J'ouvre le bal avec une romancière algérienne :Taous Amrouche... Super !
== MODERATION ==
Il est recommandé de consacrer un topic pour chaque livre, auteur ou poème.
Née à Tunis en 1913, Taous Amrouche est la première romancière algérienne de langue française. Elle était à la fois la soeur de l'écrivain Jean Amrouche, mais également l'amie de Gide et de Giono.
Dans ses quatre romans fortement autobiographiques, elle analyse son déracinement, l'exil, la solitude et exprime le besoin d'émancipation des femmes étouffées par la tradition. Taos Amrouche est morte en 1976. Solitude ma mère, son dernier roman, est resté inédit jusqu'en 1995, date à laquelle il a été édité aux Éditions Joëlle Losfeld.
Extrait du livre :
Maintenant, je le sais, je n'irai jamais à Sanchanteur. Luc est pour moi comme mort, plus mort même que s'il était mort de sa vraie mort. Car, mort de sa belle mort, foudroyé comme un arbre, je continuerais à le parer de tous les mérites et à vouloir le rejoindre, fût-ce en rêve... Autrefois, quand un coup me frappait, mon réflexe était d'appeler. Aujourd'hui, il n'y a personne. Je creuse la tranchée de ma solitude, je la creuse avec une application de démente : à quarante ans - et sans qu'un être au monde puisse le comprendre - je suis aussi démunie devant la vie qu'un enfant dans son berceau.
Il était celui qui devait faire de moi une femme, pour que s'épanouît enfin ce bouton aux pétales si étroitement serrés qu'on le dirait de pierre. Car si j'ai connu la déchirure de l'enfantement, je ne suis pas une femme. Des hommes de tous âges et de diverses races ont eu beau m'approcher pour me prendre de force, quand je n'avais pas assez d'indifférence ou de dégoût pour être passive, je ne suis pas une femme pour autant. Une femme est douce, lisse, consentante, et je suis, moi, le fruit qui s'est refusé à mûrir, le fruit vert à l'âge où l'on ne devrait être que succulence.
Que s'est-il passé ? Rien... ou si peu, en apparence. Hier encore, mon coeur était comme un brasier. Dans la rue, je m'étonnais que les passants transis ne s'en approchent pas. Aujourd'hui, je creuse ma tranchée, je la creuse en avalant mes larmes, sans relever la tête.
Serais-je tombée dans le piège si Luc n'était venu m'apporter, à la clinique, une brassée d'aubépine ? Y serais-je tombée, si, dans la pâleur de sa face, il n'y avait eu ce regard d'une inquiétante profondeur ? Mais je ne savais pas alors que sa bouche si fière pût trembler... J'ai cru que ses bras seraient le nid auquel j'aspirais depuis toujours, ce nid qu'en chaque homme j'ai obstinément cherché.
Luc est vivant. Luc peut ouvrir la porte, et il est pour moi comme mort, parce que je ne pourrai jamais ni le rétablir sur son trône ni surtout lui pardonner de m'avoir méconnue.
== MODERATION ==
Il est recommandé de consacrer un topic pour chaque livre, auteur ou poème.
Née à Tunis en 1913, Taous Amrouche est la première romancière algérienne de langue française. Elle était à la fois la soeur de l'écrivain Jean Amrouche, mais également l'amie de Gide et de Giono.
Dans ses quatre romans fortement autobiographiques, elle analyse son déracinement, l'exil, la solitude et exprime le besoin d'émancipation des femmes étouffées par la tradition. Taos Amrouche est morte en 1976. Solitude ma mère, son dernier roman, est resté inédit jusqu'en 1995, date à laquelle il a été édité aux Éditions Joëlle Losfeld.
Extrait du livre :
Maintenant, je le sais, je n'irai jamais à Sanchanteur. Luc est pour moi comme mort, plus mort même que s'il était mort de sa vraie mort. Car, mort de sa belle mort, foudroyé comme un arbre, je continuerais à le parer de tous les mérites et à vouloir le rejoindre, fût-ce en rêve... Autrefois, quand un coup me frappait, mon réflexe était d'appeler. Aujourd'hui, il n'y a personne. Je creuse la tranchée de ma solitude, je la creuse avec une application de démente : à quarante ans - et sans qu'un être au monde puisse le comprendre - je suis aussi démunie devant la vie qu'un enfant dans son berceau.
Il était celui qui devait faire de moi une femme, pour que s'épanouît enfin ce bouton aux pétales si étroitement serrés qu'on le dirait de pierre. Car si j'ai connu la déchirure de l'enfantement, je ne suis pas une femme. Des hommes de tous âges et de diverses races ont eu beau m'approcher pour me prendre de force, quand je n'avais pas assez d'indifférence ou de dégoût pour être passive, je ne suis pas une femme pour autant. Une femme est douce, lisse, consentante, et je suis, moi, le fruit qui s'est refusé à mûrir, le fruit vert à l'âge où l'on ne devrait être que succulence.
Que s'est-il passé ? Rien... ou si peu, en apparence. Hier encore, mon coeur était comme un brasier. Dans la rue, je m'étonnais que les passants transis ne s'en approchent pas. Aujourd'hui, je creuse ma tranchée, je la creuse en avalant mes larmes, sans relever la tête.
Serais-je tombée dans le piège si Luc n'était venu m'apporter, à la clinique, une brassée d'aubépine ? Y serais-je tombée, si, dans la pâleur de sa face, il n'y avait eu ce regard d'une inquiétante profondeur ? Mais je ne savais pas alors que sa bouche si fière pût trembler... J'ai cru que ses bras seraient le nid auquel j'aspirais depuis toujours, ce nid qu'en chaque homme j'ai obstinément cherché.
Luc est vivant. Luc peut ouvrir la porte, et il est pour moi comme mort, parce que je ne pourrai jamais ni le rétablir sur son trône ni surtout lui pardonner de m'avoir méconnue.
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