a pas encore gagné les rangs, mais où l’on sait pouvoir faire partie des premières cibles du parti d’extrême droite.
Faïza Zerouala
rsArs-sur-Moselle (Moselle).– « Vous saviez que Jordan Bardella avait une ascendance kabyle ? J’ai vu ça sur Wikipédia hier soir »,annonce Nacima alors que toute sa famille est en train de partager le couscous à l’agneau façon kabyle, agrémenté de pastèque ou de piments. Sur la table aussi, du Selecto et de l’Orangina sans sucre. L’information sidère légèrement l’assistance, dépitée de partager ce lien géographique avec le président du Rassemblement national. « Mais il en a honte on dirait ! »,commente-t-elle.
Dans cette maison mosellane coquette, aux murs tapissés de quelques photos de famille, on célèbre ce dimanche l’Aïd el-Kebir, ou aïd al Adha, la fête du sacrifice, l’une des plus importantes en islam. Même si le faste festif d’antan s’est un peu émoussé.
Ici on n’égorge plus de mouton depuis des années, alors que la famille en achetait, jusqu’au début des années 2000, une dizaine pour les sacrifier le jour de la fête. Puis, les réglementations se sont durcies, des pères ont été verbalisés, ce qui a dissuadé tout le monde. « Ça s’est perdu dans les interdictions », commente Nacima, la cinquantaine, éducatrice spécialisée responsable d’un service psy.
![](https://static.mediapart.fr/etmagine/article_google_discover/files/2024/06/17/20240617-img-une-famille-musulmane-face-au-rn-un-jour-d-aid-1.jpg)
Impossible de ne pas se réunir ce jour-là, après la prière du matin à la mosquée ou en plein air. Le déjeuner se déroule chez la sœur aînée de la fratrie, Nadira, agente d’entretien de 57 ans, avant de se déporter chez la grand-mère, Houria. On amène des roses pour les mères et les grands-mères, des pâtisseries. Tout le monde a sorti ses plus belles tenues, des robes kabyles avec leurs broderies caractéristiques ou des abayas achetées la veille à Metz ou venue tout droit de Dubaï, couleur pastel.
Houria, la grand-mère, née en 1946 à côté de Béjaïa en Kabylie, reste le pilier de la famille. Elle s’est mariée à la « récolte des olives » en novembre 1962, quelques mois après l’indépendance de l’Algérie. Elle est arrivée à Marseille en 1966 avec son mari. Celui-ci est décédé en décembre 2020 des suites d’un covid agressif sur un homme au système respiratoire fragilisé par des années à baigner dans l’amiante comme ouvrier.
Le couple a eu onze enfants, « neuf filles et deux garçons ». Dans son jardin, trône un beau figuier comme en Kabylie, dont les branches ploient sous le poids des fruits qui seront mûrs à la fin de l’été. À 78 ans, la vieille dame s’affaire encore à préparer le couscous pour le repas du soir dans une énorme marmite vu le nombre de bouches à nourrir – une vingtaine ou une trentaine, peut-être.
Savoir que l’on est une cible
La collision de l’actualité – entre la fête et cette victoire du RN aux élections européennes et la dissolution qui s’est ensuivie – n’a pas échappé à la tablée. La panique n’a pas encore gagné les rangs mais les membres de la famille savent qu’ils seront, en tant que musulman·es, parmi les premières cibles de l’extrême droite au pouvoir.
Pourtant, rien d’autre ne frappe plus que leur profond ancrage en France. Un attachement déjà raconté par Stéphane Beaud, dans son ouvrage La France des Belhoumi, où le sociologue entendait proposer une contre-image desMaghrébins, « beaucoup plus réaliste sociologiquement que l’image, spectaculaire et médiatique, qui s’est diffusée et enkystée dans maints segments de la société française ».
Une partie de la famille vit à Ars-sur-Moselle, à une dizaine de kilomètres de Metz, au cœur d’une mixité certaine. En 2022 lors des législatives, la candidate RN Marie-Claude Voinçon, s’était inclinée face au LR Vincent Seitlinger. Mais aujourd'hui, l’extrême droite, RN et Reconquête cumulés, ont séduit 44 % des votant·es lors des européennes.
Les sorties hostiles à l’islam, aux étrangers aussi, abîment jour après jour, saillies après saillies, leur lien avec la France même si la famille insiste : hors de question de se « victimiser ». Sur le sujet, les anecdotes fusent. On raconte les collègues intrusifs qui disent à Kenza, 26 ans, douanière en Suisse, leur regret de la voir désormais voilée « alors qu’elle a de si beaux cheveux », et se demander qui l’a influencée.
Depuis l’élection européenne, Houcine, 65 ans, son père et époux de Nadira, a peur de dire bonjour à ses connaissances. Le chauffeur poids lourd, jeune retraité, sait que parmi eux se cachent mathématiquement des électeurs d’extrême droite eu égard à son score élevé dans la ville. Il assure n’avoir jamais été victime de racisme. Sa fille Kenza le reprend : « Il y avait ce mécanicien qui t’appelait l’Arabe. Tu ne répondais pas au début… »
L’homme acquiesce, il n’était pas titulaire, il craignait de perdre son travail, il fallait nourrir trois enfants. Mais il a fini par traiter son collègue de « Rital », en guise de représailles. Nadira écope au travail de « Toi tu n’es pas pareille » après une litanie de propos racistes ou stigmatisants. Elle trouve ces remarques tout aussi violentes qu’un racisme frontal.
![](https://static.mediapart.fr/etmagine/article_thumbnail/files/2024/06/17/20240617-img-une-famille-musulmane-face-au-rn-un-jour-d-aid-2.jpg)
Agrandir l’image : Illustration 2Nacima. © Photo Faïza Zerouala / Mediapart
Voile rouge posé sur sa chevelure, la belle-sœur de Nadira, Karima, assistante maternelle, raconte s’être vu demander par des parents, dont elle allait potentiellement garder le bébé, si elle priait devant les enfants et si elle célébrait Noël. Ses réponses (négatives) l’ont évincée du poste. Elle a compris d’elle-même, le couple ne s’est même pas enquis de son tarif.
Voter… ou pas
Dans la famille, certain·es ont voté aux européennes , d’autres non. La peur du RN est pourtant partagée, depuis l’époque où Jean-Marie Le Pen – « ouvertement raciste », souligne Houcine – occupait le devant de la scène.
Houria et son mari n’ont jamais demandé la nationalité française pour pouvoir voter. Jusqu’à son décès à 85 ans, le grand-père, pur produit de l’histoire algérienne et française, n’a jamais souhaité « retourner sa veste » selon ses propres mots. La grand-mère se contente de cartes de séjour de dix ans depuis son arrivée en France en 1966. Fataliste, elle ne se sent pas menacée par une potentielle arrivée du RN au pouvoir.
Son beau-fils, Houcine, yeux verts et casquette Gavroche sur le crâne, vote avec constance depuis sa naturalisation il y a vingt et un ans, sur incitation forte de ses patrons de l’époque. Nadira s’ajuste sur son mari sur le plan électoral. Leurs voix se portent toujours à gauche, pour la défense des ouvriers qu’ils sont. Mais jamais sur des programmes qui divisent, sa crainte.
Kenza, leur fille, a peur des restrictions des libertés publiques, des associations dissoutes, des mosquées fermées et de l’abattage rituel interdit, la fin des repas sans viande dans les cantines. Une vidéo datée de 2022 circule sur les réseaux sociaux. Jordan Bardella y annonce vouloir interdire l’abattage rituel sans étourdissement préalable donc de facto la viande halal et casher.
Sa sœur, Katia, 32 ans, chargée de facturation dans une société, aux cheveux nouvellement nimbés de reflets rouges assortis à sa robe, ira sûrement « faire barrage » mais tout ça ne l’intéresse pas au fond. Elle ne suit plus l’actualité, ses parents l’en ont dégoûtée, rit-elle.
Leur routine informationnelle est abreuvée. « Le “12-45” sur M6, puis le “13 heures” de TF1. Le soir, le “19 heures” de France 3, puis le “19-45” de M6 puis le “20 heures” de Tf1. Et le reste du temps CNews et BFM », liste Katia. « Mais ces deux-là, ça ne vaut pas la peine, ce sont que des fachos sur les plateaux », commente son père. La souffrance et la frustration de n’être jamais représenté·es correctement en tant que musulman·es pèsent aussi sur le moral général.
Kenza, qui de son propre aveu « passe son temps à dire aux gens d’aller voter », y compris dans sa fratrie rétive, ne l’a pas fait pour les européennes. Elle culpabilise mais elle a renoncé car elle ne se reconnaît pas dans les programmes. Celle qui cajole sans cesse son chat a été tentée quelques secondes de donner sa voix au Parti animaliste.
La jeune femme considère la dissolution comme « une deuxième chance » d’éviter le RN. Elle met de l’espoir dans l’alliance des « minorités ». « Qui aurait dit que les LGBT marchent avec les musulmans et les féministes ? » Autour d’elle, elle se réjouit encore de la clarification, pour reprendre le terme d’Emmanuel Macron, à l’œuvre.
Certaines de ses copines musulmanes, peu politisées, ont rompu des amitiés de dix ou quinze ans après que d’autres ont annoncé avoir voté pour Jordan Bardella. Depuis, les mêmes partagent sur Instagram des visuels montrant que le RN est contre les droits des femmes. « Elles font passer leur statut de femmes avant le fait d’être musulmanes »,se réjouit Kenza. Les prises de position des youtubeurs Lena Situations ou Squeezie, de sa génération, lui ont également bien plu, même si elle doute de l’efficacité du procédé.
Nacima, sa tante, tient aussi à voter. Depuis qu’ils sont petits, elle emmène ses enfants avec elle accomplir ce qu’elle considère être un « devoir citoyen ». Mission transmission réussie : son fils, primo-votant, qui vit dans le Sud pour ses études, a fait une procuration pour les européennes. Et le fera aussi pour les élections législatives.
Célia, 24 ans, sa fille, coordinatrice de projets dans le social au Luxembourg pour des réfugié·es, a voté LFI. « Pour Rima Hassan », qu’elle connaissait pour son engagement à l’Observatoire des camps de réfugiés que l’avocate a fondé en 2019. Elle espère que le RN ne pourra pas mettre en application ses lois, grâce aux traités européens notamment.
![](https://static.mediapart.fr/etmagine/article_thumbnail/files/2024/06/17/20240617-img-une-famille-musulmane-face-au-rn-un-jour-d-aid-3.jpg)
Agrandir l’image : Illustration 3Houria, la grand-mère, prépare le couscous familial de l’Aïd el-Kebir. © Photo Faïza Zerouala / Mediapart
Sa mère, en tant qu’éducatrice spécialisée, ne décolère pas que l’adhésion aux idées du RN soit si haute. « Ils s’immiscent dans notre spiritualité. Ce qui les dérange ? notre mouton, nos hommes en qamis, nos voiles. » Elle précise : « Je ne porte pas le voile mais je suis solidaire. »
Commentaire