3 - Le chaînon manquant
Le chaînon manquant
« Des fossiles pourraient être le "chaînon manquant” des humains », annonçait le Washington Post le 22 avril 1999. L’histoire évoque des fossiles découverts en Éthiopie... « qui pourraient être le prédécesseur longtemps cherché des êtres humains ». Mais près de cinquante ans plus tôt, le paléontologiste Robert Broom publiait Finding the missing link [7], qui relatait sa découverte d’« hommes-singes » fossiles dans des grottes en Afrique du Sud. Et depuis 1950 on a continuellement annoncé la découverte de « chaînons manquants ». Que se passe-t-il ? Comment se fait-il que ce « chaînon manquant » ait été découvert de façon répétée ?
Le problème réside dans une fausse métaphore. Quand nous disons « chaînon manquant », nous évoquons une chaîne métaphorique, un ensemble de chaînons s’étendant loin en arrière dans le temps. Chaque chaînon représente une seule espèce, une seule variété de vie. Comme chaque chaînon est connecté à deux autres chaînons, il est lié de façon intime aux formes passées et futures. Si l’on casse un de ces liens, les morceaux de la chaîne se séparent, et la relation est perdue. Mais, si l’on retrouve le chaînon perdu, on reconstruit la chaîne, on rassemble les morceaux séparés. Une raison importante de l’attractivité de cette métaphore est qu’elle permet de mettre en spectacle la recherche toujours recommencée du fameux chaînon manquant.
« En réalisant que l’homme descendait du singe, on imaginait des hypothèses, des chimères, appelées « chaînons manquants », moitié grand singes, moitié hommes. Aujourd’hui, nous avons abandonné ce concept au profit de celui de « dernier ancêtre commun », qui désigne l’espèce ancestrale à partir de laquelle la lignée qui va donner naissance aux hommes se sépare de celle des chimpanzés. [...] D’ailleurs, les initiales du dernier ancêtre commun sont DAC, ce qui me remémore Pierre Dac, selon lequel “le chaînon manquant entre le singe et l’homme, c’est nous !” Il n’avait pas tort... » Pascal Picq, dans un débat sur le site de forumevents
Mais la métaphore est aussi trompeuse qu’attractive. Concevoir chaque espèce comme un chaînon dans la grande chaîne de la vie remonte à une époque où la biologie était surtout une typologie ; la « fixité » des espèces, l’idée qu’elles ne changeaient jamais, était le paradigme dominant. John Ray (1627-1705) et Carolus Linnaeus (1707-1797) (généralement appelé Linné en France NDT), qui étaient les architectes de la classification biologique et qui ne croyaient pas à l’évolution, décrivaient l’ordre des espèces vivantes, et pensaient que cet ordre était établi par Dieu. Ray suggérait que la fonction, voulue par la divinité, des insectes piqueurs était de tourmenter les damnés. Mais alors que les liens d’une chaîne sont détachés, ne changent jamais et sont aisément définis, il n’en est pas de même dans les groupes de formes de vie [8]. Nous définissons en général une espèce comme un groupe interfécond qui ne peut pas se reproduire avec un autre groupe. Mais comme les espèces ne sont pas fixes (elles changent au cours du temps), il devient délicat de savoir où finit une espèce et où commence une autre. Pour ces raisons, beaucoup de biologistes contemporains préfèrent une métaphore du continu, évoquant un passage flou et dégradé d’une espèce à l’autre [9]. La vie n’est pas organisée en chaînons, mais en formes floues. La chaîne métaphorique est bien moins solide que ce que l’on pourrait croire.
En fait, la métaphore de la chaîne est fausse. Elle représente la biologie des siècles passés, non celle de l’époque actuelle. Le mythe subsiste par commodité ; il est plus facile de se représenter les espèces comme des types, avec des caractères bien séparés, que d’imaginer un passage progressif entre elles. Nous apprenons à l’école les caractères spécifiques des plantes et animaux ; ce n’est pas en soi un problème, mais cela nous masque le fait que ces caractéristiques changent dans le temps.
Il est clair que l’article du Post et le livre de Broom décrivent la découverte des australopithèques, des hominidés africains qui vécurent il y a plus de 3 millions d’années. Ils étaient bipèdes, comme les hommes actuels, mais avaient des grandes dents et un petit cerveau, comme les chimpanzés. Ils avaient des outils rudimentaires en pierre, plus complexes que les bâtons utilisés par les chimpanzés pour tester les termitières, mais bien moins complexes que les outils analogues fabriqués par les premiers membres de notre espèce Homo. En termes d’anatomie et de comportement, certains australopithèques paraissent vraiment « à demi humains ». De plus, on croit largement que le premier Homo descendrait de quelque variété tardive d’australopithèque. Broom et le Post avaient raison après tout : un « chaînon manquant » avait été trouvé, c’était Australopithecus [10]. Mais il y avait de nombreuses variétés d’Australopithecus et d’Homo, on ne sait pas tracer une ligne entre le dernier Australopithecus et le premier Homo. Il est donc plus correct de dire que nous avons trouvé quelque intermédiaire flou plutôt que le « chaînon manquant » [11]
Nous pouvons venir à bout de la fausse métaphore en changeant de vocabulaire. En classe, dans les livres scolaires, dans les discussions avec nos étudiants et dans les communiqués de presse (lien critique entre le monde de la recherche et le grand public), nous devons dire que nous cherchons un chaînon manquant et non le chaînon manquant. Mieux encore, nous devons remplacer l’expression toute faite de « chaînon manquant » par quelque chose de plus exact.
Le chaînon manquant
« Des fossiles pourraient être le "chaînon manquant” des humains », annonçait le Washington Post le 22 avril 1999. L’histoire évoque des fossiles découverts en Éthiopie... « qui pourraient être le prédécesseur longtemps cherché des êtres humains ». Mais près de cinquante ans plus tôt, le paléontologiste Robert Broom publiait Finding the missing link [7], qui relatait sa découverte d’« hommes-singes » fossiles dans des grottes en Afrique du Sud. Et depuis 1950 on a continuellement annoncé la découverte de « chaînons manquants ». Que se passe-t-il ? Comment se fait-il que ce « chaînon manquant » ait été découvert de façon répétée ?
Le problème réside dans une fausse métaphore. Quand nous disons « chaînon manquant », nous évoquons une chaîne métaphorique, un ensemble de chaînons s’étendant loin en arrière dans le temps. Chaque chaînon représente une seule espèce, une seule variété de vie. Comme chaque chaînon est connecté à deux autres chaînons, il est lié de façon intime aux formes passées et futures. Si l’on casse un de ces liens, les morceaux de la chaîne se séparent, et la relation est perdue. Mais, si l’on retrouve le chaînon perdu, on reconstruit la chaîne, on rassemble les morceaux séparés. Une raison importante de l’attractivité de cette métaphore est qu’elle permet de mettre en spectacle la recherche toujours recommencée du fameux chaînon manquant.
« En réalisant que l’homme descendait du singe, on imaginait des hypothèses, des chimères, appelées « chaînons manquants », moitié grand singes, moitié hommes. Aujourd’hui, nous avons abandonné ce concept au profit de celui de « dernier ancêtre commun », qui désigne l’espèce ancestrale à partir de laquelle la lignée qui va donner naissance aux hommes se sépare de celle des chimpanzés. [...] D’ailleurs, les initiales du dernier ancêtre commun sont DAC, ce qui me remémore Pierre Dac, selon lequel “le chaînon manquant entre le singe et l’homme, c’est nous !” Il n’avait pas tort... » Pascal Picq, dans un débat sur le site de forumevents
Mais la métaphore est aussi trompeuse qu’attractive. Concevoir chaque espèce comme un chaînon dans la grande chaîne de la vie remonte à une époque où la biologie était surtout une typologie ; la « fixité » des espèces, l’idée qu’elles ne changeaient jamais, était le paradigme dominant. John Ray (1627-1705) et Carolus Linnaeus (1707-1797) (généralement appelé Linné en France NDT), qui étaient les architectes de la classification biologique et qui ne croyaient pas à l’évolution, décrivaient l’ordre des espèces vivantes, et pensaient que cet ordre était établi par Dieu. Ray suggérait que la fonction, voulue par la divinité, des insectes piqueurs était de tourmenter les damnés. Mais alors que les liens d’une chaîne sont détachés, ne changent jamais et sont aisément définis, il n’en est pas de même dans les groupes de formes de vie [8]. Nous définissons en général une espèce comme un groupe interfécond qui ne peut pas se reproduire avec un autre groupe. Mais comme les espèces ne sont pas fixes (elles changent au cours du temps), il devient délicat de savoir où finit une espèce et où commence une autre. Pour ces raisons, beaucoup de biologistes contemporains préfèrent une métaphore du continu, évoquant un passage flou et dégradé d’une espèce à l’autre [9]. La vie n’est pas organisée en chaînons, mais en formes floues. La chaîne métaphorique est bien moins solide que ce que l’on pourrait croire.
En fait, la métaphore de la chaîne est fausse. Elle représente la biologie des siècles passés, non celle de l’époque actuelle. Le mythe subsiste par commodité ; il est plus facile de se représenter les espèces comme des types, avec des caractères bien séparés, que d’imaginer un passage progressif entre elles. Nous apprenons à l’école les caractères spécifiques des plantes et animaux ; ce n’est pas en soi un problème, mais cela nous masque le fait que ces caractéristiques changent dans le temps.
Il est clair que l’article du Post et le livre de Broom décrivent la découverte des australopithèques, des hominidés africains qui vécurent il y a plus de 3 millions d’années. Ils étaient bipèdes, comme les hommes actuels, mais avaient des grandes dents et un petit cerveau, comme les chimpanzés. Ils avaient des outils rudimentaires en pierre, plus complexes que les bâtons utilisés par les chimpanzés pour tester les termitières, mais bien moins complexes que les outils analogues fabriqués par les premiers membres de notre espèce Homo. En termes d’anatomie et de comportement, certains australopithèques paraissent vraiment « à demi humains ». De plus, on croit largement que le premier Homo descendrait de quelque variété tardive d’australopithèque. Broom et le Post avaient raison après tout : un « chaînon manquant » avait été trouvé, c’était Australopithecus [10]. Mais il y avait de nombreuses variétés d’Australopithecus et d’Homo, on ne sait pas tracer une ligne entre le dernier Australopithecus et le premier Homo. Il est donc plus correct de dire que nous avons trouvé quelque intermédiaire flou plutôt que le « chaînon manquant » [11]
Nous pouvons venir à bout de la fausse métaphore en changeant de vocabulaire. En classe, dans les livres scolaires, dans les discussions avec nos étudiants et dans les communiqués de presse (lien critique entre le monde de la recherche et le grand public), nous devons dire que nous cherchons un chaînon manquant et non le chaînon manquant. Mieux encore, nous devons remplacer l’expression toute faite de « chaînon manquant » par quelque chose de plus exact.
Commentaire