A Keur Gol, quartier miséreux de Touba, la ville sainte de la confrérie musulmane des mourides, la parole se libère : un religieux est accusé de plusieurs dizaines de viols.
A leur passage dans les ruelles ensablées de Keur Gol, les bavardages cessent et, souvent, les insultes fusent. Dans ce quartier miséreux de la ville sainte de Touba, siège de la confrérie des mourides, dans le centre-ouest du Sénégal, Aïda (prénom d’emprunt) et ses camarades mènent désormais une vie de parias. « Vous êtes les restes du marabout ! Des secondes mains ! » « C’est comme ça qu’on nous appelle », murmure l’adolescente recroquevillée sur elle-même.
Réunies dans la cour du chef de quartier qui organise les interviews en cette fin de matinée de juin, « les trente-six filles de Touba », ainsi que la presse les a surnommées, font bloc comme un seul corps. Sous leurs voiles colorés, elles se taquinent distraitement, sans se départir d’une certaine mélancolie. En mars, vingt-huit d’entre elles ont déposé plainte pour viols contre leur maître coranique, Serigne Khadim Mbacké, 34 ans. Un homme jusque-là auréolé du prestige de son patronyme qui, au Sénégal, renvoie à la puissante famille Mbacké, apôtre du mouridisme, l’une des confréries religieuses les plus influentes du pays. Le 5 juin, à l’issue d’une cavale de plusieurs semaines, il a été placé sous mandat de dépôt, malgré son nom.
Unies par un combat commun, les jeunes plaignantes se sont, au fil des semaines, trouvé une porte-parole. Aïda, l’aînée, accepte de témoigner dans une pièce attenante. Une rage contenue accompagne son long récit. Elevée par sa grand-mère – son père, vendeur ambulant de café à Dakar, est souvent absent, sa mère souffre d’un lourd handicap –, elle affirme avoir subi deux viols et une agression sexuelle. Les faits se seraient déroulés dans l’école coranique où l’enseignant vivait avec sa femme et son enfant.
« La première fois, j’étais venue sur ordre de ma mère pour qu’il plastifie le livre de religion de ma petite sœur qu’elle avait déchiré. Une fois dans sa chambre, il s’est jeté sur moi. J’ai hurlé, alors il m’a laissée partir en me disant que si je parlais, il me tuerait », témoigne l’adolescente, en se triturant les mains.
Le viol, un crime depuis 2020 au Sénégal
« La fois suivante, j’ai accompagné ma petite sœur à sa récitation. Il m’a demandé de le suivre dans la chambre. Là, il m’a fait boire une potion qu’il gardait dans un seau. Ma tête a commencé à tourner. Je me suis assise sur le lit. Il m’a violée. » Pendant quatre jours, Aïda souffre de vertiges et de douleurs aux hanches. Face aux médecins de l’hôpital, où l’a portée sa grand-mère, elle garde le silence. Un deuxième viol aurait été commis lors d’une veillée de prière, toujours dans la même pièce. Aïda finit par se confier à sa meilleure amie, Yacine, qui lui avouera subir, elle aussi, les assauts du maître.
Yacine, 13 ans, fait figure de lanceuse d’alerte. Après avoir développé une phobie scolaire, la jeune fille s’est confiée aussi à sa grande sœur. « Ma fille aînée ne l’a pas crue, alors Yacine a demandé à quatre camarades, elles aussi victimes, de témoigner. Il n’y avait plus de doute »,déclare en sanglotant Bineta Tall, sa mère. C’est d’elle que partiront les premières dénonciations publiques. Cette aide ménagère aux traits tirés se tourmente désormais pour leur avenir matrimonial. « Vont-elles accepter un homme après ça ? Et qui voudra d’elles ? »
Dans ce coin du Sénégal aux marges de l’émergence économique tant vantée par lepouvoir, le développement se fait attendre. Avec ses enfilades d’habitations inachevées aux murs de brique nus, Keur Gol ressemble à un quartier fantôme. Dans les ruelles, des enfants chétifs et dépenaillés errent depuis que la seule école coranique des environs a fermé. Elle accueillait une quarantaine de filles et de garçons. Ici, comme ailleurs à Touba, en vertu d’un statut spécial conféré à la ville, seule l’école en langue arabe est autorisée.
Pour autant, les parents d’élèves croient en la justice de leur pays. Depuis que l’affaire a éclaté, ils sont vent debout, refusant de céder aux pressions. D’autant que, depuis 2020, le viol est considéré comme un crime au Sénégal. « Les familles ont reçu des menaces des proches de l’enseignant pour qu’elles retirent leur plainte. Ils leur ont assuré que l’affaire n’irait nulle part car ils sont bien plus puissants. Avec ce dossier, la justice sénégalaise a l’occasion de prouver son indépendance face aux pressions », espère Me Abibatou Samb, qui défend bénévolement les parties civiles aux côtés de quatre autres conseils, dont une a été dépêchée par Amnesty International.
Un homme manipulateur
Pour les parents démunis, réclamer justice, c’est aussi prémunir leur enfant contre l’ostracisation qu’engendre le viol dans leurs communautés. Ici, comme dans d’autres régions défavorisées, les mariages se scellent très tôt. La virginité demeure garante de la valeur de la future mariée.
Malgré ce carcan ultraconservateur, la parole des victimes a pu se libérer. Après les premières dénonciations, les rumeurs ont poussé les familles à questionner leurs filles. C’est ainsi qu’Adama Pouye, le chef de quartier, a découvert le calvaire de sa fillette de 10 ans. Le certificat médical établi au moment de la plainte a dévoilé que l’écolière est victime de « lésions vulvaires ». Sidéré, il a convoqué une réunion des parents d’élèves. S’est alors dessiné, lors de la rencontre, le portrait d’un homme manipulateur, qui a placé toute une communauté sous emprise.


Des familles de victimes réunies devant le domicile du chef de quartier, à Keur Gol. COUMBA KANE
« Serigne Khadim Mbacké est arrivé en 2018 comme un missionnaire pour nous apprendre le Coran, la religion. Il présentait bien avec ses beaux boubous. On le consultait pour régler des litiges et on lui envoyait nos enfants quand ils étaient malades. Il les retenait parfois tard en cours, mais on avait totalement confiance en lui », témoigne Adama Pouye, encore abasourdi.
D’après les dépositions des enfants, le marabout opérait un tri entre ses victimes. « Chaque matin, il demandait à une élève – les garçons n’étaient pas choisis – de le suivre dans la pièce attenante à la salle de cours pour réciter des versets. Il leur faisait boire un breuvage, puis les agressait. A celles âgées de 10 ans, il imposait fellations et attouchements. Les plus âgées subissaient des viols avec pénétration. A toutes, il prétendait avoir le pouvoir mystique de savoir si elles le dénonçaient grâce à ses visions », détaille un enquêteur de la brigade de recherche de Touba.
En détention dans l’attente de son procès
Des fillettes affirment également avoir été forcées à visionner des vidéos pornographiques en présence de l’enseignant. Certains parents accusent l’épouse de complicité. « Elle savait ce qui se passait, mais ne l’a pas dénoncé. Un jour, elle l’a surpris avec ma fille. Elle s’est fâchée contre lui et il l’a battue à coups de fouet », affirme une mère de famille. Mais l’épouse dément toute complicité. « Il l’envoyait faire une course chaque fois qu’il voulait s’en prendre aux filles. Elle dit n’avoir rien vu », rapporte un responsable de la police de Touba.
Reste que Serigne Khadim Mbacké, même après les premières rumeurs de viols, a gardé une certaine influence auprès de ses ouailles. Alerté par des habitants des plaintes à venir, il s’est enfui une nuit de mars. Après une halte à Touba, le maître coranique est redescendu vers Kafountine, puis en zone rebelle casamançaise, afin « de se préparer mystiquement à affronter la justice », a-t-il déclaré aux enquêteurs.
A leur passage dans les ruelles ensablées de Keur Gol, les bavardages cessent et, souvent, les insultes fusent. Dans ce quartier miséreux de la ville sainte de Touba, siège de la confrérie des mourides, dans le centre-ouest du Sénégal, Aïda (prénom d’emprunt) et ses camarades mènent désormais une vie de parias. « Vous êtes les restes du marabout ! Des secondes mains ! » « C’est comme ça qu’on nous appelle », murmure l’adolescente recroquevillée sur elle-même.
Réunies dans la cour du chef de quartier qui organise les interviews en cette fin de matinée de juin, « les trente-six filles de Touba », ainsi que la presse les a surnommées, font bloc comme un seul corps. Sous leurs voiles colorés, elles se taquinent distraitement, sans se départir d’une certaine mélancolie. En mars, vingt-huit d’entre elles ont déposé plainte pour viols contre leur maître coranique, Serigne Khadim Mbacké, 34 ans. Un homme jusque-là auréolé du prestige de son patronyme qui, au Sénégal, renvoie à la puissante famille Mbacké, apôtre du mouridisme, l’une des confréries religieuses les plus influentes du pays. Le 5 juin, à l’issue d’une cavale de plusieurs semaines, il a été placé sous mandat de dépôt, malgré son nom.
Unies par un combat commun, les jeunes plaignantes se sont, au fil des semaines, trouvé une porte-parole. Aïda, l’aînée, accepte de témoigner dans une pièce attenante. Une rage contenue accompagne son long récit. Elevée par sa grand-mère – son père, vendeur ambulant de café à Dakar, est souvent absent, sa mère souffre d’un lourd handicap –, elle affirme avoir subi deux viols et une agression sexuelle. Les faits se seraient déroulés dans l’école coranique où l’enseignant vivait avec sa femme et son enfant.
« La première fois, j’étais venue sur ordre de ma mère pour qu’il plastifie le livre de religion de ma petite sœur qu’elle avait déchiré. Une fois dans sa chambre, il s’est jeté sur moi. J’ai hurlé, alors il m’a laissée partir en me disant que si je parlais, il me tuerait », témoigne l’adolescente, en se triturant les mains.
Le viol, un crime depuis 2020 au Sénégal
« La fois suivante, j’ai accompagné ma petite sœur à sa récitation. Il m’a demandé de le suivre dans la chambre. Là, il m’a fait boire une potion qu’il gardait dans un seau. Ma tête a commencé à tourner. Je me suis assise sur le lit. Il m’a violée. » Pendant quatre jours, Aïda souffre de vertiges et de douleurs aux hanches. Face aux médecins de l’hôpital, où l’a portée sa grand-mère, elle garde le silence. Un deuxième viol aurait été commis lors d’une veillée de prière, toujours dans la même pièce. Aïda finit par se confier à sa meilleure amie, Yacine, qui lui avouera subir, elle aussi, les assauts du maître.
Yacine, 13 ans, fait figure de lanceuse d’alerte. Après avoir développé une phobie scolaire, la jeune fille s’est confiée aussi à sa grande sœur. « Ma fille aînée ne l’a pas crue, alors Yacine a demandé à quatre camarades, elles aussi victimes, de témoigner. Il n’y avait plus de doute »,déclare en sanglotant Bineta Tall, sa mère. C’est d’elle que partiront les premières dénonciations publiques. Cette aide ménagère aux traits tirés se tourmente désormais pour leur avenir matrimonial. « Vont-elles accepter un homme après ça ? Et qui voudra d’elles ? »
Dans ce coin du Sénégal aux marges de l’émergence économique tant vantée par lepouvoir, le développement se fait attendre. Avec ses enfilades d’habitations inachevées aux murs de brique nus, Keur Gol ressemble à un quartier fantôme. Dans les ruelles, des enfants chétifs et dépenaillés errent depuis que la seule école coranique des environs a fermé. Elle accueillait une quarantaine de filles et de garçons. Ici, comme ailleurs à Touba, en vertu d’un statut spécial conféré à la ville, seule l’école en langue arabe est autorisée.
Pour autant, les parents d’élèves croient en la justice de leur pays. Depuis que l’affaire a éclaté, ils sont vent debout, refusant de céder aux pressions. D’autant que, depuis 2020, le viol est considéré comme un crime au Sénégal. « Les familles ont reçu des menaces des proches de l’enseignant pour qu’elles retirent leur plainte. Ils leur ont assuré que l’affaire n’irait nulle part car ils sont bien plus puissants. Avec ce dossier, la justice sénégalaise a l’occasion de prouver son indépendance face aux pressions », espère Me Abibatou Samb, qui défend bénévolement les parties civiles aux côtés de quatre autres conseils, dont une a été dépêchée par Amnesty International.
Un homme manipulateur
Pour les parents démunis, réclamer justice, c’est aussi prémunir leur enfant contre l’ostracisation qu’engendre le viol dans leurs communautés. Ici, comme dans d’autres régions défavorisées, les mariages se scellent très tôt. La virginité demeure garante de la valeur de la future mariée.
Malgré ce carcan ultraconservateur, la parole des victimes a pu se libérer. Après les premières dénonciations, les rumeurs ont poussé les familles à questionner leurs filles. C’est ainsi qu’Adama Pouye, le chef de quartier, a découvert le calvaire de sa fillette de 10 ans. Le certificat médical établi au moment de la plainte a dévoilé que l’écolière est victime de « lésions vulvaires ». Sidéré, il a convoqué une réunion des parents d’élèves. S’est alors dessiné, lors de la rencontre, le portrait d’un homme manipulateur, qui a placé toute une communauté sous emprise.

Des familles de victimes réunies devant le domicile du chef de quartier, à Keur Gol. COUMBA KANE
« Serigne Khadim Mbacké est arrivé en 2018 comme un missionnaire pour nous apprendre le Coran, la religion. Il présentait bien avec ses beaux boubous. On le consultait pour régler des litiges et on lui envoyait nos enfants quand ils étaient malades. Il les retenait parfois tard en cours, mais on avait totalement confiance en lui », témoigne Adama Pouye, encore abasourdi.
D’après les dépositions des enfants, le marabout opérait un tri entre ses victimes. « Chaque matin, il demandait à une élève – les garçons n’étaient pas choisis – de le suivre dans la pièce attenante à la salle de cours pour réciter des versets. Il leur faisait boire un breuvage, puis les agressait. A celles âgées de 10 ans, il imposait fellations et attouchements. Les plus âgées subissaient des viols avec pénétration. A toutes, il prétendait avoir le pouvoir mystique de savoir si elles le dénonçaient grâce à ses visions », détaille un enquêteur de la brigade de recherche de Touba.
En détention dans l’attente de son procès
Des fillettes affirment également avoir été forcées à visionner des vidéos pornographiques en présence de l’enseignant. Certains parents accusent l’épouse de complicité. « Elle savait ce qui se passait, mais ne l’a pas dénoncé. Un jour, elle l’a surpris avec ma fille. Elle s’est fâchée contre lui et il l’a battue à coups de fouet », affirme une mère de famille. Mais l’épouse dément toute complicité. « Il l’envoyait faire une course chaque fois qu’il voulait s’en prendre aux filles. Elle dit n’avoir rien vu », rapporte un responsable de la police de Touba.
Reste que Serigne Khadim Mbacké, même après les premières rumeurs de viols, a gardé une certaine influence auprès de ses ouailles. Alerté par des habitants des plaintes à venir, il s’est enfui une nuit de mars. Après une halte à Touba, le maître coranique est redescendu vers Kafountine, puis en zone rebelle casamançaise, afin « de se préparer mystiquement à affronter la justice », a-t-il déclaré aux enquêteurs.
Commentaire