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Intelligence artificielle, innovation, recherche… la science dans l’étau des tensions géopolitiques

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  • Intelligence artificielle, innovation, recherche… la science dans l’étau des tensions géopolitiques

    Dans un entretien au « Monde », l’historien Guillaume Carnino, la chercheuse Mathilde Velliet et le mathématicien Cédric Villani débattent de la place des sciences et de l’Europe dans le nouvel ordre mondial, à l’heure de l’avènement de l’IA, du retour de Donald Trump et d’une rivalité accrue avec la Chine.

    Propos recueillis par Laure Belot, David Larousserie et Hervé Morin


    Mathilde Velliet, chercheuse au centre géopolitique des technologies de l’IFRI, Cédric Villani (au centre), mathématicien et homme politique français, et Guillaume Carnino, historien des sciences et des techniques, à Paris, le 4 février. ED ALCOCK / MYOP POUR « LE MONDE »

    Dès le lendemain de sa prise de fonctions, le 21 janvier, Donald Trump a annoncé vouloir faciliter l’investissement dans les infrastructures d’intelligence artificielle (IA). Une initiative à 500 milliards de dollars (484 milliards d’euros), parmi d’autres, suggérant que le monde de la tech et la Maison Blanche sont alignés pour asseoir la suprématie américaine sur l’innovation. La Chine, dont les ambitions dans ce secteur et celui de la recherche fondamentale l’ont conduite au premier rang mondial en matière de publications scientifiques et de dépôts de brevets, a aussitôt répliqué : DeepSeek, une IA aux performances inattendues, a bousculé ChatGPT, l’outil développé par l’entreprise américaine OpenAI. Au-delà des effets d’annonce, cette joute technologique indique-t-elle un basculement sur la scène géopolitique et scientifique ?

    Plusieurs marqueurs récents le laissent penser. Prenons un symbole, le prix Nobel. Celui de chimie, en 2024, a honoré une filiale de Google, DeepMind, pour sa capacité inédite à prédire grâce à l’IA la structure des protéines. Un signe que la recherche fondamentale dans des secteurs de pointe peut s’affranchir du monde académique, tout en diversifiant ses centres d’intérêt. Les levées de fonds dans l’IA sont impressionnantes, alors que la recherche publique peine à retenir les cerveaux aspirés à un rythme effréné par le secteur privé.

    Celui-ci s’est aussi engouffré dans la course à l’ordinateur quantique, autre nouvelle frontière scientifique où start-up et ogres industriels prennent le relais des laboratoires publics. Les tycoons sont en passe de maîtriser l’accès à l’espace. SpaceX, société d’Elon Musk, a été à elle seule responsable de la moitié des lancements de fusées dans le monde en 2024. Jeff Bezos, avec Blue Origin, lui emboîte le pas dans ce domaine. Les Gafam (Google, Amazon, Facebook – Meta –, Apple, Microsoft) investissent dans l’énergie pour alimenter leurs algorithmes insatiables : Microsoft prévoit ainsi la relance d’un réacteur nucléaire à Three Miles Island (Pennsylvanie), jumeau de celui de l’accident de 1979.

    Symbole ultime de cette évolution ? L’« homme le plus riche du monde », Elon Musk, dont l’empire couvre à la fois l’espace, l’automobile, les implants cérébraux, les télécommunications et les réseaux sociaux, mais aussi l’IA, est désormais en position, depuis la Maison Blanche, de court-circuiter l’appareil de régulation des innovations.

    Que va-t-il advenir des partenariats public-privé, ces formidables moteurs d’innovation qu’ont été les agences de moyens comme la NASA et l’agence de recherche chargée du développement des nouvelles technologies destinées à un usage militaire (Darpa) aux Etats-Unis. Ou encore, en France, les organismes de recherche à vocation industrielle comme le Commissariat à l’énergie atomique (CEA) ? Seront-ils redéfinis, marginalisés ?


    Donald Trump ne cache pas sa volonté d’affaiblir les agences fédérales américaines qui conservent une expertise scientifique, notamment celles qui pourraient rappeler la dure réalité de la crise climatique ou de l’effondrement de la biodiversité, dangers pourtant existentiels. Le monde académique paupérisé ne risque-t-il pas d’être dévitalisé face aux sirènes du privé, laissant le citoyen seul face aux propositions parfois empoisonnées des géants du numérique ou de ceux de l’agro-industrie ? L’Europe, prise en tenaille entre la frénésie américaine et le rouleau compresseur chinois, peut-elle encore faire valoir une troisième voie ?

    Pour réfléchir à ces questions, nous avons réuni le mathématicien Cédric Villani (université Claude-Bernard Lyon-I), Mathilde Velliet, chercheuse au centre géopolitique des technologies de l’Institut français des relations internationales (IFRI) et doctorante à l’université Paris Cité avec l’université d’Aix-Marseille, et l’historien des sciences et techniques Guillaume Carnino (université de technologie de Compiègne, Oise). Entretien à trois voix.

    La réélection de Donald Trump et l’arrivée à la Maison Blanche d’Elon Musk marquent-elles une situation inédite en matière d’innovation, de science et de technologie ?


    Cédric Villani : Je me lance, en disant que oui, c’est un moment inédit. Evidemment, ce n’est en aucun cas l’acte fondateur de la collusion entre science et politique. Au XXᵉ siècle, la bombe atomique à Hiroshima le 6 août 1945 a changé le cours de l’histoire et marqué le début de toutes les grandes politiques, nationales ou continentales, des sciences. Quelques années plus tard, le président Eisenhower dénonçait le complexe militaro-industriel américain. Aujourd’hui encore, le budget militaire américain est de très loin le plus grand du monde et cela comprend une bonne part de recherche et développement. Il y a derrière cela une débauche technique, alliant pouvoir et recherche, et une politique de captation des cerveaux.

    Mais voir de façon aussi explicite les plus grandes entreprises faire allégeance au président Trump, voir l’entrepreneur Elon Musk, qui incarne tout ce que la technologie comporte de bluff, de médiatisation et de concentration, se retrouver dans un gouvernement bourré de milliardaires, voir le sujet de la tech porté aussi fortement politiquement, aussi cyniquement, sans contrepouvoirs, c’est pour moi inédit.

    Mathilde Velliet : Ces entrepreneurs sont beaucoup plus riches qu’auparavant. En 2024, Elon Musk a gagné plus de 200 milliards de dollars, alors qu’en 1983 la personne la plus riche du classement Forbes 400, Gordon Getty, avait une fortune de 2,2 milliards de dollars (environ 6 milliards en équivalent 2025), construite sur l’exploitation pétrolière. Ces milliardaires sont aussi des oligarques de l’attention. Ils maîtrisent les plus grandes plateformes numériques, les réseaux sociaux, comme Mark Zuckerberg, mais aussi les médias traditionnels, avec Jeff Bezos, propriétaire du Washington Post. Par ailleurs, le président Trump choisit comme ministre de la santé Robert Kennedy Jr, qui a pris des positions antiscientifiques. Et il nomme de nombreuses personnes issues de la tech – comme David Sacks à la tête du conseil des conseillers du président sur les sciences et les technologies, ou Michael Kratsios au Bureau de la politique scientifique et technologique [OSTP] de la Maison Blanche – à des postes traditionnellement occupés par des scientifiques, avec une carrière universitaire bien établie.


    Mathilde Velliet, chercheuse au centre géopolitique des technologies de l’IFRI, le 4 février, à Paris. ED ALCOCK / MYOP POUR « LE MONDE »

    Qu’est-ce que cela peut augurer ?


    M. V. : Des racines idéologiques anciennes sous-tendent ce que l’on observe : l’avènement politique d’un technosolutionnisme qui privilégie des solutions technologiques, y compris fantasques, et parfois même une réorganisation politique, sans forcément écouter la science. Tout cela avec un enthousiasme certain sur la capacité à faire avancer le progrès scientifique et technologique, au bénéfice de l’humanité. Cette veine idéologique et partisane favorise certains axes de développement scientifique plutôt qu’un respect de la science, y compris en termes de valeurs éthiques. Le mot d’ordre de la Silicon Valley, c’est « move fast and break things » – « avancer vite et casser les choses » –, ce n’est pas vraiment l’éthique du milieu académique.

    Lire plus tardHistoriquement, existe-t-il des précédents ?


    Guillaume Carnino : En tant qu’historien, je pense que nous assistons plutôt à une accélération qu’à une rupture. L’idée de science, dans son acception contemporaine, est dès le départ très étroitement liée à l’industrie. Une première phase de la mondialisation industrielle a beaucoup fonctionné par essais et erreurs. Dans un second temps, les processus à maîtriser sont devenus si complexes que ça ne suffisait plus. On a eu besoin d’une formation savante, de travaux de laboratoire pour la chimie du pétrole, l’électricité, l’aéronautique, etc. C’est dans ce cadre-là que l’idée de science émerge en France aux alentours du milieu du XIXᵉ siècle, au sens où on l’entend aujourd’hui.

    L’idée d’une science pure dégagée des intérêts industriels est un contresens historique. Louis Pasteur [1822-1895] revendique d’aider la nation à faire des bénéfices par son activité scientifique. Au départ, l’idée de science pure est étroitement liée aux bénéfices industriels. Face aux soubresauts qui suivent la Révolution, dès le XIXe siècle, Emile Littré [1801-1881] pense que science et industrie doivent remplacer les deux piliers de la société française : l’un spirituel, la religion chrétienne, et l’autre matériel, la guerre, qui était le privilège de l’aristocratie. Pour Jules Ferry [1832-1893], l’école laïque, gratuite, obligatoire, républicaine, doit enseigner une science mythologique, un récit selon lequel l’être humain est mû par la quête du progrès – là aussi un non-sens historique et anthropologique. La seule chose dont on peut dès lors discuter, c’est la répartition des fruits de ce progrès permis par la science.

    Si je parle d’accélération, et non de rupture, c’est parce que la science, telle qu’on l’entend aujourd’hui, sert dès ses débuts le pouvoir, et la compétition industrielle entre nations. Le gouvernement américain va passer à une nouvelle phase en termes d’accumulation de puissance industrielle.

    C. V. : Je suis complètement d’accord sur le fait que la culture scientifique moderne s’est développée avec l’idée de progrès technique, l’idée d’enrichissement de la société. C’est tellement vrai que c’est Colbert lui-même qui fonde l’Académie des sciences en 1666, en réaction à la fondation juste auparavant de la Royal Society en Angleterre. Il n’empêche que, en termes de concentration explicite de pouvoir, selon moi, il y a une vraie rupture avec Donald Trump. D’ailleurs, si Kamala Harris avait été élue, les Etats-Unis n’auraient pas annoncé leur retrait de la convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques, ni de l’Organisation mondiale de la santé, et de tout ce qui peut ressembler à un consensus scientifique international.
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  • #2
    L’histoire des télécommunications est éclairante : elle est tout entière marquée par la guerre, le pouvoir et l’argent. Les Bell Labs américains, adossés [au fournisseur de services téléphoniques] AT&T, à partir des années 1930, étaient certainement l’entreprise la plus innovante, avec un nombre de prix Nobel bien plus élevé que toute grande entreprise moderne de la tech. Que s’est-il passé quand, en 1962, ils ont lancé leur premier satellite de télécommunications, qui donnait un avantage considérable à AT&T ? Le pouvoir américain a transféré cette compétence à une agence nationale : il y avait encore un souci de séparer intérêts privé et public.

    Plus près de nous, quand Donald Trump a été élu pour la première fois, en 2016, la Silicon Valley se mobilisait pour résister. En 2025, l’attitude est complètement différente. La tech collabore avec le gouvernement, est au gouvernement, dans une concentration de pouvoir dont je ne vois pas d’équivalent dans les démocraties modernes.

    M. V. : L’exemple des Bell Labs, avec leurs dix prix Nobel honorant 16 de leurs chercheurs, leurs cinq prix Turing, leurs plus de 30 000 brevets, illustre aussi l’histoire des contre-pouvoirs. Le démembrement de ces laboratoires découle de poursuites du département de la justice américain dans les années 1970 pour lutter contre les pratiques monopolistiques de ce mastodonte technologique. L’une des craintes des Gafam était précisément des démarches de ce type de l’administration Biden. Même si Trump est ambigu à ce sujet, leur réalignement avec lui s’explique par l’espoir que leurs pratiques monopolistiques ne soient pas remises en question. Ils misent aussi sur la dérégulation, un discours auquel il est sensible, que ce soit sur l’éthique de l’IA, les cryptomonnaies, la lutte contre la désinformation, l’environnement…

    C. V. : N’oublions pas qu’il y a un autre endroit dans le monde où existe une collusion sans contre-pouvoir entre l’appareil techno-scientifique et l’appareil du pouvoir. Ça s’appelle la Chine.


    Cédric Villani, mathématicien et membre du conseil municipal du 14ᵉ arrondissement de Paris, le 4 février. ED ALCOCK / MYOP POUR « LE MONDE »

    Comment cette collusion s’exprime-t-elle en Chine ?


    C. V. : En quelques années, la reprise en main et la censure explicite du Parti communiste chinois sont devenues spectaculaires. Le contrôle des universitaires, quel que soit leur secteur, est d’une puissance inédite depuis la révolution culturelle : les chercheurs doivent apprendre la pensée [du président] Xi et le contrôle est à tous les étages. La situation est similaire dans les grandes entreprises. Avant, vous pouviez échanger assez librement avec des salariés de Baidu, de Huawei. Tout cela est terminé. Regardez le rappel à l’ordre très sévère de Jack Ma, le patron d’Alibaba, quand il a commencé à mener une politique un tant soit peu originale.

    M. V. : Dans les sciences humaines, les échanges entre les chercheurs européens et leurs homologues chinois, à la parole contrainte, sont devenus plus difficiles.
    Guillaume Carnino, les travaux d’historiens soulignent cependant que les sciences et les techniques peuvent avoir leur propre tempo face aux pouvoirs politiques…


    G. C. : Sur le long cours, en effet, les grilles de lecture nationales et géopolitiques ne suffisent pas à expliquer certaines évolutions. Derrière Amazon et Alibaba [les plateformes américaine et chinoise], par exemple, au-delà de leurs différences entrepreneuriales, sociales, etc., existe une dynamique technologique en partie indépendante des pouvoirs politiques.

    On trouve dans l’histoire une multitude d’intentions politiques, bonnes ou machiavéliques, ayant abouti à tout autre chose que ce qui était prévu. Les travaux de l’historien Benjamin Peters sur la création des premiers réseaux numériques de télécommunication soulignent ce décalage : la Defense Advanced Research Projects Agency (Darpa) voyait dans ces réseaux un moyen de résilience face à une éventuelle attaque nucléaire, et la Russie soviétique visait une mise au pas de différents rouages du pouvoir politique. Finalement, la Darpa a découvert que cela rendait possibles des formes de surveillance politique pas du tout envisagées au départ, et les Russes ont compris que ces systèmes avaient leurs propresdynamiques.

    C. V. : Ces évolutions et décalages sont passionnants à étudier, mais il faut rappeler que le pouvoir politique russe a littéralement fusillé ou emprisonné les économistes non orthodoxes et détruit sa propre recherche en biologie. En revanche, il a préservé tout ce qui relevait des sciences mathématiques et physiques, sans doute parce que le pouvoir en avait besoin pour l’industrialisation, la défense, la bombe atomique, les fusées, l’énergie… L’économiste mathématicien Leonid Kantorovitch [1912-1986], dont les positions économiques le promettaient au mieux au goulag, a été préservé pour ses connaissances-clés en informatique théorique et certainement pour le projet de bombe atomique. Ironiquement, plus tard, c’est en économie qu’il a reçu le prix Nobel.

    M. V. : Il est bon de se souvenir également du discours du président américain Bill Clinton, en 2000, qui avait décrit l’arrivée des technologies de l’information et de la communication en Chine comme un agent libérateur. La Chine pouvait bien essayer de censurer l’Internet, avait-il dit, elle n’y arriverait jamais – « autant tenter de clouer au mur de la Jell-O [un dessert gélatineux] ». Cela n’a pas empêché la Chine de contrôler les usages des technologies de la communication.

    A cet égard, la première grande tendance du XXIe siècle concerne l’essor scientifique de la Chine et sa concurrence frontale avec les Etats-Unis, mise récemment en scène sur l’IA. Qu’est-ce que cela vous évoque ?


    M. V. : On a tendance à voir la compétition sino-américaine sur l’IA comme un événement très récent. Mais si on dézoome un peu, l’IA était déjà, dans les années 1980, reconnue, dans des textes du secrétaire américain à la défense Harold Brown, comme une technologie stratégique. Le grand concurrent était alors le Japon. Cette intersection entre concurrence géopolitique et concurrence scientifique et technologique sur l’IA n’est pas du tout nouvelle.

    En Chine, par ailleurs, le plan de développement des sciences et technologies2016-2020 avait inclus, dès février 2006, un soutien politique à l’IA. D’ailleurs, le fameux plan « Made in China 2025 » [annoncé en 2015] a fortement crispé Washington en détaillant les objectifs de la Chine pour prendre l’ascendant dans de nombreuses technologies.

    Dix ans plus tard, la Chine publie plus de recherches et dépose plus de brevets que les Etats-Unis. L’Europe est à la peine…


    M. V. : Le rapport de 2023 de l’Australian Strategic Policy Institute, qui a alimenté les inquiétudes américaines, explique que, si l’on regarde le top 10 des articles de recherche les plus cités dans 44 secteurs technologiques-clés (robotique, spatial, IA…), la Chine est leader dans 37 d’entre eux, y compris dans l’IA. L’argumentaire d’une moindre qualité de leurs publications et brevets ne tient plus.


    C. V. : Le fait géopolitique scientifique majeur de ces dernières décennies est incontestablement la montée de la Chine. Elle a investi massivement dans la recherche et en tire les bénéfices. Et la force de frappe des Etats-Unis et de la Chine sur les secteurs technologiques et industriels les plus récents est sans commune mesure avec celle de l’Europe, alors que notre économie est du même ordre de grandeur. Notre difficulté est la couche d’articulation entre science, technique et économie. Le grand défi de notre continent est d’arriver à se convaincre qu’il a dans ses entrailles toutes les ressources imaginables en matière de compétences scientifiques et techniques, de personnalités brillantes, etc. Un vivier de recherche dans lequel d’ailleurs l’Amérique ne s’est pas gênée de piocher pendant des décennies.

    Pourquoi l’Europe a-t-elle laissé les chasseurs de têtes américains écumer les olympiades de mathématiques et d’informatique où brillaient Roumains, Bulgares et Biélorusses alors que ceux-ci rejoignaient les grandes écoles et universités françaises dans les années 1990 ? Rappelons aussi que le Prix Nobel de chimie 2024, Demis Hassabis, a créé sa structure DeepMind au Royaume-Uni, avant d’être racheté par Google. Quand l’Europe va-t-elle parvenir à mettre ses forces brillantes en musique ?

    La seconde grande tendance est un décrochage mondial des financements publics de la recherche par rapport aux budgets recherche et développement des entreprises. La distinction public-privé, très présente dans la culture française, est-elle encore pertinente ?
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    • #3

      C. V. : Je préfère parler de différence entre recherches d’intérêt public et d’intérêt privé. Les scientifiques des Bell Labs, pour reprendre cet exemple, travaillaient sur les deux tableaux. Ils avaient une vie universitaire et une vie au service de l’entreprise, en jouissant d’une forme de liberté académique. Ils étaient encouragés à consacrer un quart de leur temps à un projet personnel sur lequel l’entreprise n’avait aucun droit de regard, avec l’idée d’améliorer leur formation et leur créativité. Google, qui se voulait l’héritier des Bell Labs, l’a fait aussi, pendant un temps. Le laboratoire de Meta à Paris, FAIR, et celui de mathématiques de Microsoft sont d’autres exemples de jonction entre l’entreprise et une démarche universitaire de très haut niveau, y compris avec la promotion des modèles ouverts (open source).


      M. V. : L’entreprise chinoise DeepSeek, dont l’IA concurrence les meilleurs modèles américains, semble avoir suivi un modèle similaire : celui d’un laboratoire académique où régnait une grande liberté d’expérimentation.

      G. C. : Le recul historique invite à juger au cas par cas. Aux Etats-Unis, même le département de la défense a financé des laboratoires dont la seule contrainte était de faire une présentation annuelle de leurs travaux. Dans notre milieu académique français aussi les passerelles avec le privé sont nombreuses. Et nos collègues savent jouer des opportunités de financement et des modes. A un moment, ce sont les nanotechnologies, alors on s’y met. Maintenant, c’est l’IA, alors on y va… Impossible de démêler clairement ce qui est privé, public, civil, militaire…


      Guillaume Carnino, historien des sciences et techniques à l’université de technologie de Compiègne, à Paris, le 4 février. ED ALCOCK / MYOP POUR « LE MONDE »

      A ce sujet, plusieurs agences de renseignement, le MI5 britannique, la DGSE en France, ont alerté sur les risques d’espionnage et d’influence chinois dans les laboratoires. Est-ce nouveau ?


      M. V. : La question de l’entrisme dans la recherche a connu un changement de politique important aux Etats-Unis lors du premier mandat de Trump [2017-2021], et en Europe, depuis les années 2020, avec l’instauration de mécanismes de contrôle pour tenter de concilier sécurité et ouverture dans la recherche.

      Aux Etats-Unis, la China Initiative, lancée en 2018, a eu pour vocation de lutter contre les financements chinois non déclarés de chercheurs dans des universités américaines, contre l’espionnage industriel, contre le transfert de propriété intellectuelle non contrôlée. Cela en réaction au programme chinois « 1 000 talents », qui visait le retour au pays de scientifiques chinois.

      En 2022, l’administration Biden a annulé cette initiative, accusée de faire du profilage racial. La pression politique reste cependant importante sur les universités pour prévenir le siphonnage des connaissances. Dans la même logique, un contrôle américain sur les exportations de technologies sensibles, telles que les puces avancées de Nvidia, a été mis en place. La crainte est qu’elles permettent de développer des modèles d’IA à des fins militaires.


      En France, le dispositif de « protection du potentiel scientifique et technique » a été lancé dès 2012, avec un vrai réexamen des mécanismes existants en matière de sécurité de la recherche. Au niveau de la Commission et de l’Union européennes [UE], un virage s’est opéré au début des années 2020, avec des exigences de déclaration pour les candidats aux financements européens de leurs liens avec l’étranger et une possibilité pour l’UE de refuser les candidats contrôlés par des pays non éligibles. En 2024, le Conseil de l’UE a émis des recommandations sur la « sécurité de la recherche », un vocable assez nouveau.

      Des travaux ont montré que la China Initiative avait eu un impact sur la coopération scientifique sino-américaine, et sur la qualité des travaux des chercheurs chinois. Pour les Etats-Unis comme pour l’Europe, il y a une réévaluation du rapport bénéfices-risques de l’ouverture, qu’elle soit commerciale ou qu’elle concerne les données ou la recherche. Au-delà de la Chine, l’Europe est vigilante sur les risques d’espionnage scientifique en provenance d’alliés historiques tels que les Etat-Unis.

      Au-delà de cette méfiance réciproque, les indicateurs internationaux soulignent une liberté académique en berne, des pays leaders scientifiques qui coopèrent moins. Comment interprétez-vous ces signaux ?


      G. C. : La science reste l’une des forces les plus puissantes de transformation sociale. L’IA, par exemple, n’est pas neutre, et il faut discuter très sérieusement de ce qui est en train de se faire. Deux siècles de retour d’expériences sur l’histoire de l’automatisation donnent des pistes de réflexion. Il ne s’agit pas tant du remplacement de l’humain que de la façon dont les algorithmes transforment les relations sociales, prolétarisent le travail et induisent des changements d’échelle dans les pratiques industrielles.

      C. V. : Oui, l’IA n’est pas neutre. Et si on parle de pratique industrielle, il faut évoquer l’industrie de la guerre. La menace numéro un de l’IA n’est effectivement pas le remplacement humain, c’est la guerre, avec tous les « perfectionnements » apportés par les technologies, les armes insaisissables, les dominations exacerbées, et en prime le conditionnement qui monte les populations les unes contre les autres. C’est vertigineux.

      Ce n’est pas un scoop, les budgets d’armement du monde entier grimpent en flèche. Un extraterrestre qui regarderait de loin nos statistiques économiques conclurait que nous sommes en train de préparer la guerre, que nous avons fait une croix sur l’environnement et le climat. Et que nous conjurons cela en construisant des data centers un peu comme des églises. En pensant qu’ils sont la solution.
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