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La terre du Père ou le rêve d'Algérie

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  • La terre du Père ou le rêve d'Algérie

    Et me voilà devenu un homme et mon père un enfant
    Celui-ci tenant un cierge de un mètre sur une photographie de communiant couleur sépia
    Coïncidence tardive entre ce qu'est devenu mon père dans ma mémoire d'aujourd'hui et cette photographie usée
    Mon père
    Son visage a sombré dans un abîme
    J'ai été enfanté par cet homme de chair et d'esprit
    J'ai été enfanté par un pays où je ne suis pas né
    Un pays natal par procuration
    La perfection absolue d'un pays inaccessible à mon coeur de Français
    Sur la table familiale
    Il y avait le pain
    Le vin
    Et l'Algérie comme sublime dessert
    Le désir de mon père pour son pays
    Insatiable
    Une sorte de résonance parfaite
    Un rayonnement subtil
    Du coup j'ai vécu mon enfance française et languedocienne
    En double vue
    En double vie
    Comme une sorte d'hallucination
    Près de la mer qui nous était commune
    Mais derrière les dunes de sable ou les rochers de petites criques
    Où nous allions nous perdre quelquefois
    Dans des ballades imprévisibles
    A Port-Vendre de temps en temps où les grands bateaux blancs nous livraient de loin en loin
    Quelqu'oncle ou neveu venu en voyage
    Ou quelqu'ami d'enfance
    Nous savions bien que mon père hallucinait les plages chaudes de son pays
    Mystère de la mer qui unissait le Père à tous ses souvenirs et enchantements
    Mystère du choix d'un homme qui avait quitté l'Algérie mais n'avait jamais pu en guérir
    Une longue passion qu'il mettait en toutes choses le faisait rechercher et poursuivre des saveurs et des goûts
    A la table des souvenirs il ne voulait pas perdre un pouce de repas
    Comment
    Nous disions-nous
    Pouvait-on aimer à ce point le Pays d'une page tournée après la guerre
    Une enfance passée même superbe
    Qui le laissait secrètement inconsolable
    Quand il acheta une petite ferme en Dordogne
    Parce qu'il voulait changer la vie
    Celle-ci perchée sur les hauteurs ressemblait à un navire
    Sur l'Océan
    Avec une étrave et une proue
    Qui fendait les flots
    Ferme haut perchée comme pour un voyage
    Comme pour voir au-delà des terres le seul objet qui vaille
    La mer
    Et cette façon qu'il avait
    Qui n'appartenait qu'à lui
    D'avoir insufflé sa passion de l'Algérie à ses trois enfants
    Pourtant nés loin de son pays d'origine
    Cette façon de nous expliquer à l'infini ce qu'on ne saurait jamais comprendre
    Les figues de barbarie
    L'âne aveugle
    Le jardinier qui surveillait les voleurs de raisins la nuit
    La baignade des enfants nus dans le bassin
    Les Arabes qui parlaient espagnol en Oranie
    (Suprême intégration pensait-il)
    Sa mère
    Infatigable
    Qui grappillait les vignes
    Cueillait les olives après la saison
    (Les tartine d'huile pour son quatre-heures)
    Soignait les gens en priant
    Au fond de la “Rue du soleil”
    Et le père du Père qui était “pica pedrero”
    Il concassait des pierres sur les nouvelles routes d'Algérie
    Pour les chevaux et les chars à bancs
    Dormant dans les cabanes
    Entourés la nuit des hurlements des chacals
    Puis silencieux
    Il reprenait sa place dans la maison familiale après des semaines d'absence
    Le Père
    Auprès de lui
    Lorsqu'il se mettait à parler de son pays
    C'était comme si régnait un souffle sacré
    Je pense encore souvent à lui
    Comme quelqu'un qui est sûrement à l'étroit
    Entre quatre planches de bois
    Mais qui est peut-être content de l'endroit où on l'a mis
    pas loin d'un bois de chênes-verts
    Sur une hauteur
    Dans un cimetière sans prétention
    Qui ressemble aux cents lieues où il allait chercher des champignons
    Dans les aubes endormies
    Quelqu'un qui ne l'aurait pas connu
    Aurait pu le prendre pour un paysan
    Bien intégré
    Ignorant tout du destin tragique de son pays natal
    Car il avait tout sacrifié moins l'essentiel
    Il avait sacrifié sa vie moins l'essentiel
    Il n'avait jamais beaucoup voyagé
    Sauf ce petit pas qu'il fit pour quitter l'Algérie et rejoindre la France
    Un pas qui dût tellement lui coûter qu'après il ne voyagea plus
    Sauf pour faire un pas vers ces routes d'Andalousie
    Pour retrouver la trace de ses aïeux
    Car ce qui le guidait avant tout c'était la fidélité
    Ce regard de mon père à Marseille
    Lorsque sa famille sortit à nouveau de l'un de ces bateaux blancs avec quelques valises
    Sentiment terrible d'être ballotté par l'histoire
    D'être un déchet d'une histoire peut-être
    Histoire incompréhensible
    Regard de deux hommes
    Deux frères
    Qui se dirent tout en quelques secondes
    Et se mirent à pleurer leur Algérie perdue
    Sous le regard des femmes
    Elles avaient pris cent ans en une traversée
    Sobriété de mon père qui ne souhaitait rien posséder sauf un morceau de mer et les étoiles
    Cet air buté qu'on retrouve sur cette photo de communiant
    Mais aussi d'émerveillement
    Et d'obéïssance
    Formé je suis
    Non par l'éducation de mon père
    Qui inlassablement voulait me donner à la table familiale des leçons de vie
    Mais par le destin de mon père
    Ses silences
    Sa façon particulière d'être au monde
    Sa quête du bonheur
    Son refus définitif des colifichets
    De la verroterie
    De l'inessentiel
    Comme si seul dominait en lui la certitude d'un ciel d'été devant une mer limpide
    Et maintenant près de moi
    Cette Autre inconsolable

    Avec ce même amour du pays perdu que je ne connais pas
    Avec sa passion de l'immuable
    Voilà qu'elle piétine pied nu sur les mêmes saisons sèches
    Comme autrefois sur le “Mamelon” entourée d'une bande d'enfants
    La ferme de Tlemcen qui n'existe plus
    Continue à faire revivre en moi
    L'Algérie comme folie inutile

    Aigues-Mortes,

    par Jean-François Gomez
    dz(0000/1111)dz
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