L’IA ne tiendra ses promesses qu’à condition de pouvoir interagir avec le monde physique, estime ce chercheur spécialisé dans la “robotique évolutionniste”. Pour lui, il est temps de repenser la façon dont nous imaginons et concevons des robots que nous voudrions intelligents.
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DESSIN DE BRETT RYDER PARU DANS “THE ECONOMIST”, LONDRES.
Qui décide ? Votre corps ou votre cerveau ? Si la réponse peut paraître évidente, les preuves s’accumulent toutefois suggérant que notre physiologie influence fortement nos pensées. Ce concept d’intelligence incarnée pourrait être précieux pour les ingénieurs qui tentent de fabriquer des machines authentiquement intelligentes, c’est-à-dire des intelligences artificielles (IA) capables d’apprendre, de réfléchir et de généraliser leurs connaissances à toutes sortes d’activités à la manière des êtres humains.
Roboticien à l’université du Vermont, Josh Bongard fait partie de ceux qui affirment que les intelligences artificielles ne tiendront leurs promesses qu’à condition de pouvoir interagir et être en contact direct avec le monde physique. C’est une conception à l’opposé des IA telles que ChatGPT, dont les interactions avec le monde passent exclusivement à travers le média abstrait de la langue. Les partisans de l’IA incarnée prônent une convergence entre intelligence artificielle et robotique, et Josh Bongard est à l’avant-garde de ce mouvement.
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Le roboticien Josh Bongard
Bio express
Roboticien à l’université du Vermont, Josh Bongard y dirige le laboratoire de morphologie, d’évolution et de cognition, dont les travaux portent sur le rôle que jouent la morphologie et l’évolution dans la cognition.
Courrier International
De son point de vue, nous devons repenser ces deux disciplines. Il ne suffit pas d’intégrer un chatbot à un bras robotique, ainsi que l’a fait Google avec son système PaLM-E. Josh Bongard travaille sur la “robotique évolutionniste”, qui reprend les principes de la sélection naturelle pour rapidement générer et tester différentes configurations de robots, dont bon nombre sont composés de matériaux souples.
Il fait également partie d’une équipe de chercheurs qui utilisent des cellules vivantes pour former des robots biologiques simples appelés xénobots, capables non seulement de réaliser des tâches basiques mais aussi d’interagir et de réagir à leur environnement.
Josh Bongard nous explique comment son travail propose de revoir entièrement notre conception de l’intelligence incarnée, ce que l’on peut qualifier de robot et en quoi cela pourrait modifier notre façon de construire des machines intelligentes.
New Scientist : De quelle manière notre corps influence-t-il notre façon de penser et d’apprendre ?
Josh Bongard : En tant qu’êtres humains, notre physiologie affecte – directement ou indirectement – la quasi-totalité de notre compréhension du monde. Nos corps évoluent dans un environnement donné et nous nous servons de nos sens pour observer comment cet environnement répond à nos actes et à notre présence. C’est par cette boucle de rétroaction que nous découvrons le monde.
Des corps différents créent des liens de cause-conséquence différents, et nous appréhendons le monde d’une manière qui nous est propre. Pour un grand animal terrestre par exemple, une falaise ou une étendue d’eau sont des terrains dangereux. Alors que pour un animal qui peut voler, la même falaise sera un excellent point d’envol, et pour beaucoup d’insectes, une étendue d’eau ne présente pas de difficultés si on veut la traverser.
Le lien entre notre corps et notre façon de penser apparaît de manière assez évidente dans certaines expressions de la langue. La localisation de nos yeux sur notre visage fait qu’en marchant nous voyons des objets et des situations qui composent notre futur immédiat. C’est pourquoi nous disons que nous “pré-voyons” des événements dans les semaines ou années à venir ou que nous “nous retournons” avec regret ou nostalgie vers le passé.
Même dans une science abstraite comme les mathématiques, on pratique des “manipulations” d’équations. Or le terme “manipuler” est formé sur la racine “main” et bon nombre de mathématiciens raisonnent en visualisant des concepts mathématiques qu’ils transforment et réagencent avec leurs mains.
Quels enseignements peuvent en tirer ceux qui développent des intelligences artificielles ?
Nous-mêmes ne sommes pas toujours conscients de ce lien entre notre corps et notre façon de penser, et c’est quelque chose que nous n’intégrons pas vraiment dans la conception de nos machines. À mon sens, c’est un élément qui fait défaut à toutes ces technologies dites intelligentes qui sont à la fois extrêmement puissantes et étonnamment inaptes : dépourvues de corps, elles sont privées du moyen de comprendre les liens entre le monde tangible et le monde abstrait de l’intelligence, du raisonnement et de la logique.
On sent bien que ces IA souffrent de graves lacunes. Leurs connaissances et leur compréhension du monde réel sont très incomplètes. En travaillant sur l’IA incarnée, nous attirons l’attention des gens sur le fait que ChatGPT n’a jamais eu la possibilité de se confronter au monde physique ou au monde social pour voir comment ils réagissaient.
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Les IA d’aujourd’hui savent générer des images, des vidéos et du texte en réponse à nos questions, mais elles ne sont pas capables de créer des objets physiques. Elles n’ont pas accès au monde tangible. Elles ne savent pas ce qui marche et ce qui ne marche pas. Or c’est un aspect essentiel de l’intelligence. Il n’est pas très compliqué de générer des idées nouvelles. Ce qui fait la valeur de l’intelligence humaine, c’est sa capacité à démontrer ce qui fonctionne dans le monde réel.
Est-ce qu’il suffit de connecter un grand modèle de langage – tel que celui sur lequel reposent ChatGPT et consorts – à un corps robotique, ainsi que Google l’a fait avec PaLM-E ?
Je crois qu’à l’heure actuelle personne n’est en mesure de répondre à cette question. Les chercheurs sont de plus en plus conscients que les grands modèles de langage ont besoin d’une interface physique, et que l’IA doit, d’une manière ou d’une autre, être en contact avec le monde tangible.
PaLM-E est une façon de faire : on fabrique un énorme cerveau que l’on met dans un caisson et on l’arrime à une machine sophistiquée [en l’occurrence, un bras articulé terminé par une pince capable d’attraper des objets]. Quant à savoir si cela fonctionnera sur le long terme, personne ne le sait – mais de toute évidence, ce n’est pas comme ça que procède la nature.
La nature commence par faire simple. La plupart des animaux ne sont au départ que des cellules individuelles qui se spécialisent de manière à constituer un animal de plus en plus sophistiqué, à la fois au plan cérébral et au niveau physique.
Il y a de bonnes raisons à cela. Quand on apprend à un enfant à faire de la bicyclette, on ne le met pas directement sur un vélo d’adulte. On lui met d’abord des roulettes pour lui faciliter la tâche. Nos roulettes à nous, c’est notre propre développement. Coller ensemble des corps robotiques ultrasophistiqués et des cerveaux ultraperformants et simplement croiser les doigts pour que ça marche ? Je ne crois pas que ce soit la bonne solution à long terme.
Quels types de corps devrions-nous donner aux robots ?
C’est ça qui est amusant dans le travail de création des futures machines intelligentes. Si le corps est un paramètre essentiel pour se comporter de manière intelligente et sûre dans le monde réel, quel type de corps est adapté à quel type d’activité ?
Aux débuts de l’aviation, la grande question était de savoir : “Est-ce qu’il vaut mieux construire une grande machine qui bat des ailes ? Ou une petite machine qui bat des ailes ?” Et la réponse des frères Wright a été : ni l’un ni l’autre. La nature est capable d’une créativité folle en matière de forme physique, mais rien ne nous oblige à reproduire ce qu’elle fait.
Je travaille dans ce qu’on appelle la robotique évolutionniste et ce que nous demandons à l’IA, ce n’est pas seulement de concevoir le cerveau du robot, mais aussi sa structure physique – elle doit proposer la bonne association corps-cerveau pour la tâche demandée.
La plupart des roboticiens reproduisent les modèles de l’évolution, mais nous, en robotique évolutionniste, nous essayons de reproduire le processus de l’évolution lui-même. Et ce processus propose des types de cerveaux et de corps complètement originaux qui ne ressemblent à rien de ce que nous connaissons.
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