Michel Erman : «Les amis échangent de l’être, et non de l’avoir»
Source liberation par Robert Maggiori , Anastasia Vécrin
D’Aristote à Facebook en passant par Montaigne, le philosophe explicite la notion d’amitié. Longtemps considéré comme tiède, ce sentiment, qui n’a d’autre but que la bienveillance, pourrait pourtant raviver nos liens sociaux.
«Parce que c’était lui ; parce que c’était moi», disait Montaigne à propos de son lien privilégié avec Etienne de La Boétie. Il y a, autant que dans l’amour, de l’inexplicable et de l’intensité dans l’amitié. Dans le Lien d’amitié, une force d’âme (Plon), le philosophe Michel Erman explore avec brio les manifestations diverses des affinités amicales. Quelle différence entre un camarade, un copain et un véritable ami ? Quelle place pour le corps ? Que change Facebook ?
Pour le professeur à l’université de Bourgogne, par la bienveillance, la fidélité et la générosité qui lui sont propres, l’amitié comporte la possibilité de réanimer le lien social.
Qu’est-ce que l’amitié a de moins ou de plus que l’amour pour que sa valeur semble, selon beaucoup de gens, inférieure à celle de l’amour ?
L’amour est une passion qui peut nous amener à abdiquer une partie de notre liberté alors que l’amitié est un sentiment qui s’étaye sur des dispositions, comme la générosité ou le respect, et exige de nous un engagement libre. Depuis le romantisme qui tient l’amour pour la grande affaire de l’existence, ainsi que le disait Stendhal, l’amitié est considérée comme un sentiment tiède. Seul l’amour permettrait de se réaliser et de s’épanouir ! Sans oublier l’anthropologie freudienne qui fait reposer le développement psychique sur la libido. Mais il n’en a pas toujours été ainsi. Montaigne, par exemple, préférait la «chaleur constante» de l’amitié au «feu téméraire et volage» de l’amour.
La tradition platonicienne nous a transmis un lexique et une grammaire pour penser éros, mais cette langue échoue souvent à exprimer la réciprocité. Pensez à l’amour courtois, un des grands mythes de notre civilisation dans lequel la dame placée sur un piédestal fait de l’amant son obligé. Au contraire, pour Aristote, le philosophe de l’amitié, la philia (ou «amitié») est un lien qui implique la bienveillance et la réciprocité car il repose sur une manière d’être, un désir de perfectionner sa nature et non pas sur une passion qui échappe à la volonté. Dans son Ethique à Nicomaque, où on peut lire que «sans amis, personne ne choisirait de vivre», il est admirable de constater que pour l’homme d’aujourd’hui, toutes les résonances de l’amitié sont présentes. Il faut ajouter que, selon Aristote, l’amitié était à la fois un sentiment personnel et une pratique sociale, c’est-à-dire qu’on était citoyen en étant ami. Les citoyens de la belle cité grecque étaient donc susceptibles d’agir ensemble pour leur propre bonheur, mais aussi pour faire régner la concorde.
Pourquoi l’amitié a été par la suite oubliée, exclue du champ de la pensée ?
La raison de cet oubli est d’abord philosophique. Avec l’agapè, la métaphysique chrétienne a balayé l’idée de réciprocité : la charité n’est pas l’amour du semblable, c’est l’amour du prochain. Qui peut n’être personne ! La charité chrétienne implique que l’on s’oublie soi-même au profit de l’amour de l’autre. Or, si l’amitié a une vertu altruiste, celle-ci n’exige pas pour autant l’oubli de soi ; au contraire, elle associe le souci de soi au souci de l’autre. L’agapè chrétienne a donc estompé la philia grecque. Il faut dire que toutes les morales universalistes se méfient des attachements individuels, qu’elles prennent pour une manière de repli sur soi et d’ignorance des autres.
Vous distinguez des nuances dans l’amitié : copain, camarade, ami… Mais comment définir le sentiment amical ?
Si l’on suit Montaigne évoquant La Boétie («parce que c’était lui ; parce que c’était moi»), les affinités amicales restent mystérieuses mais elles renvoient à nos affects. Par contraste avec l’amour, on dira que l’amitié ne vient pas combler un manque, qu’elle consiste au contraire en une élection libre de l’autre à qui on donne sa confiance. Pour moi, il s’agit d’un sentiment désintéressé, sans aucune intention morale et sans autre dessein que celui d’être bienveillant. D’un ami je n’attends rien, sauf l’esprit de réciprocité, lequel ne renvoie pas à un quelconque calcul proportionnel des bienfaits mais tout à l’élan qui porte vers l’autre, à partir d’intentions homologues, et laisse soupçonner des possibles d’existence. Les amis échangent non de l’avoir, mais de l’être.
Avez-vous remarqué que si les amants disent «nous», les amis disent toujours «je» ? Toute amitié véritable implique à la fois rapprochement et maintien d’une distance, qui est l’autre nom du respect de la liberté de chacun. L’amitié constitue un «être-avec» et non pas un «être-nous». A mon sens, le terme d’alter ego, traditionnellement utilisé pour qualifier les amis, n’est pas satisfaisant car ceux-ci sont à la fois semblables et différents. Je pense même que des amis très chers peuvent rester quelque peu étrangers l’un à l’autre. Je préfère parler d’ego alter car, je le redis, dans l’amitié, on ne s’oublie pas soi-même, autrement on aurait affaire à une relation motivée par la charité. Tous les penseurs de type kantien qui mettent sans cesse en doute nos intentions disent que l’amitié renvoie à soi, qu’elle relève en dernière instance d’un amour-propre qui ne s’avoue pas comme tel. Selon moi, l’amitié renvoie plutôt à soi à travers l’autre : c’est un altruisme par amitié de soi qui bannit l’égoïsme de l’individu renfermé sur lui-même. C’est pourquoi l’amitié représente le cœur battant de la réflexion éthique.
Source liberation par Robert Maggiori , Anastasia Vécrin
D’Aristote à Facebook en passant par Montaigne, le philosophe explicite la notion d’amitié. Longtemps considéré comme tiède, ce sentiment, qui n’a d’autre but que la bienveillance, pourrait pourtant raviver nos liens sociaux.
«Parce que c’était lui ; parce que c’était moi», disait Montaigne à propos de son lien privilégié avec Etienne de La Boétie. Il y a, autant que dans l’amour, de l’inexplicable et de l’intensité dans l’amitié. Dans le Lien d’amitié, une force d’âme (Plon), le philosophe Michel Erman explore avec brio les manifestations diverses des affinités amicales. Quelle différence entre un camarade, un copain et un véritable ami ? Quelle place pour le corps ? Que change Facebook ?
Pour le professeur à l’université de Bourgogne, par la bienveillance, la fidélité et la générosité qui lui sont propres, l’amitié comporte la possibilité de réanimer le lien social.
Qu’est-ce que l’amitié a de moins ou de plus que l’amour pour que sa valeur semble, selon beaucoup de gens, inférieure à celle de l’amour ?
L’amour est une passion qui peut nous amener à abdiquer une partie de notre liberté alors que l’amitié est un sentiment qui s’étaye sur des dispositions, comme la générosité ou le respect, et exige de nous un engagement libre. Depuis le romantisme qui tient l’amour pour la grande affaire de l’existence, ainsi que le disait Stendhal, l’amitié est considérée comme un sentiment tiède. Seul l’amour permettrait de se réaliser et de s’épanouir ! Sans oublier l’anthropologie freudienne qui fait reposer le développement psychique sur la libido. Mais il n’en a pas toujours été ainsi. Montaigne, par exemple, préférait la «chaleur constante» de l’amitié au «feu téméraire et volage» de l’amour.
La tradition platonicienne nous a transmis un lexique et une grammaire pour penser éros, mais cette langue échoue souvent à exprimer la réciprocité. Pensez à l’amour courtois, un des grands mythes de notre civilisation dans lequel la dame placée sur un piédestal fait de l’amant son obligé. Au contraire, pour Aristote, le philosophe de l’amitié, la philia (ou «amitié») est un lien qui implique la bienveillance et la réciprocité car il repose sur une manière d’être, un désir de perfectionner sa nature et non pas sur une passion qui échappe à la volonté. Dans son Ethique à Nicomaque, où on peut lire que «sans amis, personne ne choisirait de vivre», il est admirable de constater que pour l’homme d’aujourd’hui, toutes les résonances de l’amitié sont présentes. Il faut ajouter que, selon Aristote, l’amitié était à la fois un sentiment personnel et une pratique sociale, c’est-à-dire qu’on était citoyen en étant ami. Les citoyens de la belle cité grecque étaient donc susceptibles d’agir ensemble pour leur propre bonheur, mais aussi pour faire régner la concorde.
Pourquoi l’amitié a été par la suite oubliée, exclue du champ de la pensée ?
La raison de cet oubli est d’abord philosophique. Avec l’agapè, la métaphysique chrétienne a balayé l’idée de réciprocité : la charité n’est pas l’amour du semblable, c’est l’amour du prochain. Qui peut n’être personne ! La charité chrétienne implique que l’on s’oublie soi-même au profit de l’amour de l’autre. Or, si l’amitié a une vertu altruiste, celle-ci n’exige pas pour autant l’oubli de soi ; au contraire, elle associe le souci de soi au souci de l’autre. L’agapè chrétienne a donc estompé la philia grecque. Il faut dire que toutes les morales universalistes se méfient des attachements individuels, qu’elles prennent pour une manière de repli sur soi et d’ignorance des autres.
Vous distinguez des nuances dans l’amitié : copain, camarade, ami… Mais comment définir le sentiment amical ?
Si l’on suit Montaigne évoquant La Boétie («parce que c’était lui ; parce que c’était moi»), les affinités amicales restent mystérieuses mais elles renvoient à nos affects. Par contraste avec l’amour, on dira que l’amitié ne vient pas combler un manque, qu’elle consiste au contraire en une élection libre de l’autre à qui on donne sa confiance. Pour moi, il s’agit d’un sentiment désintéressé, sans aucune intention morale et sans autre dessein que celui d’être bienveillant. D’un ami je n’attends rien, sauf l’esprit de réciprocité, lequel ne renvoie pas à un quelconque calcul proportionnel des bienfaits mais tout à l’élan qui porte vers l’autre, à partir d’intentions homologues, et laisse soupçonner des possibles d’existence. Les amis échangent non de l’avoir, mais de l’être.
Avez-vous remarqué que si les amants disent «nous», les amis disent toujours «je» ? Toute amitié véritable implique à la fois rapprochement et maintien d’une distance, qui est l’autre nom du respect de la liberté de chacun. L’amitié constitue un «être-avec» et non pas un «être-nous». A mon sens, le terme d’alter ego, traditionnellement utilisé pour qualifier les amis, n’est pas satisfaisant car ceux-ci sont à la fois semblables et différents. Je pense même que des amis très chers peuvent rester quelque peu étrangers l’un à l’autre. Je préfère parler d’ego alter car, je le redis, dans l’amitié, on ne s’oublie pas soi-même, autrement on aurait affaire à une relation motivée par la charité. Tous les penseurs de type kantien qui mettent sans cesse en doute nos intentions disent que l’amitié renvoie à soi, qu’elle relève en dernière instance d’un amour-propre qui ne s’avoue pas comme tel. Selon moi, l’amitié renvoie plutôt à soi à travers l’autre : c’est un altruisme par amitié de soi qui bannit l’égoïsme de l’individu renfermé sur lui-même. C’est pourquoi l’amitié représente le cœur battant de la réflexion éthique.
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