Enquête
« Sur la piste des “brouteurs” » (1/2). Chaque année, en France, plusieurs milliers de personnes se font piéger sur Internet par des arnaques aux sentiments. La police et des « chasseurs d’escrocs » se mobilisent pour coincer ces usurpateurs prêts à tous les mensonges pour rafler la mise.
Son mariage devait se tenir en juillet, dans l’Oise. Monique (le nom des victimes a été modifié), 53 ans, auxiliaire de vie à Clisson, en Loire-Atlantique, avait tout prévu : la robe, le menu, les fleurs et même les invités célèbres, des amis de son futur époux : Patricia Kaas, Florent Pagny ou Mireille Mathieu. Une « fête d’exception » qu’elle attendait avec d’autant plus d’impatience qu’elle n’avait toujours pas rencontré son fiancé. Mais, après trois ans d’échanges quotidiens sur l’application Messenger – matin, midi et soir, sans compter les nuits blanches –, elle avait l’impression de le connaître intimement. Elle le suivait surtout depuis l’adolescence, à travers les médias, car c’était une star : David Hallyday en personne.
Curieusement, Monique avait dû avancer les frais du mariage ; environ 12 000 euros. « David » ne manquait pas d’argent, bien sûr, mais disons qu’il avait des « pépins » ces derniers temps : son compte en banque était bloqué, et l’héritage de son père – Johnny – était sans cesse ajourné. Monique avait donc pris l’habitude de le « dépanner ». Leur relation s’était nouée sur Facebook en 2020, pendant le premier confinement imposé, lors de l’épidémie de Covid-19. C’est « David » qui avait commencé à lui écrire sur Messenger. Il n’utilisait pas son compte officiel sous prétexte que son manageur, comme ses fans, ne devait rien savoir de ses problèmes d’argent.Monique a d’abord accepté de lui faire des virements de 250 euros par coupons PCS (prepaid card service, carte de paiement à faible traçabilité).
« A ce moment-là, j’étais déjà séparée du père de mes enfants, confie-t-elle au Monde. Quand on a vendu notre maison, les virements que je faisais pour David sont devenus plus importants et réguliers. Pourquoi s’inquiéter ? Il m’envoyait de l’argent lui aussi, des sommes que je devais reverser sur d’autres comptes bancaires. Et les fonds que je lui prêtais, il me promettait de me les rendre au centuple quand l’héritage de son père serait débloqué. » Au total, elle lui a versé près de 40 000 euros.
Au fil de cette liaison virtuelle, Monique avait bien noté des « incohérences ». « David » prétendait vivre incognito au Portugal – raison pour laquelle ils ne pouvaient jamais se voir –, mais les sommes qu’elle lui envoyait approvisionnaient des comptes en Afrique de l’Ouest. Autre détail troublant : alors qu’elle avait accepté de lui prêter ses codes d’accès à Netflix, la plate-forme américaine l’informait régulièrement que son compte était utilisé à Abidjan, en Côte d’Ivoire… Quant aux portraits que « David » lui envoyait, elle s’étonnait de trouver les mêmes sur les réseaux sociaux. Normal, se défendait-il : des hackeurs avaient piraté sa « bibliothèque photos ». « Je suis idiote, n’est-ce pas ? »,s’excuse Monique d’une voix blanche. Elle avait des doutes, mais ne voulait pas briser l’illusion, trop heureuse de se marier avec cet homme. « Aujourd’hui, le doute n’est plus permis, je suis bel et bien tombée sur un escroc. Il m’a insultée parce que je refusais de lui donner plus d’argent. Et pourtant, j’ai honte de l’avouer, mais il me manque un peu. »
Faux amoureux, faux policier
Monique vit désormais chez sa fille aînée, qui ne sait rien de cette « histoire d’amour ». « Elle ne me pardonnerait jamais d’avoir été aussi naïve »,assure-t-elle. Pourquoi ne pas avoir porté plainte ? Par crainte d’être moquée par les enquêteurs. Comme elle, beaucoup de victimes hésitent à se signaler auprès des autorités. Pour les encourager à franchir le pas, le ministère de l’intérieur a lancé une plate-forme en ligne, Thesee. Même dans une petite ville où tout se sait, comme celle de Monique, les victimes peuvent désormais déposer une plainte sans se rendre à la gendarmerie. Depuis la création de Thesee, en 2022, ce service géré par la police judiciaire (PJ) enregistre une hausse constante desescroqueries aux sentiments. Thesee enquête ainsi sur plus de 3 500 de ces arnaques. Depuis les confinements de 2020-2021, la brigade de répression de la délinquance astucieuse (BRDA), un autre service géré, celui-ci, par la PJ parisienne, a elle aussi vu les « faux à l’amour » exploser sur Internet.
A défaut de déposer une plainte, les victimes peuvent également trouver conseil et assistance auprès de la plate-forme Cybermalveillance.gouv.fr. « Signe de la gêne qui entoure ces infractions, nous sommes contactés autant par l’entourage des victimes que par les victimes elles-mêmes, observe Jean-Jacques Latour, responsable cybersécurité de ce site gouvernemental. Le nombre de signalements est certainement très inférieur au nombre réel de fraudes. C’est vrai pour les arnaques à la romance, mais aussi pour d’autres escroqueries en ligne comme le cyberharcèlement. » A l’échelle mondiale, seule une infraction numérique sur dix ferait l’objet d’un signalement, selon les chiffres du Federal Bureau of Investigation (FBI), et aux seuls Etats-Unis, le préjudice connu des fraudes sentimentales était estimé à 735 millions de dollars (667 millions d’euros) en 2022. En France, dans les annales de la jeune plate-forme Thesee, le plus gros montant dérobé en une seule et même arnaque à l’amour s’élève à 700 000 euros.
La plupart des usurpateurs travaillent au long cours. Certains peuvent mêmeentretenir des liens pendant plus de dix ans avec leurs proies. « Les victimes aux moyens modestes font parfois des prêts à la consommation ou hypothèquent leur maison »,poursuit M. Latour. Tous les profils sociaux sont touchés : auxiliaires de vie, ingénieurs, ouvriers, et même des magistrats à la retraite. Quant au préjudice moral, il est parfois si violent qu’il peut conduire au suicide. Deux hommes de 18 ans – l’un en 2015, en Haute-Saône, l’autre en 2021, dans le Tarn-et-Garonne – ont ainsi mis fin à leurs jours, après avoir été victimes d’une « sextorsion » (chantage à la vidéo compromettante). Cette même année, un retraité de la région nantaise s’est donné la mort pour la même raison.
Les autorités s’inquiètent également des conséquences à long terme de cette délinquance en ligne. « Ces fraudes minent l’ensemble des échanges numériques, analyse le colonel Florian Manet, coordinateur des cyberenquêtes pour la gendarmerie nationale. Le digital sert de support à notre assurance-maladie, à nos déplacements, à nos achats… Si plus personne n’a confiance dans le numérique, comment envisager l’avenir ? »
Même après avoir pris conscience de la supercherie, Monique a été victime d’une tentative de « surarnaque ». « Après avoir bloqué le profil Facebook de l’usurpateur qui me demandait toujours plus d’argent, j’ai été contactée par Interpol, raconte-t-elle. Un policier avait été informé de l’escroquerie. Apparemment, une enquête allait être ouverte. Mais comme l’arnaqueur se trouvait en Côte d’Ivoire, je devais acquitter des frais de dossier, environ 1 500 euros. » Monique refuse de payer. Le faux policier – sans doute le même homme que celui qui s’était fait passer pour David Hallyday – promet alors de lui « pourrir la vie ». « Ces tentatives de surarnaque sont monnaie courante, déplore M. Latour. Même sur les réseaux sociaux liés à notre plate-forme de prévention, ces faux agents d’Interpol viennent patrouiller, en quête de proies faciles. »
« On en trouve même sur Leboncoin »
Depuis ses échanges avec le faux policier, Monique ne parle plus de son aventure sur Internet. En dehors du Monde, auquel elle a accepté de livrer son témoignage, elle n’a confié ses déboires qu’à une seule personne : « Lili Sphincter ». Sous ce pseudonyme se cache une bénévole de 36 ans qui accompagne et soutient les victimes d’imposture à la romance. « Lili Sphincter » est une figure reconnue de la communauté des « croque-escrocs », comme ils s’autodésignent. Mission de ces justiciers numériques : traquer les usurpateurs. Après les avoir débusqués, ils les occupent en jouant avec eux aussi longtemps que possible. Comme la plupart des « croque-escrocs », Lili Sphincter n’est pas une ancienne victime, mais juste une personne « émue par les drames qui entourent les arnaques sentimentales ». Elle administre un groupe Facebook de 20 000 membres, où sont signalés les faux profils et les nouvelles techniques de fraude. « Lili m’a tout de suite mise en confiance, dit Monique. Avec elle, je me suis sentie moins bête… J’ai compris que je n’étais pas la seule à m’être fait avoir. »
Grâce à son compte destiné à la prévention (@arnaquemoisitupeux), Lili Sphincter met en scène ses échanges avec les escrocs. Elle les attire en jouant la proie idéale, toujours sous des identités fantaisistes : José Bové, Albert Dupontel ou Godefroy de Montmirail, célèbre personnage du film Les Visiteurs. « José chéri, tu dois savoir que mon amour n’est réservé qu’à toi »,lui écrivait, en octobre,une arnaqueuse appâtée sur Facebook. « Je te donne toutes mes différences/Tous ces défauts qui sont autant de chances »,lui a aussitôt répondu Lili Sphincter, en écho à la chanson de Jean-Jacques Goldman. « Je suis touchée, mon cœur », s’est émue son interlocutrice, accompagnant son message d’émoticônes roses. A cette usurpatrice, la « croque-escroc » a promis un virement de plusieurs milliers d’euros, qui, bien sûr, ne viendra jamais.
Dans les pays anglo-saxons, les premières publications des scambaiters(littéralement « attrape-escrocs »)apparaissent au début des années 2000. L’audience de cette communauté s’élargit rapidement à tous les continents. Chaînes YouTube, groupes Facebook, comptes TikTok… Ils attirent les arnaqueurs et les font tourner en rond au fil d’échanges absurdes et divertissants, qui n’ont rien à envier aux pièces d’Eugène Ionesco, dans le but de sensibiliser les internautes à la méfiance envers les identités numériques. Cesjusticiers du Web débusquent les usurpateurs partout où ils se trouvent : « Sur Instagram, Meetic, Skype… énumère Victor Baissait, expert en technologie et « croque-escrocs » à ses heures perdues. On en trouve même sur Leboncoin ou dans les commentaires des articles du Monde en ligne ! »
Les imposteurs privilégient toutefois les espaces prisés par les baby-boomeurs (Facebook, applications de Scrabble, sites de jeux télévisés…), une génération considérée comme vulnérable, car peu à l’aise avec les outils numériques. « L’identité d’un animateur de France Télévisions comme Cyril Féraud est fréquemment usurpée, révèle Victor Baissait. Sur Facebook, il a existé jusqu’à 150 faux comptes à son nom. » Le phénomène a pris une telle ampleur que l’animateur en personne a alerté son public à l’antenne, en février 2022 : « Ne donnez jamais d’argent à quelqu’un qui se fait passer pour moi, pour Nagui ou Stéphane Bern (…). Ne vous faites pas avoir par ces enfoirés. »
Cette population cible est également prisée des arnaqueurs, car ceux-ci tentent d’y débusquer des personnes seules. En France, près de 80 % des victimes d’arnaque sentimentale seraient ainsi des femmes de plus de 50 ans. En revanche, le rapport s’inverse pour les « sextorsions », qui concerneraient à 80 % des hommes de moins de 30 ans.
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