Anthropologie.
Il y a 10 000 ans, l’humanité est passée de l’ère des chasseurs-cueilleurs à des organisations sociales complexes. On croyait que l’essor de l’agriculture avait été l’élément déclencheur, mais de récentes découvertes contredisent ce récit. Et c’est tout le concept de civilisation et de progrès, tel qu’il s’est répandu en Occident, qui est chamboulé, explique le magazine britannique “New Scientist”.
out au long de son existence, ou presque, notre espèce a parcouru la planète, vivant de la chasse et de la cueillette en petits groupes, se déplaçant vers de nouvelles régions où le climat était propice, et les quittant quand les conditions devenaient intenables. Pendant des centaines de milliers d’années, nos ancêtres ont utilisé le feu pour cuire leurs aliments et se réchauffer. Ils ont fabriqué des outils, des abris, des vêtements et des bijoux – mais leurs possessions se limitaient à ce qu’ils pouvaient emporter. Parfois, ils ont croisé d’autres hominidés, comme les Néandertaliens, et il est arrivé qu’ils aient des relations sexuelles avec eux.
Durant des dizaines et des dizaines de siècles, l’histoire s’est poursuivie sans jamais être écrite. Puis, il y a 10 000 ans, tout a commencé à changer.
En certains endroits, les gens ont commencé à cultiver des végétaux. Ils sont restés plus longtemps sur un même site. Ils ont construit des villages et des villes. Divers génies méconnus ont inventé l’écriture, l’argent, la roue et la poudre. En quelques millénaires à peine – un clin d’œil au regard de l’évolution –, des cités, des empires et des usines se sont multipliés partout sur la planète. Aujourd’hui, la Terre est ceinturée de satellites en orbite et sillonnée de câbles Internet. Rien de tel n’avait jamais eu lieu.
Les archéologues et les anthropologues se sont efforcés d’expliquer cette transformation aussi rapide qu’extraordinaire. Leur récit, le plus souvent, évoque une sorte de piège : une fois que les gens se sont mis à l’agriculture, il n’a plus été possible de faire marche arrière, et l’humanité a été emportée par une cascade de complexité sociale qui a abouti inexorablement à la hiérarchie, aux inégalités et à la destruction de l’environnement.
Repenser ce que peut être une société
Cette vision lugubre de l’avènement de la civilisation s’est imposée durablement. Or plus on étudie de sociétés, moins cette version des faits paraît plausible. Confrontés à des indices dérangeants, nous sommes contraints de revisiter l’histoire de nos origines. Et ce faisant, il nous faut aussi repenser ce que peut être une société.
Homo sapiens, notre espèce, existe depuis environ 300 000 ans – à quelques millénaires près. Pendant presque tout ce temps (y compris pendant le tumulte des glaciations), nous avons été des chasseurs-cueilleurs. Alors pourquoi abandonner un mode de vie qui a si bien fonctionné pendant si longtemps ?
C’est la question fondatrice, à la racine de la civilisation humaine. “Aucune raison évidente ne permet d’expliquer pourquoi les gens ont commencé à vivre dans des villages et à domestiquer [les végétaux et les animaux]”, constate Laura Dietrich, de l’Institut autrichien d’archéologie de Vienne.
Quoi qu’il en soit, même le fait de débattre de ce sujet peut se révéler difficile. Les penseurs occidentaux ont par tradition considéré la société moderne industrialisée comme étant
intrinsèquement supérieure à celle des chasseurs-cueilleurs, ce qui déformait leur jugement. “Nous ne pouvons pas partir du principe que c’est toujours une bonne chose, ni même que c’est toujours une mauvaise chose”, déclare Daniel Hoyer, directeur de projet chez Seshat : Global History Databank, qui transforme l’énorme volume d’informations sur les sociétés humaines du passé en une forme adaptée à la recherche sur ces questions.
La civilisation, un pacte faustien ?
De plus, une grande partie de la terminologie liée à cette transition s’accompagne d’affirmations déplaisantes sur la race, le genre et l’empire. Le mot “civilisation”, en particulier, comporte des sous-entendus évidents, surtout quand on l’oppose à “barbares”, “sauvages” et “primitifs”.
En dépit de ces difficultés, les anthropologues avaient reconstitué une histoire qui permet d’expliquer ce bouleversement gigantesque dans notre évolution. La logique voulait que des gens qui se trouvaient dans des régions particulièrement fertiles se soient essayés à l’agriculture parce que ça semblait être une bonne idée – et qu’ils se soient ensuite aperçus qu’il était impossible de revenir en arrière. En produisant davantage de nourriture, ils ont déclenché une croissance démographique, ce qui les a obligés à trouver toujours plus de vivres. Les individus qui étaient en mesure de le faire ont contrôlé la livraison de céréales et sont devenus les premiers dirigeants et empereurs de ce qui avait été jusque-là des sociétés égalitaires. Pour rester aux commandes, ils ont créé ou maîtrisé tout ce qui fait un État, comme l’écriture, les lois et les armées.
Considérée sous cet angle, la civilisation a des avantages et des inconvénients. Elle apporte des bénéfices, tels que la littérature, la médecine et le rock, mais elle a aussi un coût, comme les inégalités, la fiscalité et des pandémies meurtrières qui nous sont transmises par le bétail. Comme le docteur Faust, nos ancêtres ont conclu un pacte avec le diable. L’histoire de la civilisation est une tragicomédie auréolée d’un peu de la puissance d’un grand mythe.
Or de plus en plus d’indices montrent que ce ne serait là que de la fiction.
Les mystères de Göbekli Tepe
Le premier problème, c’est que cette version donne une fausse image des sociétés de chasseurs-cueilleurs, qui étaient en fait beaucoup plus variables et complexes qu’on ne le pensait. Une erreur qu’incarne idéalement le site de Göbekli Tepe, juché au sommet d’une colline dans le sud de la Turquie. À partir du milieu des années 1990, des fouilles sur place ont mis au jour des enclos circulaires, chacun contenant des piliers de pierre en forme de T de plusieurs mètres de haut, certains ornés d’animaux gravés ou d’autres symboles. Des bâtiments rectangulaires encadraient ces enclos.
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DESSIN DE KAZANEVSKY, UKRAINE
Tout cela n’aurait rien de surprenant si Göbekli Tepe ne datait pas d’il y a 11 500 à 10 000 ans – soit avant l’origine de l’agriculture. “Ici, il n’y a pas de végétaux ou d’animaux domestiqués”, précise Laura Dietrich. C’est donc la preuve que les chasseurs-cueilleurs créaient parfois une architecture monumentale, ce que l’on pensait autrefois indissociable des sociétés agricoles.
Nous n’avons aucun moyen de savoir pourquoi Göbekli Tepe a été construit. Ce n’était apparemment pas un espace de vie : on n’y trouve aucune source d’eau ni de trace de foyers permanents. Par conséquent, peu de gens devaient y résider en permanence, poursuit Laura Dietrich. Toutefois, les piliers de pierre, ou mégalithes, sont trop grands pour avoir été transportés par de petits groupes. “Les principales preuves dont on dispose sur la construction semblent indiquer que des groupes venant d’autres régions se sont réunis ici pour faire quelque chose, avec une idée commune”, ajoute-t-elle.
Une idée commune qui était peut-être religieuse, ou un rituel plus flou. L’imagerie a été interprétée comme masculine : certains des animaux gravés ont des pénis, alors que l’on n’a identifié aucune représentation féminine. Quelques crânes humains ont été retrouvés, mais leur sexe est difficile à établir. Il y a aussi des creusets de pierre qui servaient à moudre des céréales sauvages pour en faire de la bouillie et d’énormes quantités de bière. Certains avancent que le site accueillait des groupes d’hommes qui se livraient à des rites d’initiation.
“Les archéologues ne savaient pas que quelque chose comme Göbekli Tepe pouvait exister”, assure Laura Dietrich. Malgré tout, depuis sa découverte, des mégalithes remontant à la même époque ont été trouvés sur des sites voisins comme Karahan Tepe, ainsi que d’autres types de monuments laissés par des chasseurs-cueilleurs, comme les immenses tertres de Poverty Point, en Louisiane [aux États-Unis]. Ce sont des exemples frappants de la capacité des chasseurs-cueilleurs à agir d’une façon étonnamment complexe. Il y en a d’autres.
Il y a 10 000 ans, l’humanité est passée de l’ère des chasseurs-cueilleurs à des organisations sociales complexes. On croyait que l’essor de l’agriculture avait été l’élément déclencheur, mais de récentes découvertes contredisent ce récit. Et c’est tout le concept de civilisation et de progrès, tel qu’il s’est répandu en Occident, qui est chamboulé, explique le magazine britannique “New Scientist”.
out au long de son existence, ou presque, notre espèce a parcouru la planète, vivant de la chasse et de la cueillette en petits groupes, se déplaçant vers de nouvelles régions où le climat était propice, et les quittant quand les conditions devenaient intenables. Pendant des centaines de milliers d’années, nos ancêtres ont utilisé le feu pour cuire leurs aliments et se réchauffer. Ils ont fabriqué des outils, des abris, des vêtements et des bijoux – mais leurs possessions se limitaient à ce qu’ils pouvaient emporter. Parfois, ils ont croisé d’autres hominidés, comme les Néandertaliens, et il est arrivé qu’ils aient des relations sexuelles avec eux.
Durant des dizaines et des dizaines de siècles, l’histoire s’est poursuivie sans jamais être écrite. Puis, il y a 10 000 ans, tout a commencé à changer.
En certains endroits, les gens ont commencé à cultiver des végétaux. Ils sont restés plus longtemps sur un même site. Ils ont construit des villages et des villes. Divers génies méconnus ont inventé l’écriture, l’argent, la roue et la poudre. En quelques millénaires à peine – un clin d’œil au regard de l’évolution –, des cités, des empires et des usines se sont multipliés partout sur la planète. Aujourd’hui, la Terre est ceinturée de satellites en orbite et sillonnée de câbles Internet. Rien de tel n’avait jamais eu lieu.
Les archéologues et les anthropologues se sont efforcés d’expliquer cette transformation aussi rapide qu’extraordinaire. Leur récit, le plus souvent, évoque une sorte de piège : une fois que les gens se sont mis à l’agriculture, il n’a plus été possible de faire marche arrière, et l’humanité a été emportée par une cascade de complexité sociale qui a abouti inexorablement à la hiérarchie, aux inégalités et à la destruction de l’environnement.
Repenser ce que peut être une société
Cette vision lugubre de l’avènement de la civilisation s’est imposée durablement. Or plus on étudie de sociétés, moins cette version des faits paraît plausible. Confrontés à des indices dérangeants, nous sommes contraints de revisiter l’histoire de nos origines. Et ce faisant, il nous faut aussi repenser ce que peut être une société.
Homo sapiens, notre espèce, existe depuis environ 300 000 ans – à quelques millénaires près. Pendant presque tout ce temps (y compris pendant le tumulte des glaciations), nous avons été des chasseurs-cueilleurs. Alors pourquoi abandonner un mode de vie qui a si bien fonctionné pendant si longtemps ?
C’est la question fondatrice, à la racine de la civilisation humaine. “Aucune raison évidente ne permet d’expliquer pourquoi les gens ont commencé à vivre dans des villages et à domestiquer [les végétaux et les animaux]”, constate Laura Dietrich, de l’Institut autrichien d’archéologie de Vienne.
“C’est une des plus formidables ruptures dans l’histoire de l’humanité.”
intrinsèquement supérieure à celle des chasseurs-cueilleurs, ce qui déformait leur jugement. “Nous ne pouvons pas partir du principe que c’est toujours une bonne chose, ni même que c’est toujours une mauvaise chose”, déclare Daniel Hoyer, directeur de projet chez Seshat : Global History Databank, qui transforme l’énorme volume d’informations sur les sociétés humaines du passé en une forme adaptée à la recherche sur ces questions.
La civilisation, un pacte faustien ?
De plus, une grande partie de la terminologie liée à cette transition s’accompagne d’affirmations déplaisantes sur la race, le genre et l’empire. Le mot “civilisation”, en particulier, comporte des sous-entendus évidents, surtout quand on l’oppose à “barbares”, “sauvages” et “primitifs”.
Un berceau multiple
En partie fondée sur des archives fossiles, l’idée qu’Homo sapiens serait originaire d’une seule région d’Afrique est de plus en plus mise à mal. De puissants modèles numériques, associés à un large corpus de données génomiques, suggèrent que les humains modernes seraient issus de multiples populations à travers le continent. En mai, de nouveaux travaux publiés par Nature apportaient de nouvelles preuves, les plus solides à ce jour. “Ces populations anciennes, qui vivaient il y a plus d’un million d’années, appartiendraient toutes à des espèces d’homininés [une famille qui regroupe Australopithecus, Paranthropus et Homo], mais dont le patrimoine génétique différait légèrement”, résume la revue scientifique dans un article grand public. Les travaux concernés incluent notamment des données de séquençage de génomes plus complètes que ce qui avait été utilisé jusqu’à présent, qui prennent en compte des populations existantes d’Afrique de l’Est et de l’Ouest et du peuple Nama, d’Afrique australe.
En partie fondée sur des archives fossiles, l’idée qu’Homo sapiens serait originaire d’une seule région d’Afrique est de plus en plus mise à mal. De puissants modèles numériques, associés à un large corpus de données génomiques, suggèrent que les humains modernes seraient issus de multiples populations à travers le continent. En mai, de nouveaux travaux publiés par Nature apportaient de nouvelles preuves, les plus solides à ce jour. “Ces populations anciennes, qui vivaient il y a plus d’un million d’années, appartiendraient toutes à des espèces d’homininés [une famille qui regroupe Australopithecus, Paranthropus et Homo], mais dont le patrimoine génétique différait légèrement”, résume la revue scientifique dans un article grand public. Les travaux concernés incluent notamment des données de séquençage de génomes plus complètes que ce qui avait été utilisé jusqu’à présent, qui prennent en compte des populations existantes d’Afrique de l’Est et de l’Ouest et du peuple Nama, d’Afrique australe.
En dépit de ces difficultés, les anthropologues avaient reconstitué une histoire qui permet d’expliquer ce bouleversement gigantesque dans notre évolution. La logique voulait que des gens qui se trouvaient dans des régions particulièrement fertiles se soient essayés à l’agriculture parce que ça semblait être une bonne idée – et qu’ils se soient ensuite aperçus qu’il était impossible de revenir en arrière. En produisant davantage de nourriture, ils ont déclenché une croissance démographique, ce qui les a obligés à trouver toujours plus de vivres. Les individus qui étaient en mesure de le faire ont contrôlé la livraison de céréales et sont devenus les premiers dirigeants et empereurs de ce qui avait été jusque-là des sociétés égalitaires. Pour rester aux commandes, ils ont créé ou maîtrisé tout ce qui fait un État, comme l’écriture, les lois et les armées.
Considérée sous cet angle, la civilisation a des avantages et des inconvénients. Elle apporte des bénéfices, tels que la littérature, la médecine et le rock, mais elle a aussi un coût, comme les inégalités, la fiscalité et des pandémies meurtrières qui nous sont transmises par le bétail. Comme le docteur Faust, nos ancêtres ont conclu un pacte avec le diable. L’histoire de la civilisation est une tragicomédie auréolée d’un peu de la puissance d’un grand mythe.
Or de plus en plus d’indices montrent que ce ne serait là que de la fiction.
Les mystères de Göbekli Tepe
Le premier problème, c’est que cette version donne une fausse image des sociétés de chasseurs-cueilleurs, qui étaient en fait beaucoup plus variables et complexes qu’on ne le pensait. Une erreur qu’incarne idéalement le site de Göbekli Tepe, juché au sommet d’une colline dans le sud de la Turquie. À partir du milieu des années 1990, des fouilles sur place ont mis au jour des enclos circulaires, chacun contenant des piliers de pierre en forme de T de plusieurs mètres de haut, certains ornés d’animaux gravés ou d’autres symboles. Des bâtiments rectangulaires encadraient ces enclos.
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DESSIN DE KAZANEVSKY, UKRAINE
Tout cela n’aurait rien de surprenant si Göbekli Tepe ne datait pas d’il y a 11 500 à 10 000 ans – soit avant l’origine de l’agriculture. “Ici, il n’y a pas de végétaux ou d’animaux domestiqués”, précise Laura Dietrich. C’est donc la preuve que les chasseurs-cueilleurs créaient parfois une architecture monumentale, ce que l’on pensait autrefois indissociable des sociétés agricoles.
Nous n’avons aucun moyen de savoir pourquoi Göbekli Tepe a été construit. Ce n’était apparemment pas un espace de vie : on n’y trouve aucune source d’eau ni de trace de foyers permanents. Par conséquent, peu de gens devaient y résider en permanence, poursuit Laura Dietrich. Toutefois, les piliers de pierre, ou mégalithes, sont trop grands pour avoir été transportés par de petits groupes. “Les principales preuves dont on dispose sur la construction semblent indiquer que des groupes venant d’autres régions se sont réunis ici pour faire quelque chose, avec une idée commune”, ajoute-t-elle.
Une idée commune qui était peut-être religieuse, ou un rituel plus flou. L’imagerie a été interprétée comme masculine : certains des animaux gravés ont des pénis, alors que l’on n’a identifié aucune représentation féminine. Quelques crânes humains ont été retrouvés, mais leur sexe est difficile à établir. Il y a aussi des creusets de pierre qui servaient à moudre des céréales sauvages pour en faire de la bouillie et d’énormes quantités de bière. Certains avancent que le site accueillait des groupes d’hommes qui se livraient à des rites d’initiation.
“Les archéologues ne savaient pas que quelque chose comme Göbekli Tepe pouvait exister”, assure Laura Dietrich. Malgré tout, depuis sa découverte, des mégalithes remontant à la même époque ont été trouvés sur des sites voisins comme Karahan Tepe, ainsi que d’autres types de monuments laissés par des chasseurs-cueilleurs, comme les immenses tertres de Poverty Point, en Louisiane [aux États-Unis]. Ce sont des exemples frappants de la capacité des chasseurs-cueilleurs à agir d’une façon étonnamment complexe. Il y en a d’autres.
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