Alors que la demande en électricité explose, le monde de la recherche est en effervescence et les projets se multiplient pour maîtriser la fusion.
Par Michel Revol
![](https://static-images.lpnt.fr/cd-cw809/images/2025/02/10/27319162lpw-27319263-mega-une-jpg_10862481.jpg)
Projet Iter, fabrication d’un reacteur experimental tokamak de fusion nucléaire. © Jean Marie HOSATTE/REA
Pour un peu, et bien qu'il soit charmant, Rémi Delaporte-Mathurin pourrait s'identifier au Docteur Octopus, le méchant qui combat de ses bras tentaculaires Spider-Man. Ou encore à Iron Man, l'invincible héros Marvel. Car le chercheur français du prestigieux Massachusetts Institute of Technology (MIT), le grand méchant et le supergentil ont un point commun : ils cherchent à perfectionner la fusion nucléaire, ce graal de la communauté scientifique.
La newsletter sciences et tech
Le Docteur Octopus et Iron Man y sont plus ou moins parvenus, qui l'utilisent comme source d'énergie. À 28 ans, Rémi Delaporte-Mathurin, lui, n'a pas fini d'y consacrer ses jours.
Malgré les milliards de dollars déversés sur les programmes de recherche, la fusion n'en est qu'à ses balbutiements. Son principe est en gros l'inverse de celui de la fission nucléaire, le procédé utilisé dans toutes les centrales nucléaires actuelles. Dans la fission, un neutron casse en deux un noyau d'atome d'uranium, ce qui libère de l'énergie. Dans la fusion, deux noyaux s'assemblent pour former un nouveau noyau.
Mais, comme l'a démontré Einstein avec sa théorie de la relativité, une curiosité apparaît après cet assemblage : la masse totale du nouveau noyau est inférieure à celle des deux noyaux de départ ; la différence, c'est de l'énergie. Chaque seconde, ce phénomène de fusion libère dans le Soleil une quantité phénoménale d'énergie, qui nous éclaire et nous chauffe.
Un procédé respectueux de l'environnement
Comme le Docteur Octopus ou Rémi Delaporte-Mathurin, toute la communauté scientifique mondiale regarde cette source d'énergie avec envie. Elle est simple à mettre en œuvre (il « suffit » de fusionner deux isotopes d'hydrogène dont les noms semblent ceux d'un camp retranché romain, le deutérium et le tritium) et sûre (aucune réaction en chaîne incontrôlée n'est possible).
De plus, la fusion est un procédé respectueux de l'environnement. La radioactivité des éléments utilisés est très faible, et la fusion ne produit ni CO2 ni déchets dangereux, en tout cas à long terme. L'enjeu est crucial : à l'heure de l'IA et des datas centers, la demande en électricité dans le monde devrait doubler d'ici à 2026, selon l'Agence internationale de l'énergie.
![](https://static.lpnt.fr/images/2025/02/10/27319162lpw-27319265-embed-libre-jpg_10862482.jpg)
Merci Einstein ! En fusionnant, deux noyaux d’hydrogène créent un noyau d’hélium, dont la masse est inférieure à celle des deux atomes de départ. L’infime perte de masse (m) multipliée par
le carré de la vitesse de la lumière (C2) produit un nombre élevé, qui correspond à l’énergie créée par la fusion. D’où la formule d’Einstein : E = mc2.
Mais il y a un hic : le modèle de fusion qu'on a sous les yeux, celui du Soleil, n'est pas entièrement transposable ici-bas. Notre astre triche. Sa densité considérable joue les entremetteurs entre les noyaux d'hydrogène : sa force d'attraction rapproche et marie sans problème les noyaux entre eux.
Comment faire sur la Terre ? C'est à première vue assez simple : à défaut de pouvoir recréer la pression exercée sur le Soleil, on peut recréer sa chaleur extrême, ce qui est un autre moyen de fusionner des noyaux.
Confectionner une sorte de bouillie d'atomes
Deux techniques sont explorées. La première consiste à chauffer du deutérium et du tritium par des lasers. Mais cette technique, dite « inertielle », est plutôt développée à des fins militaires. L'autre consiste à confectionner une sorte de bouillie d'atomes. Ce plasma est porté à quelque 150 millions de degrés, soit dix fois plus que la chaleur dégagée par le Soleil.
En France, pas très loin de Marseille, le projet Iter travaille sur ce deuxième procédé. Un gigantesque circuit fermé en forme de donut, appelé tokamak, devrait entrer en exploitation au mieux dans une quinzaine d'années.
Au printemps dernier, à Iter, un tokamak en modèle réduit, baptisé « West », a donné de premiers résultats encourageants : il a maintenu un plasma à 50 millions de degrés pendant un peu plus de six minutes.
La prochaine étape est de reproduire ce minisoleil à 100 millions de degrés, une température que dit avoir déjà atteinte Helion, une start-up américaine soutenue par le fondateur d'OpenAI (ChatGPT), Sam Altman.
Les réserves mondiales naturelles de tritium s'élèvent à quelque 100 kilos
Quelque part dans la campagne du Massachusetts, Rémi Delaporte-Mathurin met toutefois en garde : Iter, comme les autres tokamaks, est porteur d'espoir, mais on a un peu mis la charrue devant les bœufs. Le carburant du plasma, à savoir deux isotopes de l'hydrogène (le deutérium et le tritium, donc), ne se trouve pas dans la station-service du coin.
Le premier composant du carburant, le deutérium, est abondant sur Terre, plus exactement en mer, car on le trouve sans difficulté dans l'eau des océans. Avantage, parmi d'autres : aucun pays n'a le contrôle de sa production, et tous les États riverains peuvent y accéder sans encombre sur le plan politique.
Le deuxième est en revanche beaucoup plus difficile à dénicher : les réserves mondiales naturelles de tritium s'élèvent à quelque 100 kilos, et seulement 300 grammes sont produits en plus chaque année.
« Ça ne sert à rien d'avoir la plus belle cheminée si on n'a pas les bûches »
Or, avertit Rémi Delaporte-Mathurin, une centrale fonctionnant par la fusion nucléaire aurait besoin de 50 à 100 kilos de tritium par an et par réacteur…« Ça ne sert à rien d'avoir la plus belle cheminée si on n'a pas les bûches à mettre dedans ! » compare le chercheur. Lauréat du prix solennel de thèse des universités de Paris en 2023, il travaille sur cet aspect ô combien essentiel de la fusion nucléaire, à savoir trouver des « bûches ».
La seule solution est de les créer un peu artificiellement. La nature est bien faite : en fusionnant dans le plasma, le deutérium et le tritium produisent de l'hélium et un neutron. Combiné avec du lithium, ce neutron produit de l'hélium et, eurêka, du… tritium. Et le lithium, ô chance, est abondant sur Terre, même s'il devient l'objet de toutes les convoitises, car il est nécessaire aux batteries des véhicules électriques, dont la production explose. Un réacteur est toutefois moins glouton qu'une Tesla : une seule batterie nécessite environ 60 kilos de lithium, ce que consomme un réacteur en un an.
Ils misent sur la fusion
Jeff Bezos Le créateur d’Amazon soutient la start-up canadienne General Fusion.
Bill Gates Le cofondateur de Microsoft a investi dans Commonwealth Fusion Systems, une entreprise issue du MIT.© (c) Copyright 2024, dpa (www.dpa.de). Alle Rechte vorbehalten
Marc Benioff Le patron de Salesforce soutient aussi Commonwealth Fusion Systems. La fusion est selon lui une « énergie formidable ».
Sam Altman Le cocréateur d’OpenAI mise sur Helion Energy, qui promet de produire de l’énergie à partir de 2028.© CARLOS BARRIA
Peter Thiel À l’origine de PayPal puis de Palantir Technologies, il investit lui aussi dans Helion Energy, qui a levé début 2025 plus de 400 millions de dollars.© Roger Askew/Shutterstock/SIPA
Vinod Khosla Le cofondateur de Sun Microsystems soutient Realta Fusion, une start-up issue de l’université du Wisconsin-Madison.© ©ANASTASIIA SAPON/The New York Times-REDUX-REA
L'enjeu, aujourd'hui, est de produire ce tritium grâce à l'apport de lithium au sein du tokamak, puis de le récupérer. À Iter, un programme appelé TBM (Tritium Breeding Module) est consacré à ces recherches.
Record du monde
D'autres labos, comme au MIT, y travaillent aussi. Leur objectif : produire plus de tritium que le réacteur n'en consomme, c'est-à-dire atteindre un ratio d'au moins 1,1. « Pour l'heure, on ne sait pas être positif », constate le jeune chercheur.
Le MIT détient pourtant le record du monde, mais il ferait pleurer un champion olympique : ledit record est de 3,57 x 10- 4, soit 0,000357. En un peu plus clair : « Tous les 10 000 tritium consommés, on arrive à produire seulement un tritium », explique Rémi Delaporte-Mathurin
Il y a du chemin à faire avant de « fabriquer » au sein d'un tokamak une quantité suffisante de tritium, qui alimenterait elle-même le foyer, comme en circuit fermé. « On s'attendait au record du MIT. C'est une sorte de blague. Mais il montre le chemin qu'il reste à parcourir. Il faut vraiment s'y attaquer maintenant », observe le chercheur français.
Des aimants ultrapuissants
Viendra plus tard, sans doute beaucoup plus tard, la phase d'intégration, c'est-à-dire la transformation de l'énergie produite à partir du plasma en électricité. D'autres éléments devront entre-temps être perfectionnés. C'est le cas, notamment, des aimants ultrapuissants, dits « supraconducteurs », qui maintiennent comme en suspension le plasma au sein d'un tokamak.
Il faudra donc quelques décennies avant de pouvoir se chauffer avec de l'énergie produite par la fusion nucléaire. Les seuls à l'avoir domestiquée aujourd'hui s'appellent Docteur Octopus et Iron Man.