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Dans les cuisines parisiennes, l’exil aliénant des travailleurs tamouls

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  • Dans les cuisines parisiennes, l’exil aliénant des travailleurs tamouls

    Dans la capitale, le secteur de la restauration repose grandement sur la main-d’œuvre venue du Sri Lanka. Pour ces exilés qui ont fui les persécutions du gouvernement cinghalais, l’épuisement dans les cuisines est souvent la condition pour obtenir le droit de rester en France.

    Eliott Nail


    RiazRiaz montre l’emploi du temps scotché sur le mur gras de la cuisine du restaurant. À côté des horaires, son vrai nom : Basheer. « Quand je suis arrivé en France, en 2012, j’ai utilisé les papiers de mon cousin pour me faire embaucher au restaurant. Il s’appelle Riaz. »Depuis, la vérité a été rétablie sur les papiers administratifs. Mais au restaurant, le nom de Riaz lui est resté. Un rappel de son exil forcé et de son arrivée chaotique en France.

    Comme la majorité des immigrés srilankais à Paris, Riaz est tamoul. En 2010, alors étudiant, il devient chauffeur d’un homme politique de sa région natale « pour gagner un peu d’argent ».Très vite, il est pris dans un conflit qui le dépasse (lire l’encadré). Les Cinghalais, au pouvoir, le menacent de mort. Il n’a pas d’autre choix que de s’exiler :« Paris, c’est mon cousin qui vivait là », explique-t-il. Son seul contact en Europe.

    Agrandir l’image : Illustration 1Riaz travaille 300 heures par mois en cuisine. Une situation courante pour les exilés tamouls qui ont fui la guerre au Sri Lanka. © Photo Eliott Nail pour Mediapart

    Fuir les persécutions cinghalaises au Sri Lanka (cette grande île au sud de l’Inde qui compte 22 millions d’habitant·es), rejoindre un membre de sa famille en France 8 500 kilomètres plus loin, puis trouver un travail dans la restauration. Une succession d’étapes devenue presque un passage obligé pour les immigrés tamouls vivant à Paris. « C’est vrai qu’on travaille presque tous en cuisine », acquiesce Riaz après un temps de réflexion. Dans cette brasserie du Ve arrondissement, ses quatre collègues cuisiniers sont tamouls.

    Karoun, 35 ans, a suivi ces mêmes étapes d’exil. Il est arrivé en France en 2018, à la suite de la mort de son père, tué par des Cinghalais. Depuis la cuisine, il pointe son doigt vers chaque restaurant du quartier : « Contrescarpe, y a Tamouls, Delmas y a Tamouls… tous les restaurants y a Tamouls »,dit-il en rigolant. Lui aussi a trouvé ce travail par des amis de la communauté.

    Malgré la fin de la guerre civile, la répression se poursuit

    La guerre civile au Sri Lanka se déroule officiellement de 1983 à 2009 et oppose plusieurs groupes armés tamouls au gouvernement cinghalais. Sur l’île, les Cinghalais sont majoritaires et en grande partie bouddhistes. Les Tamouls, eux, ne parlent pas cinghalais et sont principalement hindous, musulmans ou chrétiens. Ils représentent un quart de la population et sont majoritaires dans le nord et l’est du pays. Menés par les Tigres tamouls (LTTE), ils réclament leur indépendance.

    La violence du conflit provoque la mort de plus de 50 000 civils et la fuite de centaines de milliers de Tamouls, pris en étau entre le LTTE et l’armée srilankaise. Dans les années 1990, la France reconnaît la gravité de la situation et accueille des milliers de réfugié·es tamouls. Mais depuis 2009 et la défaite des Tigres, la politique d’accueil française a changé. Pourtant, la répression de la langue tamoule et les meurtres n’ont pas cessé. L’État ethnonationaliste du clan Rajapaksa mène toujours une forte politique de cinghalisation dans le nord et l’est de l’île.

    « On assiste à une massification de la présence des Tamouls dans les cuisines parisiennes, à tel point que c’est devenu une niche ethnique », confirme Anthony Goreau-Ponceaud, chercheur spécialiste de la diaspora tamoule en France. Parce qu’ils ne parlent généralement pas français, les Tamouls succèdent, en bas de la hiérarchie de la restauration parisienne, aux migrants d’origine subsaharienne. Ces derniers, qui maîtrisent mieux la langue française et les démarches administratives, accèdent plus rapidement à l’échelon supérieur.

    Mais pour les cuisiniers tamouls, les faibles salaires rendent souvent nécessaire de travailler doublement. Depuis mars dernier, Riaz jongle entre deux restaurants différents. Un seul salaire mensuel d’environ 1 400 euros net, le minimum, ne lui permet plus de se loger correctement dans la capitale. « J’ai mis dix mois à trouver un appartement puisque les agences me réclamaient un salaire trois fois plus élevé que le prix du loyer », dit-il en levant les yeux au ciel.

    Pas de jours de repos


    Aujourd’hui, Riaz travaille 70 heures par semaine et n’a pas pris de vacances depuis un an. Il ironise : « Maintenant j’ai l’argent, mais pas le temps d’en profiter. » Une situation aliénante partagée par beaucoup de cuisiniers de la communauté. Les horaires décalés de la restauration, couplés aux bas salaires, les conduisent très souvent à accepter un deuxième travail, au détriment de leur vie personnelle.

    D’autant que, pour beaucoup, il faut intégrer la question familiale au calcul. Karoun verse entre 300 et 500 euros par mois à sa famille restée au Sri Lanka. Une somme à laquelle s’ajoute le remboursement d’une dette de 15 000 euros contractée pour venir en France. Pour tenir la cadence, il travaille 280 heures par mois, sans jour de repos.

    Un rythme épuisant pour soutenir sa mère, qu’il ne reverra sans doute jamais. « Trop dangereux de retourner au Sri Lanka », dit-il, dans un sourire éteint. Il l’appelle quotidiennement. Et si Karoun, qui s’est marié en avril dernier, va avoir son premier enfant ce mois-ci, il l’affirme : son fils « sera français et ne travaillera pas dans les cuisines ».

    Asif*, manager d’un restaurant parisien, résume la situation : « Quand tu travailles dans la restauration, tu n’as pas de vie. » La surcharge de travail est néfaste pour la santé. Depuis mars, Riaz dort mal. Il se plaint des pieds et a des maux de tête constants.

    Saravan*, arrivé en France en 2010, fait exception à cette règle. Ses deux parents ont été tués quand il avait six ans par les Tigres tamouls, qui les accusaient de ne pas assez les soutenir. Grâce à son statut de réfugié, il touche aujourd’hui 250 euros par mois de la CAF. Sans cela, il devrait aussi chercher un deuxième travail.

    Mais pour la grande majorité des exilés tamouls, travailler dans la restauration reste l’une des meilleures options pour se faire régulariser. C’est le cas de Riaz. Ses demandes d’asile ont été deux fois rejetées par l’Office français de protection des réfugiés et apatrides (Ofpra), qui n’a pas cru à son histoire. Pourtant, il avait pris le risque de donner le nom de ceux qui le menaçaient. Pas suffisant.

    Peu de revendications


    Il est resté pendant neuf ans en attente de régularisation, payant ses impôts, collectionnant les fiches de paie. Puis il a cherché à obtenir un titre de séjour grâce à la « circulaire Valls » : il faut fournir 30 bulletins de salaire sur cinq ans et témoigner du soutien de son patron. « L’État nous force à travailler illégalement pour ensuite être régularisé », déplore-t-il.

    La procédure a abouti en 2021. Dans la foulée, Riaz est parti au Sri Lanka. Trop tard pour voir sa mère, décédée en 2019. « C’est difficile à accepter, très difficile », confie-t-il. Il ne veut plus retourner dans son pays.

    Cette longue attente est courante pour les cuisiniers tamouls. Arjun*, 35 ans, est arrivé en France en décembre 2008, au cœur d’une des périodes les plus violentes du conflit. Pourtant, il a aussi vu son dossier refusé par l’Ofpra. L’homme oscille entre incompréhension et résignation. Après ce rejet, il a travaillé dans deux autres restaurants avant de trouver un patron qui accepte de le déclarer et de l’accompagner dans les démarches de régularisation.

    Les chefs d’entreprise profitent du côté peu revendicatif des Tamouls qui « ne parlent pas la langue française, ne peuvent pas trop revendiquer leur droit au risque de perdre leur emploi, et ont une méconnaissance totale des institutions »,analysele chercheur Anthony Goreau-Ponceaud.

    Après douze ans passés en France, Riaz, lui, souhaiterait négocier une augmentation ou quitter ce poste pour en chercher un autre, mieux valorisé. Mais il doit attendre pour cela le renouvellement de sa carte de séjour, en 2026. « Souvent ça se passe comme ça, le patron t’aide pour les papiers, donc il doit aussi en profiter »,indique-t-il, résigné : « Je suis bloqué. »

    Il est 23 h 30, un dimanche soir. Riaz finit de nettoyer la friteuse. Il termine sa semaine de 70 heures. Demain matin, une autre commencera. Face aux semaines qui s’enchaînent sans repos, deux repères temporels constituent son horizon. En 2025, sa femme devrait obtenir son visa pour le rejoindre en France. L’année suivante, son titre de séjour devrait être renouvelé. En attendant, il garde un œil lointain sur les débats autour de la loi immigration. Avec un petit espoir : obtenir le droit de prendre son temps.
    وألعن من لم يماشي الزمان ،و يقنع بالعيش عيش الحجر
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