«Je ne dialogue avec les morts»
par Kamel Daoud

Partout donc dans le monde arabe, l'usage est à celui d'inverser le bon sens : un peuple sort dans une place Tahrir Local ou une avenue Bourguiba du coin, le Pouvoir le frappe, puis le tue s'il insiste, puis l'infiltre, le divise, l'accuse, le cerne, l'isole, lui ment et lui démontre que le peuple ce n'est pas lui mais l'autre qui ne manifeste pas. Quelques jours ensuite le sang coule, l'histoire devient irréversible et les choses ont l'accent terrible du « trop tard ». Et c'est là que le Dictateur prend la posture hideuse de l'affreux voleur : il dit d'accord je pars (donc il admet qu'il n'est pas légitime) mais dans six mois, car je n'ai pas fini mon repas, je n'ai pas arrangé mes affaires ni pensé où scolariser mes enfants. Ensuite le Dictateur, annonce les réformes, les nouveaux ministres et des « canaux » de dialogues avec l'opposition. Le tout servi sous le chapitre des choses qui arrivent si tard qu'elles n'ont plus de prénoms. D'où cette question : pourquoi on ne commence pas par le dialogue mais par la matraque ? Pour démontrer qui est le mâle dans le couple Peuple/Régime ? Pour tester si le mouvement est une révolution ou une promenade ? Pour augmenter les enchères de sa réédition ? On ne sait pas. Les réponses se valent. Dans tous les cas, elles ne servent à rien. Autant que les questions. Cela se passe ainsi quand on veut transformer une routine en une histoire d'amour par exemple : un couple se rencontre puis commence une série de retards, de malentendus, de mauvais son, d'insolences et désolation. Pour l'amour cela aboutit à avoir des enfants selon le conte. Dans le cas de la révolution, cela commence par les tuer. Chez nous, le Pouvoir ne dialogue qu'avec les martyrs morts : il dit qu'il leur parle la nuit tous les jours, qu'ils lui ont dit de continuer à gouverner le pays avec le regard dur, qu'ils sont heureux, qu'ils veulent que d'autres les rejoignent, que l'indépendance a été une réussite et qu'ils embrassent tout le monde et leur disent «mangez bien !».
Le Quotidien d'Oran