Le modèle d’intelligence artificielle développé en Chine, peu onéreux, sobre et ouvert, coche toutes les cases de ce que prône l’Europe, qui aurait déjà dû parvenir à en créer un similaire, estime, dans un entretien au « Monde », Asma Mhalla, spécialiste du lien entre les enjeux technologiques et géopolitiques à Sciences Po.
Propos recueillis par Pascal Riché
Asma Mhalla, à Paris, le 4 septembre 2024. JOEL SAGET/AFP
Le lancement par la Chine d’une intelligence artificielle (IA) générative, DeepSeek, qui rivalise avec ChatGPT de l’américain OpenAI, mais en dépensant cinquante fois moins de ressources énergétiques, n’en finit pas de secouer la communauté internationale. Pour la géopolitologue Asma Mhalla, enseignante à Sciences Po et autrice de Technopolitique. Comment la technologie fait de nous des soldats (Seuil, 2024), cet épisode qui cristallise la rivalité entre les Etats-Unis et la Chine doit réveiller les pays européens.
On a parlé, à propos du choc causé aux Etats-Unis par l’irruption de l’intelligence artificielle chinoise, DeepSeek, d’« un moment Spoutnik », en référence à la sidération qui avait saisi les Américains en découvrant au-dessus de leurs têtes le satellite russe en 1957. La comparaison est-elle pertinente ?
Celui qui a le premier fait ce parallèle, c’est Marc Andreessen, un investisseur pro-Trump. Il fait partie des faucons de la Silicon Valley, les bellicistes de la technologie qui ont imbriqué la rhétorique du business à celle de la guerre. Pour eux, les Etats-Unis doivent battrela Chine à plate couture sur le front technologique. Et l’IA, particulièrement, cristallise cette rivalité technologique et géostratégique entre les deux superpuissances. Evoquer Spoutnik s’intègre dans ce narratif de guerre froide.
Apprenant la nouvelle de DeepSeek, un autre investisseur, David Sacks, nommé dans la nouvelle administration « tsar » de l’IA et des cryptomonnaies, s’est félicité que Donald Trump ait abrogé le décret pris par Joe Biden pour mettre des garde-fous – avec des visées éthiques, notamment – au développement de l’IA. Il est clair que, pour Trump et son entourage, le mot d’ordre est désormais d’investir à fond, de pousser l’innovation au maximum, sans prendre de gants. Le président lui-même a appelé les industriels, lundi, à « se réveiller » et à ne penser qu’à « la compétition pour gagner ».Avec une telle formule, tout est dit. L’objectif est la puissance pour la puissance. Mais nul ne sait à quoi cela ressemblera exactement ni pour quel projet de société. L’humain est absent de cette pensée apolitique.Seule compte la rivalité avec la Chine. Etre dans une approche encore plus brutale, encore plus rapide, encore plus déréglementée.
Diriez-vous que l’administration Trump manque de réflexion politique ?
Sur ce sujet, la réflexion américaine engagée sous Biden ne fait que se poursuivre avec Trump. Mais si c’est une réflexion géopolitique, elle n’est pas politique. Américains et Chinois visent le même but, être les premiers à atteindre l’intelligence artificielle générale, la fameuse IAG, celle qui sera capable de réaliser la plupart des tâches humaines, et qui, prétendument, aura conscience d’elle-même. En fait, l’IA a déjà cognitivement dépassé l’homme dans de nombreuses tâches.
Les Chinois partagent-ils cette vision agressive de la compétition sur l’IA ?
Oui, à leur façon. Ce qui est clair, c’est que le timing du lancement médiatique de DeepSeek ne doit rien au hasard. En grande pompe, deux jours après son investiture, Donald Trump annonce un mégaplan IA nommé « Stargate » : 500 milliards de dollars [480 milliards d’euros] investis sur cinq ans, la construction de 20 data centers ultramodernes, une consommation d’énergie délirante… Et, tout à coup, tout le monde ne parle plus que de DeepSeek, qui n’aurait coûté que 5,5 millions de dollars !
Cette somme de 5,5 millions de dollars est-elle crédible ?
Avec les Chinois, on ne sait jamais vraiment. Mais même si vous multipliez cette somme par 10 ou par 100, cela reste ridiculement faible par rapport au programme Stargate.
Ce contraste énorme, quel avenir annonce-t-il pour le monde numérique ?
Il renforce ce qu’on a appelé le « splinternet » [contraction de split, « séparer », et d’Internet] : la fracturation du cyberespace – mais en fait, aussi, symétriquement, celle du champ géopolitique – en deux énormes blocs, avec deux visions du monde radicalement différentes, et, au milieu, le reste du monde, dont l’Europe.
D’un côté, les Etats-Unis défendent une économie énergivore et ultracarbonée pour développer une IA américaine gigantesque.
De l’autre, la Chine affirme qu’on peut avoir des modèles beaucoup plus frugaux, beaucoup moins chers, en open source, duplicables, ouverts au Sud global. Ils se positionnent comme ceux qui offrent le contre-modèle pur et parfait, avec des performances équivalentes et une attention particulière à la sobriété énergétique.
Est-ce une leçon donnée aux Etats-Unis ?
C’est surtout une leçon donnée à l’Europe.Ce que la Chine a fait, nous aurions pu le faire. DeepSeek est peu onéreux, il est sobre du point de vue énergétique, il a réussi à tourner sur des jeux de données moins prolifiques que les gigantesques modèles américains, il est ouvert. Exactement la promesse que les Européens souhaitent pour l’IA ! Et nous avions les ingénieurs pour développer une telle IA, je pense par exemple à ceux du laboratoireIA du CEA de Grenoble. Pour l’Europe, c’est une grande claque.
Nos grands industriels, au lieu d’admirer béatement Elon Musk, auraient dû être à l’initiative, mais ils manquent de patriotisme.Il ne faut jamais oublier que dans les modèles Big Tech américains et chinois, il y a une forte dose de patriotisme.
Le problème est aussi celui de l’intention politique. Si on parle beaucoup en Europe de l’IA, de ses risques et de ses opportunités, ce discours n’est adossé à aucune stratégie techno-industrielle digne de ce nom, orientée vers l’intérêt de nos pays. Et, donc, cette parole tourne au bla-bla. A ma connaissance, ni Emmanuel Macron ni [la présidente de la Commission européenne] Ursula von der Leyen n’ont jamais prononcé les mots « intelligence artificielle générale », pourtant le Graal des Américains et des Chinois !
Qu’attendez-vous du Sommet pour l’action sur l’IA, qui se tiendra à Paris les 10 et 11 février ?
Avec plusieurs pays autour de la table, on va tenter de réfléchir à une approche multilatérale, à une gouvernance mondiale de l’IA, même si c’est peut-être un peu naïf par les temps qui courent. On va évoquer l’IA comme un « bien commun », comme jadis on rêvait qu’Internet en soit un. Le problème, c’est que le monde a changé. Comment allez-vous expliquer cette approche à Donald Trump et à Xi Jinping, engagés qu’ils sont dansla fracturation en deux parties de la gouvernance mondiale de l’IA ? L’Europe n’a pas de souveraineté technologique, mais des interdépendances, voire des dépendances qui la rendent vulnérable. Elle n’a pas de géant technologique, elle n’a aucun acteur digne de ce nom dans l’IA, au sens où les Etats-Unis et la Chine l’entendent, dual, à la fois civil et militaire. Au nom de quoi nous écouterait-on ?
La partie est-elle perdue pour l’Europe ?
La bonne nouvelle de l’irruption de DeepSeek, c’est que d’autres modèles de développement d’une IA générative de pointe sont possibles et que nous ne sommes pas obligés de passer par l’Union européenne, avec ses 27 pays et ses divisions. S’en remettre à elle exclusivement, sur ces sujets technologiques et industriels, est une position parfois paresseuse. Les Etats-nations gardent leurs prérogatives souveraines.
Propos recueillis par Pascal Riché
Asma Mhalla, à Paris, le 4 septembre 2024. JOEL SAGET/AFP
Le lancement par la Chine d’une intelligence artificielle (IA) générative, DeepSeek, qui rivalise avec ChatGPT de l’américain OpenAI, mais en dépensant cinquante fois moins de ressources énergétiques, n’en finit pas de secouer la communauté internationale. Pour la géopolitologue Asma Mhalla, enseignante à Sciences Po et autrice de Technopolitique. Comment la technologie fait de nous des soldats (Seuil, 2024), cet épisode qui cristallise la rivalité entre les Etats-Unis et la Chine doit réveiller les pays européens.
On a parlé, à propos du choc causé aux Etats-Unis par l’irruption de l’intelligence artificielle chinoise, DeepSeek, d’« un moment Spoutnik », en référence à la sidération qui avait saisi les Américains en découvrant au-dessus de leurs têtes le satellite russe en 1957. La comparaison est-elle pertinente ?
Celui qui a le premier fait ce parallèle, c’est Marc Andreessen, un investisseur pro-Trump. Il fait partie des faucons de la Silicon Valley, les bellicistes de la technologie qui ont imbriqué la rhétorique du business à celle de la guerre. Pour eux, les Etats-Unis doivent battrela Chine à plate couture sur le front technologique. Et l’IA, particulièrement, cristallise cette rivalité technologique et géostratégique entre les deux superpuissances. Evoquer Spoutnik s’intègre dans ce narratif de guerre froide.
Apprenant la nouvelle de DeepSeek, un autre investisseur, David Sacks, nommé dans la nouvelle administration « tsar » de l’IA et des cryptomonnaies, s’est félicité que Donald Trump ait abrogé le décret pris par Joe Biden pour mettre des garde-fous – avec des visées éthiques, notamment – au développement de l’IA. Il est clair que, pour Trump et son entourage, le mot d’ordre est désormais d’investir à fond, de pousser l’innovation au maximum, sans prendre de gants. Le président lui-même a appelé les industriels, lundi, à « se réveiller » et à ne penser qu’à « la compétition pour gagner ».Avec une telle formule, tout est dit. L’objectif est la puissance pour la puissance. Mais nul ne sait à quoi cela ressemblera exactement ni pour quel projet de société. L’humain est absent de cette pensée apolitique.Seule compte la rivalité avec la Chine. Etre dans une approche encore plus brutale, encore plus rapide, encore plus déréglementée.
Diriez-vous que l’administration Trump manque de réflexion politique ?
Sur ce sujet, la réflexion américaine engagée sous Biden ne fait que se poursuivre avec Trump. Mais si c’est une réflexion géopolitique, elle n’est pas politique. Américains et Chinois visent le même but, être les premiers à atteindre l’intelligence artificielle générale, la fameuse IAG, celle qui sera capable de réaliser la plupart des tâches humaines, et qui, prétendument, aura conscience d’elle-même. En fait, l’IA a déjà cognitivement dépassé l’homme dans de nombreuses tâches.
Les Chinois partagent-ils cette vision agressive de la compétition sur l’IA ?
Oui, à leur façon. Ce qui est clair, c’est que le timing du lancement médiatique de DeepSeek ne doit rien au hasard. En grande pompe, deux jours après son investiture, Donald Trump annonce un mégaplan IA nommé « Stargate » : 500 milliards de dollars [480 milliards d’euros] investis sur cinq ans, la construction de 20 data centers ultramodernes, une consommation d’énergie délirante… Et, tout à coup, tout le monde ne parle plus que de DeepSeek, qui n’aurait coûté que 5,5 millions de dollars !
Cette somme de 5,5 millions de dollars est-elle crédible ?
Avec les Chinois, on ne sait jamais vraiment. Mais même si vous multipliez cette somme par 10 ou par 100, cela reste ridiculement faible par rapport au programme Stargate.
Ce contraste énorme, quel avenir annonce-t-il pour le monde numérique ?
Il renforce ce qu’on a appelé le « splinternet » [contraction de split, « séparer », et d’Internet] : la fracturation du cyberespace – mais en fait, aussi, symétriquement, celle du champ géopolitique – en deux énormes blocs, avec deux visions du monde radicalement différentes, et, au milieu, le reste du monde, dont l’Europe.
D’un côté, les Etats-Unis défendent une économie énergivore et ultracarbonée pour développer une IA américaine gigantesque.
De l’autre, la Chine affirme qu’on peut avoir des modèles beaucoup plus frugaux, beaucoup moins chers, en open source, duplicables, ouverts au Sud global. Ils se positionnent comme ceux qui offrent le contre-modèle pur et parfait, avec des performances équivalentes et une attention particulière à la sobriété énergétique.
Est-ce une leçon donnée aux Etats-Unis ?
C’est surtout une leçon donnée à l’Europe.Ce que la Chine a fait, nous aurions pu le faire. DeepSeek est peu onéreux, il est sobre du point de vue énergétique, il a réussi à tourner sur des jeux de données moins prolifiques que les gigantesques modèles américains, il est ouvert. Exactement la promesse que les Européens souhaitent pour l’IA ! Et nous avions les ingénieurs pour développer une telle IA, je pense par exemple à ceux du laboratoireIA du CEA de Grenoble. Pour l’Europe, c’est une grande claque.
Nos grands industriels, au lieu d’admirer béatement Elon Musk, auraient dû être à l’initiative, mais ils manquent de patriotisme.Il ne faut jamais oublier que dans les modèles Big Tech américains et chinois, il y a une forte dose de patriotisme.
Le problème est aussi celui de l’intention politique. Si on parle beaucoup en Europe de l’IA, de ses risques et de ses opportunités, ce discours n’est adossé à aucune stratégie techno-industrielle digne de ce nom, orientée vers l’intérêt de nos pays. Et, donc, cette parole tourne au bla-bla. A ma connaissance, ni Emmanuel Macron ni [la présidente de la Commission européenne] Ursula von der Leyen n’ont jamais prononcé les mots « intelligence artificielle générale », pourtant le Graal des Américains et des Chinois !
Qu’attendez-vous du Sommet pour l’action sur l’IA, qui se tiendra à Paris les 10 et 11 février ?
Avec plusieurs pays autour de la table, on va tenter de réfléchir à une approche multilatérale, à une gouvernance mondiale de l’IA, même si c’est peut-être un peu naïf par les temps qui courent. On va évoquer l’IA comme un « bien commun », comme jadis on rêvait qu’Internet en soit un. Le problème, c’est que le monde a changé. Comment allez-vous expliquer cette approche à Donald Trump et à Xi Jinping, engagés qu’ils sont dansla fracturation en deux parties de la gouvernance mondiale de l’IA ? L’Europe n’a pas de souveraineté technologique, mais des interdépendances, voire des dépendances qui la rendent vulnérable. Elle n’a pas de géant technologique, elle n’a aucun acteur digne de ce nom dans l’IA, au sens où les Etats-Unis et la Chine l’entendent, dual, à la fois civil et militaire. Au nom de quoi nous écouterait-on ?
La partie est-elle perdue pour l’Europe ?
La bonne nouvelle de l’irruption de DeepSeek, c’est que d’autres modèles de développement d’une IA générative de pointe sont possibles et que nous ne sommes pas obligés de passer par l’Union européenne, avec ses 27 pays et ses divisions. S’en remettre à elle exclusivement, sur ces sujets technologiques et industriels, est une position parfois paresseuse. Les Etats-nations gardent leurs prérogatives souveraines.