Enquête
Le Rassemblement national obtient ses meilleurs scores dans les zones rurales et périurbaines où les étrangers sont rares. Pour ces électeurs, le vote RN n’est pas lié à une expérience malheureuse de la diversité mais à une quête de respectabilité sociale. Leur objectif est de se distinguer des « assistés », catégorie dans laquelle ils rangent les immigrés.
Marine Le Pen le répète inlassablement depuis des années : si nombre de Français adhèrent à ses discours alarmistes sur la « submersion migratoire », c’est parce qu’ils font, jour après jour, l’expérience malheureuse, voire douloureuse, de la diversité.
A force de vivre aux côtés d’immigrés qui s’emploient à « balayer la culture, les valeurs et les modes de vie des Français », à force de côtoyer au quotidien « le bruit et l’odeur » évoqués en 1991 par Jacques Chirac, ils rêvent, et le Rassemblement national (RN) les comprend, de chasser de l’Hexagone leurs voisins venus d’ailleurs.
Dans le domaine des sciences sociales, cette loi de la proximité a un nom : la théorie de la menace. « Dans les années 1960, aux Etats-Unis, les psychologues sociaux Muzafer Sherif et Carolyn W. Sherif ont montré que la compétition entre les groupes pour accéder à des ressources rares comme le travail, les filières scolaires ou les aides sociales pouvait engendrer de l’anxiété, des antagonismes, des stéréotypes négatifs, voire des conflits, explique la politiste Nonna Mayer. C’est la théorie dite “réaliste” de la menace – réaliste car les différends entre les groupes sont ancrés dans la vie sociale. »
Parce que cette théorie n’explique qu’une partie des tensions entre les groupes, les chercheurs lui ont ajouté, dans les décennies suivantes, un versant « symbolique ». « En France, par exemple, la xénophobie touche fortement les agriculteurs, qui n’ont pourtant rien à redouter, objectivement, de la concurrence économique des immigrés, précise Vincent Tiberj, professeur de sociologie à Sciences Po Bordeaux. Dans ce cas, la clé de compréhension ne réside pas dans la compétition directe sur le marché du travail, mais dans une crainte plus diffuse liée à une vision du monde : la peur qu’un univers disparaisse, qu’un déclassement intervienne, qu’une nation perde son homogénéité. »
Qu’elle soit réaliste ou symbolique, cette théorie, qui met l’accent sur les périls de la mixité, cohabite, dans le domaine des sciences sociales, avec une autre pensée qui insiste, au contraire, sur ses vertus. Forgée aux Etats-Unis par le psychologue social Gordon Allport, auteur de The Nature of Prejudice (« La nature des préjugés », Longman Higher Education,1954, non traduit), la théorie du contact affirme que les échanges peuvent faire reculer la méfiance, l’hostilité et les idées reçues. Née dans l’Amérique de la ségrégation, cette réflexion a inspiré les politiques de mixité raciale conduites à partir des années 1960 – notamment le busing, qui consiste à mélanger, dans les écoles, les élèves blancs et noirs grâce aux bus de ramassage scolaire.
La cohabitation dissipe les stéréotypes
Pour Gordon Allport, la cohabitation avec des personnes d’une autre culture, d’une autre nationalité ou d’une autre couleur de peau dissipe les stéréotypes – à condition, bien sûr, qu’il ne s’agisse pas d’un simple bonjour esquissé au coin d’une rue. « Il faut, pour que la théorie du contact fonctionne, que les échanges soient volontaires, qu’ils soient fondés sur une coopération autour d’un but commun et que les personnes qui y participent soient socialement sur un pied d’égalité, précise la politiste Nonna Mayer. Quand on se côtoie dans une association, quand on travaille ensemble sur un projet, quand on partage des activités, les idées reçues, peu à peu, s’éloignent. »
Contrairement à ce que l’on pourrait penser, la théorie de la menace et celle du contact ne s’opposent pas frontalement l’une à l’autre comme le feraient deux lectures antinomiques du monde : la première s’applique dans certains contextes, la seconde dans d’autres – et toutes deux renvoient, au fond, à la même idée : les valeurs sont plus mouvantes qu’on ne le croit. « Elles ne forment pas des systèmes fixes construits pendant l’enfance, comme le pensait le politiste américain Ronald Inglehart, souligne le politiste Vincent Tiberj. Elles se transforment en fonction des conditions de vie, mais aussi du climat politique, économique, social ou culturel. »
Depuis cinquante ans, ces deux théories sont âprement débattues au sein du monde de la recherche au travers de travaux statistiques, d’enquêtes électorales et d’ethnographies locales. En mars 2021, The Journal of Social Issues, la revue de l’Association internationale des psychologues sociaux, recensait, depuis les années 1960, plus de 1 500 études consacrées, dans le monde entier, aux relations intergroupes : la plupart concluent, comme la méta-analyse de Thomas F. Pettigrew et Linda R. Tropp publiée en 2006, qu’à certaines conditions, les échanges entre les groupes engendrent, conformément à la théorie du contact, un recul des préjugés.
Qu’en est-il en France ? La mixité ethnique ou religieuse produit-elle de la tolérance, comme l’affirmait dans les années 1950 Gordon Allport, ou entraîne-t-elle, au contraire, des réactions de rejet ? Dans les lieux où les groupes se mélangent, les préjugés xénophobes ont-ils tendance à reculer ou à progresser ? Pour étudier les mouvements de fond qui traversent la société, les chercheurs s’appuient sur les travaux statistiques consacrés aux valeurs : ces études leur permettent de relier les « attitudes » des citoyens – leur opinion sur les mariages mixtes, les immigrés ou le port de signes religieux – à la mixité de leur lieu de vie.
Facettes « contextuelles » de la tolérance
Deux grandes enquêtes permettent de cerner ces facettes « contextuelles » de la tolérance. La première est le baromètre annuel de la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH), qui propose, depuis 1990, des centaines de questions sur l’immigration que l’on peut associer à la commune de résidence des personnes interrogées – et donc à sa mixité. La seconde est le volet français de l’« European Values Study », dont les résultats, depuis les années 1980, permettent de construire un indicateur des attitudes envers les étrangers que l’on peut rapprocher, département par département, au taux d’immigrés au sein de la population.
Les conclusions de ces enquêtes menées depuis des décennies montrent que la théorie du contact se vérifie. « Dans les zones qui comptent beaucoup d’immigrés, la xénophobie est plus faible que dans celles qui en comptent peu », constate l’un des auteurs du rapport annuel de la CNCDH, le chercheur Vincent Tiberj. « Le mélange entre natifs et immigrés engendre une baisse significative des préjugés, renchérit le politiste Raul Magni-Berton, qui a travaillé avec le chercheur Abel François sur le versant français des enquêtes européennes de 2008 et 2018. Une augmentation de 1 % de la proportion d’immigrés suffit, dans un département, à faire reculer les idées reçues. »
Les travaux ethnographiques, comme l’enquête réalisée en 2019, à Sarcelles (Val-d’Oise), par les politistes Nonna Mayer et Vincent Tiberj, confirment que la diversité raciale et religieuse peut se conjuguer avec une cohabitation apaisée. « Dans une ville aussi multiculturelle que Sarcelles, qui compte plus d’une centaine de nationalités et une vingtaine de confessions religieuses, les habitants vivent face à face mais aussi côte à côte, observe Nonna Mayer. Il peut y avoir des tensions, mais les rencontres quotidiennes et les activités associatives partagées – danse, musique, sport, soutien scolaire – ont des effets positifs sur le vivre-ensemble. »
Publiée en 2013 dans la Revue française de sociologie (volume 54), l’étude d’Abel François et de Raul Magni-Berton montre cependant que lorsque le climat économique se dégrade, la théorie du contact vacille. « Quand un département est touché par le chômage, l’indice de tolérance faiblit : une augmentation de 1 % des demandeurs d’emploi provoque une baisse de 0,11 % de l’indice, constate Raul Magni-Berton, professeur à l’Institut catholique de Lille. L’effet de compétition engendre donc une augmentation de la xénophobie – comme si les natifs, dans un environnement économique tendu, se sentaient menacés par les immigrés sur le marché du travail. »
Ce regain de tension n’est pas toujours lié à l’existence d’une concurrence objective sur le front de l’emploi. « L’augmentation du taux de chômage suscite une crispation anti-immigrés chez les personnes qui sont économiquement vulnérables mais aussi chez celles qui ont une situation professionnelle stable, ajoute le politiste Raul Magni-Berton. Ce raidissement se produit en outre dans les départements qui comptent beaucoup d’immigrés comme dans ceux qui en comptent peu. Le sentiment de menace n’est donc pas le fruit d’une compétition réelle avec les immigrés mais de la crainte d’une concurrence potentielle. »
« Effet de halo »
Si la mixité des lieux de vie façonne tour à tour des mouvements de tolérance ou d’hostilité envers les immigrés, plus complexe est son influence sur le bulletin de vote. Les succès électoraux du Front national (FN), puis du Rassemblement national (RN) sont-ils liés à la présence, ou non, d’immigrés dans la commune ? Varient-ils en fonction de la diversité ethnique des quartiers ? Depuis le début de l’ascension du FN, dans les années 1980, les chercheurs tentent de comprendre le lien entre la présence d’immigrés et le vote en faveur de l’extrême droite – sans toujours parvenir à des conclusions communes.
Une chose est sûre : dans les années 1980-1990, le Front national affiche ses meilleurs scores dans les zones urbaines qui comptent une forte proportion d’étrangers. Dans leur Histoire du conflit politique (Seuil, 864 pages, 27 euros), Julia Cagé et Thomas Piketty montrent ainsi que le message « simple et percutant » du FN de l’époque – « Un million de chômeurs, c’est un million d’immigrés de trop ! » – remporte un grand succès dans les métropoles et les banlieues métissées. Le lien semble si évident qu’en 1986, le démographe Hervé Le Bras le résume en une équation : « vote FN (%) = 6 + (1,7 × étrangers (%)) ».
Assisterait-on, dans les années 1980-1990, à la validation de la théorie « réaliste » de la menace ? Telle n’est pas, à l’époque, l’analyse du politiste Pascal Perrineau : le vote FN des années 1980-1990, précise-t-il dans un livre collectif, Le Front national à découvert (Presses de Sciences Po, 1996), est en réalité implanté non au sein des grands ensembles mais dans les quartiers situés à leurs abords : il est donc le fruit d’un « effet de halo » plus que de difficultés réelles de cohabitation. Les peurs, rejets ou inquiétudes qui nourrissent le vote FN, ajoute-t-il, relèvent du « fantasme » plutôt que de « dangers vécus et objectifs » – c’est la théorie dite « symbolique » de la menace.
Au début des années 2000, ces analyses contradictoires sont cependant bousculées par l’émergence d’un nouveau paradigme électoral. A partir des scrutins législatif et présidentiel de 2002, les métropoles et les banlieues à forte diversité qui, dans les années 1980, avaient fait le succès du Front national, se détournent peu à peu de l’extrême droite. Au second tour de l’élection présidentielle de 2017, Marine Le Pen, qui remporte 33,9 % des suffrages au niveau national, n’en rassemble que 19,68 % dans le Val-de-Marne, 14,35 % dans les Hauts-de-Seine et 21,18 % en Seine-Saint-Denis – trois départements qui comptent une proportion d’immigrés deux, voire trois fois plus élevée que la moyenne nationale de l’époque.

SERGIO AQUINDO
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