“Talia taâ Hasni”
La rumeur courait déjà depuis quelques jours. Entre le quartier de Miramar et le rond-point de Seddikia (la fin du monde à l’époque), elle prenait de l’épaisseur : Hasni ne tardera pas à “sortir une bombe”. L’été tirait à sa fin. Les lycéens de Hammou reprenaient leurs classes ; les plagistes de Bomo et de la Grande rangeaient leurs transats et les amourettes de l’été prenaient fin, au grand dam des services PTT qui réalisaient le plus gros de leur chiffre d’affaire grâce aux appels manqués des jeunes amoureux. C’est à cette période de l’année que Hasni sortaient ses plus grands succès.
Durant tout l’été, le quartier Gambetta avait bien remarqué que Hasni était triste ; il trainait son spleen tout au long de l’avenue Canastel. Il n’était plus comme avant : Il lui arrive désormais d’oublier de saluer les gamins qui prenaient la place Fontanelle comme terrain de jeu. Même derrière les vitres teintées de sa nouvelle Jeta rouge, on arrivait à entrevoir ses yeux pleins de mélancolie. On devinait les raisons de son spleen ; ça ne peut être qu’ “elle” : les gens se marient pour être heureux. Hasni, lui, n’a plus gouté au bonheur depuis son mariage. Les connaisseurs étaient pourtant unanimes. Avec tous ces signes, le nouvel album s’annonçait grandiose : c’est dans les fûts de la mélancolie que se distille le génie de Hasni. Le bonheur ne lui réussit pas. Il le rend paresseux et sans inspiration.
Le premier jeudi de septembre, “le dernier Hasni” était enfin là. Il fallait le chercher à place d’Armes, chez Disco Maghreb. Acheter cet album est devenu l’obsession de toute la ville. La nouvelle de sa sortie éclipsa même l’info de l’attentat meurtrier de la veille. Mais les plus veinards avait le précieux album dès midi. Dans le marché de La Bastille, il arrivait que des passants demandèrent : “C’est quoi le titre ?”. “Tal sabrital”, répondit l’un. “Il n’est dans son assiette, je t’avais dit”, rétorqua un autre.
Chez Chawki, le coiffeur du chanteur à la rue Coste, un auditoire compact et silencieux se réunit pour écouter le disque. Dès les premières notes de “Choufihalti”, qui inaugurait l’album, on comprit vite le spleen de Hasni. On lui pardonna aussitôt son absence. On était bien face à un millésime. Mais un millésime se savoure mieux dans le silence et la solitude tel un plaisir solitaire ou un péché inavoué. C’est pour cela que l’assemblée de dispersa dès la fin de “Welitlek galbi b’âachk jdid”, qui, malgré ses notes joyeuses et ses promesses de lendemains meilleurs, n’arrivait pas à dissimuler son spleen profond : Hasni souffre, au plus grand bonheur de ses admirateurs. C’est égoïste mais c’est ainsi.
“Nebghik mani hani”
On écoute Hasni seul parce qu’il arrive à exprimer cette inavouable vulnérabilité du sujet amoureux : De retour à leur caserne, après un ratissage de trois jours dans la région de Sfisef, à quelques kilomètres de Sidi Belabess, de jeunes soldats se précipitèrent pour dormir et oublier l’horreur dont ils furent témoins ; d’autres se cachèrent pour écouter la cassette de Hasni qu’ils avaient bien dissimulé entre les vêtements et les photos de famille. On devina les larmes de l’un d’entre-eux mais, par pudeur ou empathie, on n’osa pas lui demander s’il pleurait l’être aimé ou les onze enseignantes égorgées et dont éprouvait tout le mal du monde à ôter leurs visages ensanglantés de sa tête.
Durant plusieurs années, quand la violence et la mort tendaient à être banalisées, Hasni soutenait le discours amoureux qui sombrait dans une extraordinaire solitude. Il lui servait non seulement de support mais aussi de langage. C’est à travers Hasni que le discours amoureux prenait forme. Dans l’œuvre de Hasni, l’être aimé est une promesse, une torture et un souvenir mais jamais un but ; c’est comme s’il servait à atteindre le graal ultime : le discours amoureux. Aimer, pour Hasni, se sublime quasiment en processus créatif qui engendre une multitude de beaux et magnifiques discours.
A ses fans, Hasni demandait à ce qu’ils lui écrivent des lettres lui racontant leurs histoires d’amour. Ses chansons servaient donc de passer d’une chose partagée et répandue : l’histoire d’amour à un objet plus rare : le discours amoureux. Plusieurs prénoms féminins sont cités dans ses chansons ; il ne les aima pas toutes et il n’aura pas eu le temps, du haut de ses petites vingt-six années, de les connaître toutes mais il se substituait à tous ces sujets amoureux, en prétextant cette femme aux milles prénoms et presque pas de corps, pour tracer les contours de cet ineffable sentiment amoureux. Si, d’ordinaire, dans l’amour, la quête de l’être aimé servait de moteur ou de motivation, pour Hasni, l’amour n’avait pas de but que lui-même
En chantant l’amour, Hasni affrontait, ce que Barthes appelle le gâchis du langage : cette région d’affolement où le langage est à la fois trop et trop peu, expressif, par l’expansion illimitée du moi et pauvre, par les codes sur quoi l’amour l’aplatit. D’où cette impression qu’il chantait toujours la même chose. Au fond, il énonçait, par fragments, plusieurs facettes du même objet : le discours amoureux. Dans son œuvre, le sujet en vient à annuler l’objet aimé sous le volume de l’amour lui-même. En cela, Hasni est la quintessence du discours amoureux.
La rumeur courait déjà depuis quelques jours. Entre le quartier de Miramar et le rond-point de Seddikia (la fin du monde à l’époque), elle prenait de l’épaisseur : Hasni ne tardera pas à “sortir une bombe”. L’été tirait à sa fin. Les lycéens de Hammou reprenaient leurs classes ; les plagistes de Bomo et de la Grande rangeaient leurs transats et les amourettes de l’été prenaient fin, au grand dam des services PTT qui réalisaient le plus gros de leur chiffre d’affaire grâce aux appels manqués des jeunes amoureux. C’est à cette période de l’année que Hasni sortaient ses plus grands succès.
Durant tout l’été, le quartier Gambetta avait bien remarqué que Hasni était triste ; il trainait son spleen tout au long de l’avenue Canastel. Il n’était plus comme avant : Il lui arrive désormais d’oublier de saluer les gamins qui prenaient la place Fontanelle comme terrain de jeu. Même derrière les vitres teintées de sa nouvelle Jeta rouge, on arrivait à entrevoir ses yeux pleins de mélancolie. On devinait les raisons de son spleen ; ça ne peut être qu’ “elle” : les gens se marient pour être heureux. Hasni, lui, n’a plus gouté au bonheur depuis son mariage. Les connaisseurs étaient pourtant unanimes. Avec tous ces signes, le nouvel album s’annonçait grandiose : c’est dans les fûts de la mélancolie que se distille le génie de Hasni. Le bonheur ne lui réussit pas. Il le rend paresseux et sans inspiration.
Le premier jeudi de septembre, “le dernier Hasni” était enfin là. Il fallait le chercher à place d’Armes, chez Disco Maghreb. Acheter cet album est devenu l’obsession de toute la ville. La nouvelle de sa sortie éclipsa même l’info de l’attentat meurtrier de la veille. Mais les plus veinards avait le précieux album dès midi. Dans le marché de La Bastille, il arrivait que des passants demandèrent : “C’est quoi le titre ?”. “Tal sabrital”, répondit l’un. “Il n’est dans son assiette, je t’avais dit”, rétorqua un autre.
Chez Chawki, le coiffeur du chanteur à la rue Coste, un auditoire compact et silencieux se réunit pour écouter le disque. Dès les premières notes de “Choufihalti”, qui inaugurait l’album, on comprit vite le spleen de Hasni. On lui pardonna aussitôt son absence. On était bien face à un millésime. Mais un millésime se savoure mieux dans le silence et la solitude tel un plaisir solitaire ou un péché inavoué. C’est pour cela que l’assemblée de dispersa dès la fin de “Welitlek galbi b’âachk jdid”, qui, malgré ses notes joyeuses et ses promesses de lendemains meilleurs, n’arrivait pas à dissimuler son spleen profond : Hasni souffre, au plus grand bonheur de ses admirateurs. C’est égoïste mais c’est ainsi.
“Nebghik mani hani”
On écoute Hasni seul parce qu’il arrive à exprimer cette inavouable vulnérabilité du sujet amoureux : De retour à leur caserne, après un ratissage de trois jours dans la région de Sfisef, à quelques kilomètres de Sidi Belabess, de jeunes soldats se précipitèrent pour dormir et oublier l’horreur dont ils furent témoins ; d’autres se cachèrent pour écouter la cassette de Hasni qu’ils avaient bien dissimulé entre les vêtements et les photos de famille. On devina les larmes de l’un d’entre-eux mais, par pudeur ou empathie, on n’osa pas lui demander s’il pleurait l’être aimé ou les onze enseignantes égorgées et dont éprouvait tout le mal du monde à ôter leurs visages ensanglantés de sa tête.
Durant plusieurs années, quand la violence et la mort tendaient à être banalisées, Hasni soutenait le discours amoureux qui sombrait dans une extraordinaire solitude. Il lui servait non seulement de support mais aussi de langage. C’est à travers Hasni que le discours amoureux prenait forme. Dans l’œuvre de Hasni, l’être aimé est une promesse, une torture et un souvenir mais jamais un but ; c’est comme s’il servait à atteindre le graal ultime : le discours amoureux. Aimer, pour Hasni, se sublime quasiment en processus créatif qui engendre une multitude de beaux et magnifiques discours.
A ses fans, Hasni demandait à ce qu’ils lui écrivent des lettres lui racontant leurs histoires d’amour. Ses chansons servaient donc de passer d’une chose partagée et répandue : l’histoire d’amour à un objet plus rare : le discours amoureux. Plusieurs prénoms féminins sont cités dans ses chansons ; il ne les aima pas toutes et il n’aura pas eu le temps, du haut de ses petites vingt-six années, de les connaître toutes mais il se substituait à tous ces sujets amoureux, en prétextant cette femme aux milles prénoms et presque pas de corps, pour tracer les contours de cet ineffable sentiment amoureux. Si, d’ordinaire, dans l’amour, la quête de l’être aimé servait de moteur ou de motivation, pour Hasni, l’amour n’avait pas de but que lui-même
En chantant l’amour, Hasni affrontait, ce que Barthes appelle le gâchis du langage : cette région d’affolement où le langage est à la fois trop et trop peu, expressif, par l’expansion illimitée du moi et pauvre, par les codes sur quoi l’amour l’aplatit. D’où cette impression qu’il chantait toujours la même chose. Au fond, il énonçait, par fragments, plusieurs facettes du même objet : le discours amoureux. Dans son œuvre, le sujet en vient à annuler l’objet aimé sous le volume de l’amour lui-même. En cela, Hasni est la quintessence du discours amoureux.
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