Le chauffeur de la bagnole jaune et l'Hirondelle
Le Quotidien d'Oran
par Boudaoud Mohamed
Quand la bagnole jaune a freiné dans un retentissant crissement de pneus à deux doigts de son corps, Boucif a réagi comme un homme qui a failli être transformé en un magma sanguinolent de chairs et d'os écrabouillés, palpitant et trépidant lamentablement sur le bitume.
C'est ainsi que la chair de son visage a été métamorphosée en une pâte molle et cireuse. Tous ses pores se sont mis à baver abondamment une sueur glacée et aigre. Ses jambes ont été transformées en papier mâché. Son cœur s'est mis à ruer frénétiquement comme un bêlier égorgé. Une envie impérieuse de pisser s'est emparée de sa vessie. La pauvre créature a oublié comment fournir à ses poumons l'air qu'ils réclamaient avec insistance. Sa viande a été saisie d'un tremblement convulsif. Enfin, des images effroyablement nettes ont traversé son esprit : pendant une seconde, il a vu deux hommes laver et raser son cadavre en discutant avec une curiosité inquiétante et intéressée sur la verrue poilue large comme une pièce de dix dinars qui marquait sa fesse gauche depuis sa naissance, et dont seules trois personnes connaissaient l'existence : son père, sa mère, et son épouse. Boucif est demeuré dans cet état pendant environ dix minutes. Des passants ont accouru, et après l'avoir tâté pour s'assurer que sa viande et ses os n'ont pas subi de dommages, ils l'ont remis doucement debout, l'ont mené vers un trottoir et l'ont aidé à poser son postérieur dessus, la bouche dégoulinante de paroles réconfortantes. «Dieu soit loué ! Dieu soit loué ! répétaient-ils tous ensemble, formant autour de lui un attroupement frénétique, bruyant et étouffant. Tu n'as rien mon frère ! tu n'as rien mon frère ! »
Une vieille femme a surgi de sa demeure avec un grand verre rempli d'eau qu'elle lui a jetée brusquement au visage: «C'est pour l'arracher à la frayeur qui habite maintenant son corps ! a-t-elle affirmé avec une voix de chèvre. Sinon, il risque le pauvre de trembler de terreur jusqu'à la tombe, ses nuits peuplées de cauchemars lugubres, que Dieu éloigne de vous ce malheur, mes fils!» Son visage grouillait de rides qui révélaient une vie chargée d'expériences merveilleuses comme les grottes d'Ali Baba.
Un homme, inspiré peut-être par la vieille femme, s'est accroupi face à lui, a pris sa main droite dans la sienne, et s'est mise à murmurer des versets du Coran, les yeux fermés, le visage grave.
Pendant tout ce temps, le chauffeur de la bagnole jaune n'a pas prononcé un mot. Parfaitement calme, les mains derrière le dos, un peu à l'écart, il s'est contenté de regarder les gens qui s'agitaient bruyamment autour de l'homme qu'il a failli écraser. Ici, le lecteur ne comprendra pas ce comportement qu'il jugera pour le moins insolite. Il pourrait aussi trouver invraissemblable une conduite pareille et refuser de lire la suite de l'histoire. C'est vrai. Mais nous le prierons de patienter un peu et de nous faire confiance. Bientôt, ce mystère s'éclaircira.
Donc, dix minutes après le coup de frein qui l'a épouvantablement effrayé, Boucif a reconquis son état habituel. Quand les gens se sont dispersés, heureux d'avoir bien rempli quelques minutes d'une existence morne et gorgée d'ennui et de frustrations, emportant dans leur mémoire un évènement à raconter, le chauffeur s'est approché de lui, et le tenant par les épaules, a prononcé gravement ces mots énigmatiques : « Mon frère, j'en suis persuadé maintenant, c'est toi que mes yeux attendent de voir depuis sept jours ! Ce que l'Hirondelle Sacrée a prédit, s'est réalisé. Des questions inquiètes étincellent dans tes yeux, tu t'interroges sur ma santé mentale, mais je ne suis pas un fou, mon frère. Viens, nous allons prendre un café ensemble, et une fois que tu auras entendu toute l'histoire, tu saisiras le sens de ces paroles qui te paraissent en cet instant obscures, mystérieuses et alarmantes. »
Quelques instants plus tard, ils sont entrés dans un estaminet et se sont installés autour d'une table que des clients venaient de quitter. La fumée des cigarettes et les haleines formaient au-dessus de leur tête un nuage épais, gris et puant. Ils ont commandé chacun un café bien fort, et le chauffeur de la bagnole jaune a sorti de sa poche un paquet d'Afras qu'il a posé sur la table après en avoir extirpé une cigarette, le poussant vers Boucif qui s'est servi en remerciant.
En attendant leurs consommations, ils ont parlé de choses et d'autres. Autour d'eux, beaucoup de consommateurs avaient les yeux braqués sur un écran de télévision sur lequel une chanteuse égyptienne potelée minaudait, vêtue d'une robe rose bonbon généreusement échancrée, les lèvres ruisselantes de sang et légèrement entrouvertes, les mamelles rebondies, se tortillant comme si des dents invisibles mordillaient sa chair, gémissante, langoureuse, dangereuse.
Le Quotidien d'Oran
par Boudaoud Mohamed
Quand la bagnole jaune a freiné dans un retentissant crissement de pneus à deux doigts de son corps, Boucif a réagi comme un homme qui a failli être transformé en un magma sanguinolent de chairs et d'os écrabouillés, palpitant et trépidant lamentablement sur le bitume.
C'est ainsi que la chair de son visage a été métamorphosée en une pâte molle et cireuse. Tous ses pores se sont mis à baver abondamment une sueur glacée et aigre. Ses jambes ont été transformées en papier mâché. Son cœur s'est mis à ruer frénétiquement comme un bêlier égorgé. Une envie impérieuse de pisser s'est emparée de sa vessie. La pauvre créature a oublié comment fournir à ses poumons l'air qu'ils réclamaient avec insistance. Sa viande a été saisie d'un tremblement convulsif. Enfin, des images effroyablement nettes ont traversé son esprit : pendant une seconde, il a vu deux hommes laver et raser son cadavre en discutant avec une curiosité inquiétante et intéressée sur la verrue poilue large comme une pièce de dix dinars qui marquait sa fesse gauche depuis sa naissance, et dont seules trois personnes connaissaient l'existence : son père, sa mère, et son épouse. Boucif est demeuré dans cet état pendant environ dix minutes. Des passants ont accouru, et après l'avoir tâté pour s'assurer que sa viande et ses os n'ont pas subi de dommages, ils l'ont remis doucement debout, l'ont mené vers un trottoir et l'ont aidé à poser son postérieur dessus, la bouche dégoulinante de paroles réconfortantes. «Dieu soit loué ! Dieu soit loué ! répétaient-ils tous ensemble, formant autour de lui un attroupement frénétique, bruyant et étouffant. Tu n'as rien mon frère ! tu n'as rien mon frère ! »
Une vieille femme a surgi de sa demeure avec un grand verre rempli d'eau qu'elle lui a jetée brusquement au visage: «C'est pour l'arracher à la frayeur qui habite maintenant son corps ! a-t-elle affirmé avec une voix de chèvre. Sinon, il risque le pauvre de trembler de terreur jusqu'à la tombe, ses nuits peuplées de cauchemars lugubres, que Dieu éloigne de vous ce malheur, mes fils!» Son visage grouillait de rides qui révélaient une vie chargée d'expériences merveilleuses comme les grottes d'Ali Baba.
Un homme, inspiré peut-être par la vieille femme, s'est accroupi face à lui, a pris sa main droite dans la sienne, et s'est mise à murmurer des versets du Coran, les yeux fermés, le visage grave.
Pendant tout ce temps, le chauffeur de la bagnole jaune n'a pas prononcé un mot. Parfaitement calme, les mains derrière le dos, un peu à l'écart, il s'est contenté de regarder les gens qui s'agitaient bruyamment autour de l'homme qu'il a failli écraser. Ici, le lecteur ne comprendra pas ce comportement qu'il jugera pour le moins insolite. Il pourrait aussi trouver invraissemblable une conduite pareille et refuser de lire la suite de l'histoire. C'est vrai. Mais nous le prierons de patienter un peu et de nous faire confiance. Bientôt, ce mystère s'éclaircira.
Donc, dix minutes après le coup de frein qui l'a épouvantablement effrayé, Boucif a reconquis son état habituel. Quand les gens se sont dispersés, heureux d'avoir bien rempli quelques minutes d'une existence morne et gorgée d'ennui et de frustrations, emportant dans leur mémoire un évènement à raconter, le chauffeur s'est approché de lui, et le tenant par les épaules, a prononcé gravement ces mots énigmatiques : « Mon frère, j'en suis persuadé maintenant, c'est toi que mes yeux attendent de voir depuis sept jours ! Ce que l'Hirondelle Sacrée a prédit, s'est réalisé. Des questions inquiètes étincellent dans tes yeux, tu t'interroges sur ma santé mentale, mais je ne suis pas un fou, mon frère. Viens, nous allons prendre un café ensemble, et une fois que tu auras entendu toute l'histoire, tu saisiras le sens de ces paroles qui te paraissent en cet instant obscures, mystérieuses et alarmantes. »
Quelques instants plus tard, ils sont entrés dans un estaminet et se sont installés autour d'une table que des clients venaient de quitter. La fumée des cigarettes et les haleines formaient au-dessus de leur tête un nuage épais, gris et puant. Ils ont commandé chacun un café bien fort, et le chauffeur de la bagnole jaune a sorti de sa poche un paquet d'Afras qu'il a posé sur la table après en avoir extirpé une cigarette, le poussant vers Boucif qui s'est servi en remerciant.
En attendant leurs consommations, ils ont parlé de choses et d'autres. Autour d'eux, beaucoup de consommateurs avaient les yeux braqués sur un écran de télévision sur lequel une chanteuse égyptienne potelée minaudait, vêtue d'une robe rose bonbon généreusement échancrée, les lèvres ruisselantes de sang et légèrement entrouvertes, les mamelles rebondies, se tortillant comme si des dents invisibles mordillaient sa chair, gémissante, langoureuse, dangereuse.
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