DÉCRYPTAGE - La création de ces bactéries « inversées » ouvre des perspectives prometteuses en médecine. Mais face aux risques pour l’homme et l’environnement, des chercheurs appellent à suspendre ces recherches avant qu’il ne soit trop tard.
Imaginez une nouvelle forme de bactérie, insensible aux antibiotiques existants et capable de se répandre rapidement dans la population. C’est le danger que redoutent 39 chercheurs de renom, dont les Prix Nobel Greg Winter et Jack Szostak. Dans un article publié fin 2024 dans la revue Science, ils alertent sur les risques posés par les bactéries « miroirs », des organismes conçus en laboratoire comme des reflets moléculaires de bactéries naturelles, et appellent à l’arrêt des recherches en cours.
Pour comprendre ce que sont les bactéries miroirs, pensez à vos mains : elles se ressemblent, ont le même nombre de doigts, mais il est impossible de les superposer. Votre main gauche est le reflet dans un miroir de votre main droite, mais il est impossible de remplacer l’une par l’autre. Le même phénomène existe en chimie : les molécules peuvent exister sous deux formes chimiques identiques et avec la même architecture, mais dans deux formes inversées, comme si l’une était le reflet de l’autre dans un miroir.
Les chimistes parlent de « chiralité ». Dans le monde vivant, toutes les molécules ont ainsi une orientation, gauche ou droite. Et cette propriété n’est pas du tout anecdotique. Car comme les pièces d’un puzzle, les molécules du vivant doivent s’emboîter parfaitement les unes dans les autres pour fonctionner correctement. Il n’est donc pas possible de substituer une molécule « gauche » par une molécule « droite » : l’interaction ne serait plus possible. Pour une raison que l’on ignore, tous les acides aminés du vivant ont une orientation « gauche », et tous les glucides biologiques ont une orientation « droite ». « C’est l’une des plus grandes énigmes scientifiques : pourquoi la nature a-t-elle choisi une seule orientation pour chaque type de molécule ? », questionne Mélanie Ethève-Quelquejeu, chercheuse au laboratoire de chimie et biochimie pharmacologiques et toxicologiques de l’université Paris-Cité. Et quand une molécule est tournée dans le « mauvais sens », le corps ne la reconnaît pas ou ne sait pas l’utiliser.
Des chercheurs inquiets
Si des molécules miroirs peuvent être synthétisées en laboratoire, certains scientifiques s’intéressent désormais plus largement aux bactéries. Une bactérie « miroir » repose sur le même principe de chiralité, mais appliqué à l’ensemble des molécules qui la composent. Tous ses composants sont inversés, comme des pièces de puzzle retournées. Par exemple, il est connu que toutes les protéines qui composent les organismes vivants sont « tournées » vers la gauche. Une bactérie miroir aura donc ses protéines « tournées » vers la droite.
Pour l’instant, synthétiser une bactérie miroir complète relève encore de la science-fiction. Mais y parvenir constituerait un grand danger potentiel, avertissait donc la revue Science, en publiant le 12 décembre 2024 cette prise de position collective appelant à un moratoire face aux risques associés à la création de telles bactéries. Un rapport de 300 pages, disponible dans la bibliothèque de l’université de Stanford, détaille les inquiétudes des chercheurs.
Aux origines de la recherche sur la vie miroir
Dans les travaux sur la vie miroir, « il y a un vrai potentiel thérapeutique, explique Mélanie Ethève-Quelquejeu. Les premières recherches sur les molécules miroirs visaient à concevoir des peptides, soit une courte chaîne d’acides aminés, pour des médicaments. Bien que beaucoup de traitements reposent sur des peptides, notre corps les reconnaît et les dégrade rapidement. En les inversant chiralement, ils échappent à l’action des enzymes présentes dans notre corps, ce qui les rend plus stables, prolonge l’effet thérapeutique du médicament et améliore l’efficacité. » Le ziconotide, un antidouleur, contient par exemple des résidus de peptides « inversés », ce qui allonge sa durée d’action.
Les bactéries miroir pourraient, à terme, offrir des applications similaires. « Il y a déjà des thérapies avec des cellules vivantes qui nous font penser que les bactéries miroirs, par définition non rejetées par le corps, pourraient avoir un potentiel médical », éclaire Kate Adamala, professeur de biologie cellulaire à l’université du Minnesota (États-Unis), et signataire du rapport de Science. Mais « la science n’en est pas là, précise-t-elle, et les bénéfices ne valent clairement pas les risques ».
Risques de propagation
La principale crainte des chercheurs réside dans une prolifération incontrôlée d’une bactérie miroir, qui serait insensible aux traitements existants et potentiellement dangereuse pour l’homme et l’environnement. On peut lire dans l’article de Science que « les bactéries miroirs pourraient survivre et se répandre dans la nature, même si on ne les observe pas encore aujourd’hui ». En effet, la chercheuse Kate Adamala précise que « les bactéries ont la capacité d’inverser la chiralité des molécules dont elles ont besoin pour se développer, comme certains nutriments, grâce à leurs enzymes ». Même artificielles, les bactéries miroirs pourraient donc évoluer dans un environnement naturel, et se propager. De plus, de nombreux nutriments présents dans la nature sont « non chiraux », c’est-à-dire identiques à leur image dans le miroir, ce qui les rend consommables aussi bien par des bactéries classiques que par de potentielles bactéries miroirs. C’est le cas par exemple… de l’eau, indispensable au développement de toutes les bactéries.
L’article de Science explique que des approches de confinement biologique et de biosécurité en laboratoire pourraient être proposées pour réduire ces risques. En effet, les scientifiques pourraient volontairement limiter les bactéries miroirs en les rendant dépendantes de molécules absentes dans la nature. Cependant, une « évasion de ces mesures de sécurité pourrait se produire, soit par évolution, soit par erreur humaine », craignent les auteurs du rapport. Des approches de confinement physique pourraient être utilisées, mais les accidents en laboratoire « se produisent avec une certaine régularité, même dans les laboratoires à haut confinement, en raison d’erreurs humaines et de défaillances d’équipement », avertit l’article.
« On ne devrait même pas essayer de les développer »
Ces considérations ont poussé les scientifiques à vouloir arrêter net les recherches sur le sujet. Greg Winter, Prix Nobel de chimie en 2018 et pointure dans le domaine, est catégorique : « On ne devrait même pas essayer de les développer. » Des institutions françaises se sont également emparées du sujet. « Notre symposium international à l’Institut Pasteur rassemblera des perspectives scientifiques et sociétales variées afin d’évaluer les risques et de commencer à tracer la voie à suivre. Nous espérons que cette approche servira de précédent pour une innovation scientifique responsable », déclarait Yasmine Belkaid, présidente de l’Institut Pasteur, en réaction à l’article de Science.
Cette mise en garde collective n’est pas sans répercussions : « J’ai dû changer une partie de mon programme de recherche, témoigne Kate Adamala, mais il est rare et donc bénéfique que la communauté scientifique anticipe un risque assez tôt pour prévenir des impacts négatifs. »
Par Alissa de Chassey
Imaginez une nouvelle forme de bactérie, insensible aux antibiotiques existants et capable de se répandre rapidement dans la population. C’est le danger que redoutent 39 chercheurs de renom, dont les Prix Nobel Greg Winter et Jack Szostak. Dans un article publié fin 2024 dans la revue Science, ils alertent sur les risques posés par les bactéries « miroirs », des organismes conçus en laboratoire comme des reflets moléculaires de bactéries naturelles, et appellent à l’arrêt des recherches en cours.
Pour comprendre ce que sont les bactéries miroirs, pensez à vos mains : elles se ressemblent, ont le même nombre de doigts, mais il est impossible de les superposer. Votre main gauche est le reflet dans un miroir de votre main droite, mais il est impossible de remplacer l’une par l’autre. Le même phénomène existe en chimie : les molécules peuvent exister sous deux formes chimiques identiques et avec la même architecture, mais dans deux formes inversées, comme si l’une était le reflet de l’autre dans un miroir.
Les chimistes parlent de « chiralité ». Dans le monde vivant, toutes les molécules ont ainsi une orientation, gauche ou droite. Et cette propriété n’est pas du tout anecdotique. Car comme les pièces d’un puzzle, les molécules du vivant doivent s’emboîter parfaitement les unes dans les autres pour fonctionner correctement. Il n’est donc pas possible de substituer une molécule « gauche » par une molécule « droite » : l’interaction ne serait plus possible. Pour une raison que l’on ignore, tous les acides aminés du vivant ont une orientation « gauche », et tous les glucides biologiques ont une orientation « droite ». « C’est l’une des plus grandes énigmes scientifiques : pourquoi la nature a-t-elle choisi une seule orientation pour chaque type de molécule ? », questionne Mélanie Ethève-Quelquejeu, chercheuse au laboratoire de chimie et biochimie pharmacologiques et toxicologiques de l’université Paris-Cité. Et quand une molécule est tournée dans le « mauvais sens », le corps ne la reconnaît pas ou ne sait pas l’utiliser.
Des chercheurs inquiets
Si des molécules miroirs peuvent être synthétisées en laboratoire, certains scientifiques s’intéressent désormais plus largement aux bactéries. Une bactérie « miroir » repose sur le même principe de chiralité, mais appliqué à l’ensemble des molécules qui la composent. Tous ses composants sont inversés, comme des pièces de puzzle retournées. Par exemple, il est connu que toutes les protéines qui composent les organismes vivants sont « tournées » vers la gauche. Une bactérie miroir aura donc ses protéines « tournées » vers la droite.
Pour l’instant, synthétiser une bactérie miroir complète relève encore de la science-fiction. Mais y parvenir constituerait un grand danger potentiel, avertissait donc la revue Science, en publiant le 12 décembre 2024 cette prise de position collective appelant à un moratoire face aux risques associés à la création de telles bactéries. Un rapport de 300 pages, disponible dans la bibliothèque de l’université de Stanford, détaille les inquiétudes des chercheurs.
Aux origines de la recherche sur la vie miroir
Dans les travaux sur la vie miroir, « il y a un vrai potentiel thérapeutique, explique Mélanie Ethève-Quelquejeu. Les premières recherches sur les molécules miroirs visaient à concevoir des peptides, soit une courte chaîne d’acides aminés, pour des médicaments. Bien que beaucoup de traitements reposent sur des peptides, notre corps les reconnaît et les dégrade rapidement. En les inversant chiralement, ils échappent à l’action des enzymes présentes dans notre corps, ce qui les rend plus stables, prolonge l’effet thérapeutique du médicament et améliore l’efficacité. » Le ziconotide, un antidouleur, contient par exemple des résidus de peptides « inversés », ce qui allonge sa durée d’action.
Les bactéries miroir pourraient, à terme, offrir des applications similaires. « Il y a déjà des thérapies avec des cellules vivantes qui nous font penser que les bactéries miroirs, par définition non rejetées par le corps, pourraient avoir un potentiel médical », éclaire Kate Adamala, professeur de biologie cellulaire à l’université du Minnesota (États-Unis), et signataire du rapport de Science. Mais « la science n’en est pas là, précise-t-elle, et les bénéfices ne valent clairement pas les risques ».
Risques de propagation
La principale crainte des chercheurs réside dans une prolifération incontrôlée d’une bactérie miroir, qui serait insensible aux traitements existants et potentiellement dangereuse pour l’homme et l’environnement. On peut lire dans l’article de Science que « les bactéries miroirs pourraient survivre et se répandre dans la nature, même si on ne les observe pas encore aujourd’hui ». En effet, la chercheuse Kate Adamala précise que « les bactéries ont la capacité d’inverser la chiralité des molécules dont elles ont besoin pour se développer, comme certains nutriments, grâce à leurs enzymes ». Même artificielles, les bactéries miroirs pourraient donc évoluer dans un environnement naturel, et se propager. De plus, de nombreux nutriments présents dans la nature sont « non chiraux », c’est-à-dire identiques à leur image dans le miroir, ce qui les rend consommables aussi bien par des bactéries classiques que par de potentielles bactéries miroirs. C’est le cas par exemple… de l’eau, indispensable au développement de toutes les bactéries.
L’article de Science explique que des approches de confinement biologique et de biosécurité en laboratoire pourraient être proposées pour réduire ces risques. En effet, les scientifiques pourraient volontairement limiter les bactéries miroirs en les rendant dépendantes de molécules absentes dans la nature. Cependant, une « évasion de ces mesures de sécurité pourrait se produire, soit par évolution, soit par erreur humaine », craignent les auteurs du rapport. Des approches de confinement physique pourraient être utilisées, mais les accidents en laboratoire « se produisent avec une certaine régularité, même dans les laboratoires à haut confinement, en raison d’erreurs humaines et de défaillances d’équipement », avertit l’article.
« On ne devrait même pas essayer de les développer »
Ces considérations ont poussé les scientifiques à vouloir arrêter net les recherches sur le sujet. Greg Winter, Prix Nobel de chimie en 2018 et pointure dans le domaine, est catégorique : « On ne devrait même pas essayer de les développer. » Des institutions françaises se sont également emparées du sujet. « Notre symposium international à l’Institut Pasteur rassemblera des perspectives scientifiques et sociétales variées afin d’évaluer les risques et de commencer à tracer la voie à suivre. Nous espérons que cette approche servira de précédent pour une innovation scientifique responsable », déclarait Yasmine Belkaid, présidente de l’Institut Pasteur, en réaction à l’article de Science.
Cette mise en garde collective n’est pas sans répercussions : « J’ai dû changer une partie de mon programme de recherche, témoigne Kate Adamala, mais il est rare et donc bénéfique que la communauté scientifique anticipe un risque assez tôt pour prévenir des impacts négatifs. »
Par Alissa de Chassey