Annonce

Réduire
Aucune annonce.

De quoi Hasni est-il le nom ?

Réduire
X
 
  • Filtre
  • Heure
  • Afficher
Tout nettoyer
nouveaux messages

  • De quoi Hasni est-il le nom ?

    “Talia taâ Hasni”

    La rumeur courait déjà depuis quelques jours. Entre le quartier de Miramar et le rond-point de Seddikia (la fin du monde à l’époque), elle prenait de l’épaisseur : Hasni ne tardera pas à “sortir une bombe”. L’été tirait à sa fin. Les lycéens de Hammou reprenaient leurs classes ; les plagistes de Bomo et de la Grande rangeaient leurs transats et les amourettes de l’été prenaient fin, au grand dam des services PTT qui réalisaient le plus gros de leur chiffre d’affaire grâce aux appels manqués des jeunes amoureux. C’est à cette période de l’année que Hasni sortaient ses plus grands succès.

    Durant tout l’été, le quartier Gambetta avait bien remarqué que Hasni était triste ; il trainait son spleen tout au long de l’avenue Canastel. Il n’était plus comme avant : Il lui arrive désormais d’oublier de saluer les gamins qui prenaient la place Fontanelle comme terrain de jeu. Même derrière les vitres teintées de sa nouvelle Jeta rouge, on arrivait à entrevoir ses yeux pleins de mélancolie. On devinait les raisons de son spleen ; ça ne peut être qu’ “elle” : les gens se marient pour être heureux. Hasni, lui, n’a plus gouté au bonheur depuis son mariage. Les connaisseurs étaient pourtant unanimes. Avec tous ces signes, le nouvel album s’annonçait grandiose : c’est dans les fûts de la mélancolie que se distille le génie de Hasni. Le bonheur ne lui réussit pas. Il le rend paresseux et sans inspiration.

    Le premier jeudi de septembre, “le dernier Hasni” était enfin là. Il fallait le chercher à place d’Armes, chez Disco Maghreb. Acheter cet album est devenu l’obsession de toute la ville. La nouvelle de sa sortie éclipsa même l’info de l’attentat meurtrier de la veille. Mais les plus veinards avait le précieux album dès midi. Dans le marché de La Bastille, il arrivait que des passants demandèrent : “C’est quoi le titre ?”. “Tal sabrital”, répondit l’un. “Il n’est dans son assiette, je t’avais dit”, rétorqua un autre.

    Chez Chawki, le coiffeur du chanteur à la rue Coste, un auditoire compact et silencieux se réunit pour écouter le disque. Dès les premières notes de “Choufihalti”, qui inaugurait l’album, on comprit vite le spleen de Hasni. On lui pardonna aussitôt son absence. On était bien face à un millésime. Mais un millésime se savoure mieux dans le silence et la solitude tel un plaisir solitaire ou un péché inavoué. C’est pour cela que l’assemblée de dispersa dès la fin de “Welitlek galbi b’âachk jdid”, qui, malgré ses notes joyeuses et ses promesses de lendemains meilleurs, n’arrivait pas à dissimuler son spleen profond : Hasni souffre, au plus grand bonheur de ses admirateurs. C’est égoïste mais c’est ainsi.

    “Nebghik mani hani”

    On écoute Hasni seul parce qu’il arrive à exprimer cette inavouable vulnérabilité du sujet amoureux : De retour à leur caserne, après un ratissage de trois jours dans la région de Sfisef, à quelques kilomètres de Sidi Belabess, de jeunes soldats se précipitèrent pour dormir et oublier l’horreur dont ils furent témoins ; d’autres se cachèrent pour écouter la cassette de Hasni qu’ils avaient bien dissimulé entre les vêtements et les photos de famille. On devina les larmes de l’un d’entre-eux mais, par pudeur ou empathie, on n’osa pas lui demander s’il pleurait l’être aimé ou les onze enseignantes égorgées et dont éprouvait tout le mal du monde à ôter leurs visages ensanglantés de sa tête.

    Durant plusieurs années, quand la violence et la mort tendaient à être banalisées, Hasni soutenait le discours amoureux qui sombrait dans une extraordinaire solitude. Il lui servait non seulement de support mais aussi de langage. C’est à travers Hasni que le discours amoureux prenait forme. Dans l’œuvre de Hasni, l’être aimé est une promesse, une torture et un souvenir mais jamais un but ; c’est comme s’il servait à atteindre le graal ultime : le discours amoureux. Aimer, pour Hasni, se sublime quasiment en processus créatif qui engendre une multitude de beaux et magnifiques discours.

    A ses fans, Hasni demandait à ce qu’ils lui écrivent des lettres lui racontant leurs histoires d’amour. Ses chansons servaient donc de passer d’une chose partagée et répandue : l’histoire d’amour à un objet plus rare : le discours amoureux. Plusieurs prénoms féminins sont cités dans ses chansons ; il ne les aima pas toutes et il n’aura pas eu le temps, du haut de ses petites vingt-six années, de les connaître toutes mais il se substituait à tous ces sujets amoureux, en prétextant cette femme aux milles prénoms et presque pas de corps, pour tracer les contours de cet ineffable sentiment amoureux. Si, d’ordinaire, dans l’amour, la quête de l’être aimé servait de moteur ou de motivation, pour Hasni, l’amour n’avait pas de but que lui-même

    En chantant l’amour, Hasni affrontait, ce que Barthes appelle le gâchis du langage : cette région d’affolement où le langage est à la fois trop et trop peu, expressif, par l’expansion illimitée du moi et pauvre, par les codes sur quoi l’amour l’aplatit. D’où cette impression qu’il chantait toujours la même chose. Au fond, il énonçait, par fragments, plusieurs facettes du même objet : le discours amoureux. Dans son œuvre, le sujet en vient à annuler l’objet aimé sous le volume de l’amour lui-même. En cela, Hasni est la quintessence du discours amoureux.
    "Tout ce que je sais, c'est que je ne sais rien."
    Socrate.

  • #2
    “Mazel souvenir âandi”

    Il arrive également que Hasni soit une expérience qui sort du cadre intime pour s’inscrire dans une image publique : Une scène, aux allures surréalistes, mais elle est pourtant bien réelle. Date: 5 juillet 1993. Lieu: Stade du 5 juillet à Alger. On peut voir, sur quelques plans furtifs, dans le tableau d’affichage du stade, qu’il est presque sept heures... du matin. Ils furent bien des dizaines de milliers à avoir veillé toute la nuit pour voir ce jeune homme qui leur ressemblait. C’était quelques mois avant que Hasni ne soit assassiné. Avec le recul, cette image acquiert toute une symbolique. C’est une mythologie des temps modernes.

    Quand Cheb Hasni a été tué, quelques jours après l’assassinat de l’universitaire Abderrahmane Fardhab et quelques mois après celle de Abdelkader Alloula (à l’époque, on n’hésita pas à faire le rapprochement : à Oran, contrairement au reste de l’Algérie, les assassinats étaient davantage ciblés), on s’est très vite demandé si son concert n’en était pas “la cause”. Se produire publiquement à l’époque, de surcroit sur la scène du stade 5 juillet – qui fut le théâtre d’une démonstration de force du Front Islamique du Salut, quelques temps auparavant- était non seulement un acte de bravoure mais aussi celui qui lui permit son inconisation. Avec son assassinat public, le concert du 5 juillet est l’autre grande composante de le mythologie Hasni.

    Cette forme mythifiée explique le retour à la mode de Hasni, ces dernières années. Dans les rues d’Oran, d’Alger ou de Marseille, il n’est pas rare de voir passer des voitures d’où se dégagent des sons de Hasni. De nos jours, la sentimentalité n’est plus un tabou et Hasni lui permet de se révéler face à de nouvelles formes de violence symbolique : l’argent, l’intérêt, la matérialité, l’identité, le langage, etc. Dans un monde où tout s’accélère et où les biens comme les liens sont éphémères, Hasni est un refuge.

    Son œuvre prend la forme d’un langage par lequel s’exprime la sentimentalité. Elle permet aussi aux plus jeunes d’entrer dans un rapport nostalgique avec un temps et un monde qu’ils n’ont pas connus : j’écoute Hasni parce que je n’oublie pas ou parce que je ne veux pas oublier.

    “Galou Hasni mât”

    Je n’oublierais jamais le jour de sa mort.

    C’était un jeudi, un jour de mariage. Aziza, ma cousine trouvait enfin un preneur ; chose peu aisée à l’époque -et même de nos jours- vu sa réputation de grosse gueule.

    Du haut de ma dizaine d’années et mes baskets Reebok, j’assistais, en spectateur ébahi, à l’une des scènes les plus surréalistes qu’il m’ait été donné de voir: dans un salon décoré façon kitsch, certainement comme tous les salons du quartier Petit-lac à Oran, Aziza, la mariée, maquillée et en robe princesse rouge, entourée d’une dizaine de jeunes filles, étaient toutes en larmes. Elles venaient d’apprendre l’assassinat, quelques heures plus tôt et quelques kilomètres plus loin, de Hasni.

    Elles pleurèrent une bonne heure avant de se refaire une raison et une beauté. Il fallait que la fête commence et que la vie continue. Elles se précipitèrent d’ailleurs joyeusement sur la piste de danse, quelques heures plus tard, dès qu’elles eurent reconnu les premières notes de “Chira li Nebghiha”.

    Dehors, un cousin, montant la garde dans sa Renault 19 verte, comme la couleur de sa canette, écoutait “Tal ghyabek ya ghzali”, entre une complainte amoureuse et un sanglot discret de chagrin.
    Pour des Algériens de ma génération, la mort et le sang sont presque des décors habituels d’un traumatisme qu’on appelle “la décennie noire”. Nous sommes nés et avons grandi dans une Algérie meurtrie où les attentats et les massacres étaient une condition ordinaire. La voix et les chansons de Hasni, étaient, au milieu de cet océan de barbarie, une lueur de vie, de tendresse et d’espoir. Je reste persuadé qu’il était un rempart et sa musique un moyen de résistance et d’éducation à la sensibilité.

    Pourquoi nous aimons Hasni ? Pourquoi continue-t-il à fasciner 25 ans après sa mort ? Parce qu’il révèle cette partie inavouable de nous-mêmes ; parce qu’il est le porte-voix de nos ineffables sentiments ; parce qu’il exprime, mieux que quiconque et dans la même langue que nous, tout ce que l’on a pas osé dire ou ce que l’on a pas su énoncer.

    Fayçal Sahbi
    Universitaire, enseignant et chercheur
    "Tout ce que je sais, c'est que je ne sais rien."
    Socrate.

    Commentaire

    Chargement...
    X