Toujours préférer les bonne vieilles molécules .
DÉCRYPTAGE - Chez des modèles animaux, une équipe a mis en évidence l’un des mécanismes protecteurs de l’aspirine contre le cancer.
Le traitement du cancer était-il depuis longtemps sous nos yeux ? Depuis 1968, des preuves croissantes suggèrent qu’un médicament aussi populaire et bon marché que l’aspirine pourrait, en plus de soulager la fièvre et les maux de tête, avoir un effet protecteur contre divers cancers, et plus précisément contre le risque que la maladie se métastase à d’autres organes. Selon des études rétrospectives d’essais cliniques, la prise régulière d’aspirine chez les malades réduirait en moyenne de 20% à 36% la mortalité, avec les effets les plus bénéfiques dans le cancer du sein, du poumon, du pancréas mais surtout dans certaines formes héréditaires du cancer colorectal (syndrome de Lynch). En raison de ces résultats, depuis 2020, le NICE (National Institute for Health and Care Excellence) au Royaume-Uni recommande l’aspirine pour la prévention de récidives chez ce sous-groupe de patients souffrant du syndrome de Lynch.
Mais comment expliquer les vertus cachées de ce médicament? Jusqu’à présent, l’effet anticancéreux de l’aspirine était attribué à son action anti-inflammatoire via la réduction de la synthèse de prostaglandines, des molécules favorisant l’inflammation, la fièvre et la douleur. Cependant, une étude de Nature vient de démontrer un nouveau mécanisme jusqu’alors inconnu. De quoi renforcer l’espoir de pouvoir un jour prescrire l’aspirine à davantage de patients dans le cadre d’immunothérapies anti-métastatiques, suggèrent les auteurs.
Le rôle des lymphocytes T
Les métastases sont responsables de 90% des décès liés au cancer dans le monde. À ce stade avancé, les cellules acquièrent des mécanismes de défense robustes pour échapper au système immunitaire et ainsi l’empêcher de les attaquer et de les éliminer efficacement. Comme l’ont montré plusieurs études, l’une de ces voies implique la production de thromboxane A₂(TXA₂), une molécule de la famille des prostaglandines, produite par les plaquettes du sang et notamment connue pour son rôle dans la coagulation. «Il était déjà établi que certaines cellules tumorales et de l’environnement tumoral favorisent la sécrétion anormalement élevée de cette substance par les plaquettes, ce qui contribue, à travers différents mécanismes, à stimuler la prolifération tumorale et la dissémination métastatique», explique Adrien Grancher, gastro-entérologue oncologue digestif au CHU de Rouen, qui n’a pas participé à l’étude.
Dans ces travaux, les chercheurs ont donné de faibles doses d’aspirine à des souris atteintes de divers cancers métastatiques (sein, côlon, mélanome) pendant plusieurs mois. Le traitement était dilué dans l’eau qu’elles consommaient. À la fin de l’expérience, les chercheurs ont constaté que, par rapport au groupe de souris non traitées, celles qui avaient reçu l’aspirine présentaient moins de métastases à distance de la tumeur initiale, notamment dans les poumons et le foie. Or ces souris avaient également des taux plus faibles de TXA₂, que les chercheurs attribuent directement à l’aspirine. «Nous avons découvert que cet anti-inflammatoire vient inhiber une enzyme des plaquettes, la cyclooxygénase 1 (COX-1), impliquée dans la formation de la thromboxane A₂,», relate Rahul Roychoudhuri qui a conduit l’étude. «Ainsi, en bloquant la sécrétion de thromboxane A₂, l’aspirine contrecarre en partie l’inhibition des lymphocytes T : ceux-ci deviennent plus actifs et efficaces dans l’identification et l’élimination des cellules cancéreuses disséminées», reprend ce professeur d’immunothérapie anticancéreuse à l’Université de Cambridge.
Pour le Dr Grancher, la découverte de cette capacité de l’aspirine à réactiver l’immunité cellulaire antitumorale est majeure : «en plus de son action connue sur les prostaglandines, ces résultats apportent des arguments supplémentaires en faveur de l’efficacité de ce traitement anti-inflammatoire dans la lutte contre le cancer ».»
L’importance du patrimoine génétique
Si d’autres recherches sont nécessaires, les chercheurs pensent que ce mécanisme pourrait également s’appliquer à l’humain, ce qui fera l’objet d’investigations dans le cadre du projet ADD-ASPIRIN, annonce le Pr Roychoudhuri. Les scientifiques restent toutefois prudents car les cancers humains présentent une plus grande diversité biologique, génétique, comportementale que les modèles murins.
Autre problème : certains types de cancers pourraient ne pas bénéficier des vertus anti-métastatiques de l’aspirine. Les analyses rétrospectives d’essais cliniques ont en effet montré que l’anti-inflammatoire a des effets plus prononcés sur la mortalité dans les adénocarcinomes (cancer colorectal, gastrique, certains cancers du sein et du poumon). «De nombreux adénocarcinomes sont immunogéniques – c’est-à-dire qu’ils peuvent provoquer une réponse des lymphocytes T et leur processus métastatique implique souvent des interactions avec les plaquettes dans la circulation sanguine, ce qui est moins le cas d’autres types de cancers où la voie TXA2 pourrait n’avoir que peu ou pas d’intérêt», souligne le Pr Roychoudhuri.
À ce jour, les spécialistes suspectent que l’efficacité de l’aspirine dépend non seulement du type de cancer, mais aussi du patrimoine génétique des patients. C’est pourquoi il aurait permis d’obtenir de bons résultats chez les patients atteints du syndrome de Lynch. Chez eux, il a été montré qu’une dose de 600 mg d’aspirine par jour réduisait significativement l’incidence du cancer après 55 mois de suivi, (essai CAPP2 en 2011). Mais d’autres sous-groupes de patients pourraient aussi être concernés : en septembre 2024, une étude présentée à la Société européenne d’oncologie médicale montrait que l’aspirine pouvait réduire de 43% le risque de récidive chez les patients opérés d’un cancer du côlon, porteurs d’une mutation du gène PIK3CA. Or, cette mutation est aussi détectée dans certains cancers du poumon et des cancers gynécologiques (sein, endomètre).
Malgré ces résultats prometteurs, on manque encore de preuves en faveur de la prescription de l’aspirine à titre préventif (pour éviter d’éventuelles rechutes) dans le cancer. «Pour cette raison, notre découverte ne doit pas encourager les patients à prendre de l’aspirine sans consulter leur oncologue ou médecin généraliste car ce médicament n’est pas dépourvu d’effets secondaires, tels que des saignements», met en garde Rahul Roychoudhuri.
Par Elisa Doré