I
Eh bien ! en vérité, les sots auront beau dire,
Quand on n’a pas d’argent, c’est amusant d’écrire.
Si c’est un passe-temps pour se désennuyer,
Il vaut bien la bouillotte ; et, si c’est un métier,
Peut-être qu’après tout ce n’en est pas un pire
Que fille entretenue, avocat ou portier.
II
J’aime surtout les vers, cette langue immortelle.
C’est peut-être un blasphème, et je le dis tout bas ;
Mais je l’aime à la rage. Elle a cela pour elle
Que les sots d’aucuns temps n’en on t pu faire cas,
Qu’elle nous vient de Dieu, - qu’elle est limpide et belle,
Que le monde l’entend, et ne la parle pas.
IV
Sachez-le, - c’est le cœur qui parle et qui soupire
Lorsque la main écrit, - c’est le cœur qui se fond ;
C’est le cœur qui s’étend, se découvre et respire
Comme un gai pèlerin sur le sommet d’un mont.
Et puissiez-vous trouver, quand vous en voudrez rire,
A dépecer nos vers le plaisir qu’ils nous font !
V
Qu’importe leur valeur ? La muse est toujours belle,
Même pour l’insensé, même pour l’impuissant ;
Car sa beauté pour nous, c’est notre amour pour elle.
Mordez et croassez, corbeaux, battez de l’aile ;
Le poète est au ciel, et lorsqu’en vous poussant
Il vous y fait monter, c’est qu’il en redescend.
VI
Allez, - exercez-vous, - débrouillez la quenouille,
Essoufflez-vous à faire un bœuf d’une grenouille.
Avant de lire un livre, et de dire : « J’y crois ! »
Analysez la plaie, et fourrez-y les doigts ;
Il faudra de tout temps que l’incrédule y fouille,
Pour savoir si son Christ est monté sur la croix.
VII
Eh ! depuis quand un livre est-il donc autre chose
Que le rêve d’un jour qu’on raconte un instant ;
Un oiseau qui gazouille et s’envole ; - une rose
Qu’on respire et qu’on jette, et qui meurt en tombant ; -
Un ami qu’on aborde, avec lequel on cause,
Moitié lui répondant, et moitié l’écoutant ?
VIII
Aujourd’hui, par exemple, il plaît à ma cervelle
De rimer en sixains le conte que voici.
Va-t-on le maltraiter et lui chercher querelle ?
Est-ce sa faute, à lui, si je l’écris ainsi ?
« Byron, me direz-vous, m’a servi de modèle. »
Vous ne savez donc pas qu’il imitait Pulci ?
XIX
Lisez les Italiens, vous verrez s’il les vole.
Rien n’appartient à rien, tout appartient à tous.
Il faut être ignorant comme un maître d’école
Pour se flatter de dire un seule parole
Que personne ici-bas n’ait pu dire avant vous.
C’est imiter quelqu’un que de planter des choux.
…
XIII
Mon premier chant est fait. – Je viens de le relire.
J’ai bien mal expliqué ce que je voulais dire ;
Je n’ai pas dit un mot de ce que j’aurais dit
Si j’avais fait un plan un heure avant d’écrire ;
Je crève de dégoût, de rage et de dépit.
Je crois en vérité que j’ai fait de l’esprit.
XIV
Deux sortes de roués existent sur la terre :
L’un, beau comme Satan, froid comme la vipère,
Hautain, audacieux, plein d’imitation,
Ne laissant palpiter sur son cœur solitaire
Que l’écorce d’un homme et de la passion ;
Faisant un manteau d’or à son ambition ;
XV
Corrompant sans plaisir, amoureux de lui-même,
Et pour s’aimer toujours, voulant toujours qu’on l’aime ;
Regardant au soleil son ombre se mouvoir ;
Dès qu’une source est pure, et que l’on peut s’y voir,
Venant comme Narcisse y pencher son front blême,
Et chercher la douleur pour s’en faire un miroir.
XVI
Son idéal, c’est lui. – Quoi qu’il dise ou qu’il fasse,
Il se regarde vivre, et s’écoute parler.
Car il faut que demain on dise, quand il passe :
« Cet homme que voilà, c’est Robert Lovelace. »
Autour de ce mot-là le monde peut rouler ;
Il est l’axe du monde, et lui permet d’aller.
…
XX
C’est le roué sans cœur, le spectre à double face,
A la patte de tigre, aux serres de vautour,
Le roué sérieux qui n’eût jamais d’amour ;
Méprisant la douleur comme la populace ;
Disant au genre humain de lui laisser son jour –
Et qui serait César, s’il n’était Lovelace.
XXI
Ne lui demandez pas s’il est heureux ou non ;
Il n’en sait rien lui-même, il est ce qu’il doit être.
Il meurt silencieux, tel que Dieu l’a fait naître.
L’antilope aux yeux bleus est plus tendre peut-être
Que le roi des forêts ; mais le lion répond
Qu’il n’est pas antilope, et qu’il a nom : lion.
…
XXIII
Quant au roué Français, au don Juan ordinaire,
Ivre, riche, joyeux, raillant l’homme de pierre,
Ne demandant partout qu’à trouver le vin bon,
Bernant monsieur Dimanche, et disant à son père
Qu’il serait mieux assis pour lui faire un sermon,
C’est l’ombre d’un roué qui ne vaut pas Valmont.
XXIV
Il en est un plus grand, plus beau, plus poétique,
Que personne n’a fait, que Mozart a rêvé,
Qu’Hoffmann a vu passer, au son de la musique,
Sous un éclair divin de sa nuit fantastique,
Admirable portrait qu’il n’a point achevé,
Et que de notre temps Shakspeare aurait trouvé.
…
XXXVII
Que dis-je ? tel qu’il est, le monde l’aime encore ;
Il n’a perdu chez lui ni ses biens ni son rang.
Devant Dieu, devant tous, il s’assoit à son banc.
Ce qu’il a fait de mal, personne ne l’ignore ;
On connaît son génie, on l’admire, on l’honore. –
Seulement, voyez-vous, cet homme, c’est don Juan.
XXXVIII
Oui, don Juan. Le voilà, ce nom que tout répète,
Ce nom mystérieux que tout l’univers prend,
Dont chacun vient parler, et que nul ne comprend ;
Si vaste et si puissant qu’il n’est pas de poète
Qui ne l’ait soulevé dans son cœur et sa tête,
Et pour l’avoir tenté ne soit resté plus grand.
…
XLIX
Tu n’as jamais médit de ce monde stupide
Qui te dévisageait de son regard hébété ;
Tu l’as vu, tel qu’il est, dans sa difformité ;
Et tu montais toujours cette montagne aride,
Et tu suçais toujours, plus jeune et plus avide,
Les mamelles d’airain de la Réalité.
...
LII
Tu retrouvais partout la vérité hideuse,
Jamais ce qu’ici-bas cherchaient tes vœux ardents,
Partout l’Hydre éternel qui te montrait les dents ;
Et poursuivant toujours ta vie aventureuse,
Regardant sous tes pieds cette mer orageuse,
Tu te disais tout bas : « Ma perle est là dedans. »
LIII
Tu mourus plein d’espoir dans ta route infinie,
En te souciant peu de laisser ici-bas
Des larmes et du sang aux traces de tes pas.
Plus vaste que le ciel et plus grand que la vie,
Tu perdis ta beauté, ta gloire et ton génie
Pour un être impossible, et qui n’existait pas.
LIV
Et le jour que parut le convive de pierre,
Tu vins à sa rencontre, et lui tendis la main ;
Tu tombas foudroyé sur ton dernier festin :
Symbole merveilleux de l’homme sur la terre,
Cherchant de ta mai gauche à soulever ton verre,
Abandonnant ta droite à celle du Destin !
LV
Maintenant, c’est à toi, lecteur, de reconnaître
Dans quel gouffre sans fond peut descendre ici-bas
Le rêveur insensé qui voudrait d’un tel maître.
Je ne dirai qu’un mot, et tu le comprendras :
Ce que don Juan aimait, Hassan l’aimait peut-être ;
Ce que don Juan cherchait, Hassan n’y croyait pas.
Alfred de MUSSET
Extraits du chant II (Premières poésies)
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