En janvier, l’exécution barbare en Arabie Saoudite d’une domestique sri-lankaise, a tristement rappelé les conditions de vie déplorables de ces employées asiatiques, aussi bon marché que vulnérables. Depuis plus de trois décennies, l’envoi de domestiques asiatiques au Moyen-Orient est une pratique décriée très rentable, qui perdure, alors même que les révoltes dans la région appellent à plus de justice sociale. Retour sur ce phénomène de masse qui détériore considérablement l’image des pays arabes.
Les domestiques asiatiques sont réputées dociles, travailleuses, discrètes. Une main-d’œuvre idéale. Originaires du Sri Lanka, des Philippines, d’Indonésie, de Malaisie, du Bangladesh ou encore du Népal, ces futures «employées de maison» choisissent chaque année de quitter leur terre natale dans l’espoir d’amasser quelques économies au Moyen-Orient et notamment dans les pays du Golfe. N’étant pas considérées comme des citoyennes dans les pays d’accueil, ces domestiques ne jouissent pas des mêmes droits que les locaux et sont tenues de quitter le territoire à l’expiration de leur contrat. L’emploi domestique peut se définir comme un service «n’étant pas destiné à la vente sur un marché, mais à la consommation d’un groupe familial, auquel n’appartient pas le domestique», et suppose la «juxtaposition spatiale de l’espace privé et l’espace où s’exercent les activités laborieuses».[1] L’analyse du phénomène permet de dégager une typologie des domestiques, notamment au Liban.
Le premier type est celui de la domestique «à demeure». Cette dernière vit sous le même toit que ses employeurs, ces derniers finançant tous les coûts de son séjour. Deuxièmement, on retrouve une catégorie de domestiques dites «fugitives». Suite à leurs fuites et à la rupture non conventionnelle du contrat, elles se retrouvent dans une situation d’illégalité et ne disposent généralement plus d’aucun papier d’identité. Elles peuvent par la suite devenir des domestiques dites «free-lance». Troisième catégorie, les employées à l’heure chez des particuliers, elles ont réussi à trouver un prête-nom et disposent d’une liberté contractuelle. Elles peuvent prendre des congés et sont responsables de leur logement. Les premières migrations significatives de ces employées peuvent être datées à la fin des années 1980. Dans les pays d’origine, à forte tradition d’immigration, ces nouveaux flux symbolisaient une certaine forme d’originalité, dans la mesure où il s’agissait pour la première fois de migrations massives de femmes non qualifiées. Entre 1960 et 2005, les effectifs de travailleurs asiatiques, hommes et femmes confondus, ont été multipliés par 44 au Qatar, 100 en Arabie Saoudite, 1464 dans les Emirats arabes unis, où les étrangers représentent aujourd’hui près de 90% de la population.[2] L’Arabie emploie aujourd’hui environ 75 000 employés de maison, selon l’ONU, et plus d’un million et demi, selon l’ONG Human Rights Watch (HRW). Dans un premier temps, l’arrivée massive de ces travailleurs représentait une aubaine, notamment pour les pays du Golfe, devenus dépendants d’une main-d’œuvre étrangère qui permettait de répondre aux besoins induits par l’explosion de l’exploitation pétrolière.
Pâtissant des effets d’une faible démographie, à laquelle s’additionnait un faible taux d’activités des femmes, l’arrivée de dociles asiatiques tombait à point nommé. D’autres avantages économiques en étaient retirés : abaissement des coûts salariaux et flexibilité de la main-d’œuvre. Par ailleurs, la guerre du Golfe ayant provoqué le départ d’environ trois millions d’immigrés issus de la région, il semblait nécessaire de capter une force de travail moins engagée politiquement. Une logique déjà déshumanisante : engager des petites mains donc, mais pas des cerveaux. Dans un deuxième temps, avec le déclin de la rente pétrolière à la fin des années 1980, on assiste à une «déqualification» et à une féminisation de la masse migrante. La qualification n’étant plus un critère de sélection, mais plutôt presque un frein, les enseignantes d’anglais se sont retrouvées nourrices, les infirmières aides-soignantes et les aides-soignantes et couturières, femmes de ménage. [3]
DISPOSITIFS MIGRATOIRES
Dans ce jeu migratoire, les gouvernements des pays d’origine y trouvent aussi leurs comptes. L’émigration a d’ailleurs toujours été fortement encouragée. Ces politiques migratoires incitatives permettent aux pays asiatiques de réduire leur taux de chômage, particulièrement affolant au moment de la crise de 1998 en Asie du Sud-Est. De plus, la main-d’œuvre domestique est considérée comme un produit d’exportation à part entière, qui permet de générer des profits colossaux permis par le rapatriement en masse de devises étrangères. En 2012, 3,4 milliards de dollars ont été envoyés par les domestiques expatriées au Sri Lanka. Les pays «fournisseurs» ont par conséquent bien intégré la nécessité pragmatique de s’ajuster à la demande des marchés internationaux et ont depuis longtemps procédé à l’institutionnalisation de la gestion de l’émigration.
Aux Philippines, la gestion de cette main-d’œuvre ultra rentable est aux mains du Philippine Overseas Employment Administration (POEA), l’administration de l’emploi outre-mer, placé sous la tutelle du ministère du Travail. Cette administration examine le dossier des migrantes candidates au départ, une fois la candidature validée par les agences officielles de recrutement, qui représentent le lien entre la postulante et le marché international. Les agences établissent donc le contact et constituent l’intermédiaire. Elles touchent bien entendu des commissions. A Manille, ces agences foisonnent depuis des années. Leurs devantures sont souvent rédigées en langue arabe, ce qui témoigne de l’importance des réseaux à destination du Moyen-Orient. Les agences sont concurrencées par un autre type d’acteurs : les rabatteurs illégaux.
Ces derniers misent tout sur les migrants découragés par l’accumulation des frais de candidature et les délais d’attente prolongés. Leur activité consiste soit à jouer les intermédiaires entre les agences officielles et les demandeurs d’emploi, mais surtout et aussi à créer leurs propres réseaux parallèles. Ces relais informels jouent aujourd’hui un rôle considérable et disposent de contacts au niveau institutionnel, mais aussi au niveau des employeurs, et savent exploiter les faiblesses des administrations corrompues. Généralement, les agences officielles et non officielles disposent de catalogues avec CV et photos à l’appui. Les employeurs choisissent leurs employées à distance, à la manière dont ils achèteraient n’importe quel produit sur Internet. Une fois l’accord du ministère de l’Intérieur obtenu, l’employeur peut s’occuper de la venue de la recrue et doit s’acquitter des frais de voyage et des charges gouvernementales.
ESCLAVAGE CONTRACTUEL
Liées à un unique employeur, par le biais d’un système de tutelle très restrictif, appelé «kafala», les domestiques ne peuvent se défaire de ce parrain obligatoire sans l’autorisation de l’administration compétente, souvent peu conciliante. La légalité de leur présence sur le territoire est par conséquent liée à l’existence même de cet employeur dont le nom figure sur la carte de séjour. A l’arrivée de la migrante, le passeport est confisqué et remis au nouveau «maître».
Selon le psychosociologue Bales, il est tout à fait possible de parler «d’esclavage contractuel», dans le cas des domestiques sri-lankaises au Moyen-Orient, dénomination que l’on peut étendre à l’ensemble des domestiques asiatiques. Cet esclavage se définit au travers de trois éléments : la violence ou la menace de la violence, la limitation de mouvement physique et l’exploitation économique (liée au salaire).
Finalement, le contrat est un véritable leurre qui ne garantit en rien le respect des obligations envers la migrante. En théorie, des contrats standards sont généralement rédigés par les pays sources qui stipulent qu’en cas de mauvais traitements, de non-paiement du salaire ou d’attentat à la pudeur, l’employée peut résilier son accord. Dans les faits, les contrats particuliers sont souvent rédigés par un notaire en langue arabe, langue inaccessible, et détaille bien plus les devoirs que les droits des domestiques. Beaucoup sont élaborés sans l’accord des ambassades concernées ou sont fondés sur la base d’un contrat type puis amendés en fonction des convenances de l’employeur. Des accords bilatéraux sont censés garantir la protection des ressortissantes asiatiques et contribuent à pallier l’absence de législations du travail applicables à ce type de travailleurs. Mais force est de constater que le droit international peine, comme dans bien des cas, à s’affirmer, étant soumis à la bonne foi des pays signataires pour réellement exister.
LE PRIX DE LA MIGRATION
La migration est déjà en soi une étape difficile. Ces femmes partent travailler pour le bien du groupe familial et doivent endurer une séparation. L’eldorado tant attendu s’avère bien souvent n’être qu’une lointaine contrée où la violence s’est érigée en norme. En effet, si certaines domestiques sont traitées avec tout le respect légitime auquel elles ont le droit de prétendre, d’autres n’ont pas cette chance, particulièrement les domestiques à demeure, les plus vulnérables. Dans beaucoup de cas, les conditions de vie sont déplorables : chambres exigües, privation d’intimité, lit installé dans la cuisine ou sur le balcon… Rares sont celles qui bénéficient de leur propre salle de bains, épargnant ainsi à leurs employeurs d’avoir à partager une pièce aussi «intime».
Les domestiques asiatiques sont réputées dociles, travailleuses, discrètes. Une main-d’œuvre idéale. Originaires du Sri Lanka, des Philippines, d’Indonésie, de Malaisie, du Bangladesh ou encore du Népal, ces futures «employées de maison» choisissent chaque année de quitter leur terre natale dans l’espoir d’amasser quelques économies au Moyen-Orient et notamment dans les pays du Golfe. N’étant pas considérées comme des citoyennes dans les pays d’accueil, ces domestiques ne jouissent pas des mêmes droits que les locaux et sont tenues de quitter le territoire à l’expiration de leur contrat. L’emploi domestique peut se définir comme un service «n’étant pas destiné à la vente sur un marché, mais à la consommation d’un groupe familial, auquel n’appartient pas le domestique», et suppose la «juxtaposition spatiale de l’espace privé et l’espace où s’exercent les activités laborieuses».[1] L’analyse du phénomène permet de dégager une typologie des domestiques, notamment au Liban.
Le premier type est celui de la domestique «à demeure». Cette dernière vit sous le même toit que ses employeurs, ces derniers finançant tous les coûts de son séjour. Deuxièmement, on retrouve une catégorie de domestiques dites «fugitives». Suite à leurs fuites et à la rupture non conventionnelle du contrat, elles se retrouvent dans une situation d’illégalité et ne disposent généralement plus d’aucun papier d’identité. Elles peuvent par la suite devenir des domestiques dites «free-lance». Troisième catégorie, les employées à l’heure chez des particuliers, elles ont réussi à trouver un prête-nom et disposent d’une liberté contractuelle. Elles peuvent prendre des congés et sont responsables de leur logement. Les premières migrations significatives de ces employées peuvent être datées à la fin des années 1980. Dans les pays d’origine, à forte tradition d’immigration, ces nouveaux flux symbolisaient une certaine forme d’originalité, dans la mesure où il s’agissait pour la première fois de migrations massives de femmes non qualifiées. Entre 1960 et 2005, les effectifs de travailleurs asiatiques, hommes et femmes confondus, ont été multipliés par 44 au Qatar, 100 en Arabie Saoudite, 1464 dans les Emirats arabes unis, où les étrangers représentent aujourd’hui près de 90% de la population.[2] L’Arabie emploie aujourd’hui environ 75 000 employés de maison, selon l’ONU, et plus d’un million et demi, selon l’ONG Human Rights Watch (HRW). Dans un premier temps, l’arrivée massive de ces travailleurs représentait une aubaine, notamment pour les pays du Golfe, devenus dépendants d’une main-d’œuvre étrangère qui permettait de répondre aux besoins induits par l’explosion de l’exploitation pétrolière.
Pâtissant des effets d’une faible démographie, à laquelle s’additionnait un faible taux d’activités des femmes, l’arrivée de dociles asiatiques tombait à point nommé. D’autres avantages économiques en étaient retirés : abaissement des coûts salariaux et flexibilité de la main-d’œuvre. Par ailleurs, la guerre du Golfe ayant provoqué le départ d’environ trois millions d’immigrés issus de la région, il semblait nécessaire de capter une force de travail moins engagée politiquement. Une logique déjà déshumanisante : engager des petites mains donc, mais pas des cerveaux. Dans un deuxième temps, avec le déclin de la rente pétrolière à la fin des années 1980, on assiste à une «déqualification» et à une féminisation de la masse migrante. La qualification n’étant plus un critère de sélection, mais plutôt presque un frein, les enseignantes d’anglais se sont retrouvées nourrices, les infirmières aides-soignantes et les aides-soignantes et couturières, femmes de ménage. [3]
DISPOSITIFS MIGRATOIRES
Dans ce jeu migratoire, les gouvernements des pays d’origine y trouvent aussi leurs comptes. L’émigration a d’ailleurs toujours été fortement encouragée. Ces politiques migratoires incitatives permettent aux pays asiatiques de réduire leur taux de chômage, particulièrement affolant au moment de la crise de 1998 en Asie du Sud-Est. De plus, la main-d’œuvre domestique est considérée comme un produit d’exportation à part entière, qui permet de générer des profits colossaux permis par le rapatriement en masse de devises étrangères. En 2012, 3,4 milliards de dollars ont été envoyés par les domestiques expatriées au Sri Lanka. Les pays «fournisseurs» ont par conséquent bien intégré la nécessité pragmatique de s’ajuster à la demande des marchés internationaux et ont depuis longtemps procédé à l’institutionnalisation de la gestion de l’émigration.
Aux Philippines, la gestion de cette main-d’œuvre ultra rentable est aux mains du Philippine Overseas Employment Administration (POEA), l’administration de l’emploi outre-mer, placé sous la tutelle du ministère du Travail. Cette administration examine le dossier des migrantes candidates au départ, une fois la candidature validée par les agences officielles de recrutement, qui représentent le lien entre la postulante et le marché international. Les agences établissent donc le contact et constituent l’intermédiaire. Elles touchent bien entendu des commissions. A Manille, ces agences foisonnent depuis des années. Leurs devantures sont souvent rédigées en langue arabe, ce qui témoigne de l’importance des réseaux à destination du Moyen-Orient. Les agences sont concurrencées par un autre type d’acteurs : les rabatteurs illégaux.
Ces derniers misent tout sur les migrants découragés par l’accumulation des frais de candidature et les délais d’attente prolongés. Leur activité consiste soit à jouer les intermédiaires entre les agences officielles et les demandeurs d’emploi, mais surtout et aussi à créer leurs propres réseaux parallèles. Ces relais informels jouent aujourd’hui un rôle considérable et disposent de contacts au niveau institutionnel, mais aussi au niveau des employeurs, et savent exploiter les faiblesses des administrations corrompues. Généralement, les agences officielles et non officielles disposent de catalogues avec CV et photos à l’appui. Les employeurs choisissent leurs employées à distance, à la manière dont ils achèteraient n’importe quel produit sur Internet. Une fois l’accord du ministère de l’Intérieur obtenu, l’employeur peut s’occuper de la venue de la recrue et doit s’acquitter des frais de voyage et des charges gouvernementales.
ESCLAVAGE CONTRACTUEL
Liées à un unique employeur, par le biais d’un système de tutelle très restrictif, appelé «kafala», les domestiques ne peuvent se défaire de ce parrain obligatoire sans l’autorisation de l’administration compétente, souvent peu conciliante. La légalité de leur présence sur le territoire est par conséquent liée à l’existence même de cet employeur dont le nom figure sur la carte de séjour. A l’arrivée de la migrante, le passeport est confisqué et remis au nouveau «maître».
Selon le psychosociologue Bales, il est tout à fait possible de parler «d’esclavage contractuel», dans le cas des domestiques sri-lankaises au Moyen-Orient, dénomination que l’on peut étendre à l’ensemble des domestiques asiatiques. Cet esclavage se définit au travers de trois éléments : la violence ou la menace de la violence, la limitation de mouvement physique et l’exploitation économique (liée au salaire).
Finalement, le contrat est un véritable leurre qui ne garantit en rien le respect des obligations envers la migrante. En théorie, des contrats standards sont généralement rédigés par les pays sources qui stipulent qu’en cas de mauvais traitements, de non-paiement du salaire ou d’attentat à la pudeur, l’employée peut résilier son accord. Dans les faits, les contrats particuliers sont souvent rédigés par un notaire en langue arabe, langue inaccessible, et détaille bien plus les devoirs que les droits des domestiques. Beaucoup sont élaborés sans l’accord des ambassades concernées ou sont fondés sur la base d’un contrat type puis amendés en fonction des convenances de l’employeur. Des accords bilatéraux sont censés garantir la protection des ressortissantes asiatiques et contribuent à pallier l’absence de législations du travail applicables à ce type de travailleurs. Mais force est de constater que le droit international peine, comme dans bien des cas, à s’affirmer, étant soumis à la bonne foi des pays signataires pour réellement exister.
LE PRIX DE LA MIGRATION
La migration est déjà en soi une étape difficile. Ces femmes partent travailler pour le bien du groupe familial et doivent endurer une séparation. L’eldorado tant attendu s’avère bien souvent n’être qu’une lointaine contrée où la violence s’est érigée en norme. En effet, si certaines domestiques sont traitées avec tout le respect légitime auquel elles ont le droit de prétendre, d’autres n’ont pas cette chance, particulièrement les domestiques à demeure, les plus vulnérables. Dans beaucoup de cas, les conditions de vie sont déplorables : chambres exigües, privation d’intimité, lit installé dans la cuisine ou sur le balcon… Rares sont celles qui bénéficient de leur propre salle de bains, épargnant ainsi à leurs employeurs d’avoir à partager une pièce aussi «intime».
Commentaire