EXCLUSIF. L’historien, auteur des best-sellers « Sapiens » et « Homo Deus », publie « Nexus ». Un avertissement sur l’intelligence artificielle et ses risques.
Par Guillaume Grallet
C'est une vision du futur qui fait froid dans le dos. Au micro, Sam Altman, le créateur d'OpenAI, à l'origine du robot conversationnel ChatGPT, qui a subjugué la planète lors de sa sortie en novembre 2022. Le trentenaire se livre à un petit exercice de science-fiction, le 18 septembre, à l'occasion du T-Mobile Capital Markets Day, à San Francisco.
Quelles sont les prochaines étapes en matière d'intelligence artificielle ? À quelle sauce le monde de demain sera-t-il mangé ? Et l'entrepreneur d'évoquer l'arrivée, dans un futur très proche, d'« un collègue supercompétent qui connaît absolument tout de ma vie, de tous mes courriels, de toutes les conversations que j'ai eues et qui prend des initiatives ». Pas uniquement un assistant passif, mais un agent capable de décider à notre place. Altman décrit l'étape ultime, l'émergence d'une IA qui prendrait les commandes d'une entreprise comme d'un pays.À LIRE
Un scénario qui fait bondir Yuval Noah Harari, spécialiste de l'histoire médiévale à l'université hébraïque de Jérusalem. L'auteur de Sapiens. Une brève histoire de l'humanité (25 millions d'exemplaires vendus, bientôt une adaptation au cinéma par Ridley Scott) ou encore d'Homo Deus. Une brève histoire de l'avenir, un livre qui a passionné Bill Gates, revient avec Nexus (Albin Michel), un ouvrage qui analyse, avec un recul historique, le tourbillon technologique dans lequel nous ont plongé les progrès conjugués des biotechnologies, des cyberarmes et des processeurs à la puissance exponentielle. Pour Yuval Noah Harari, l'intelligence artificielle est l'invention la plus bouleversante de l'homme depuis son apparition sur Terre.
Stopper la vague
Pour lui, plus encore que les robots tueurs façon Terminator, l'arrivée de cet autre soi à même de prendre des décisions à notre place nous met dans la position de l'apprenti sorcier imaginé par Goethe. Ose-t-on la comparaison avec la bombe atomique ? « La décision de bombarder Hiroshima a été prise par le président Harry Truman et ses conseillers, pas par la bombe. La bombe ne pouvait rien décider. Un système d'armes autonomes alimenté par l'IA peut par contre décider par lui-même qui bombarder. Il peut même inventer de nouveaux types de bombes et de nouvelles stratégies. »
Le robot Apollo, conçu par Apptronik. Il peut porter des charges et être utilisé pour de la logistique.© Apptronik/SP
Certes, l'universitaire reconnaît des mérites à l'IA, capable de progrès fulgurants dans la prévention des maladies, la détection de catastrophes naturelles, ou la création de matériaux. Mais, celui qui, il y a un an, a signé l'appel de The Future of Life Institute à faire une pause de six mois dans le développement de l'IA, aux côtés du chercheur de Berkeley Stuart Russell et d'Elon Musk, explique aussi aujourd'hui qu'il est impossible de stopper une telle vague de fond qui, d'après une étude IDC, promet d'apporter quelque 19 900 milliards de dollars à l'économie mondiale d'ici à 2030.
L'homme sans portable
La quasi-totalité des géants de la tech d'ailleurs – de Meta, la maison mère de Facebook, à Microsoft en passant par Amazon, Google ou les chinois Baidu et Tencent – planche sur la possibilité de mettre KO l'homme dans l'ensemble de ses capacités cognitives. Et peu importe que cette IA balaie sur son passage les emplois dans les call centers, le monde de la traduction ou celui de la comptabilité. Pour l'universitaire né il y a 48 ans à Kiryat-Ata, en Israël, la capacité à s'approprier notre langage, tout comme le fait de rendre floue la frontière entre le vrai et le faux, pourrait signer la fin de la démocratie.
Faut-il voir dans l'avertissement de Harari les prophéties d'un allergique au numérique, lui qui ne possède pas de téléphone portable et qui, rétif au brouhaha de la ville, a installé son bureau dans une maison d'un quartier arboré du nord de Londres où l'on n'entend que le bruit du vent ?
Il y a cinq ans, l'historien, qui a effectué son doctorat à Oxford, a exprimé sa peur, au cours d'un débat avec Mark Zuckerberg, de voir se multiplier les robots tueurs, et compte parmi ses fans Reed Hastings, le créateur de Netflix, l'investisseur star Marc Andreessen tout comme… un certain Sam Altman, avec qui il a dîné il y a un an et qui partage sa crainte de voir un jour un dictateur s'emparer de l'IA.« Je connais Yuval et je l'apprécie beaucoup. J'ai discuté avec lui il y a deux jours », confie Sam Altman au Point. Plongée dans la pensée d'un Harari pessimiste, mais revigorant.
« Nexus. Une brève histoire des réseaux d'information, de l'âge de pierre à l'IA », de Yuval Noah Harari, traduit de l'anglais par David Fauquemberg (Albin Michel, 576 p., 24,90 €). Parution le 26 septembre.
EXTRAITS
Le piège d'un monde des illusions
Qu'adviendra-t-il du cours de l'Histoire quand les ordinateurs joueront un rôle de plus en plus prépondérant dans la culture et commenceront à produire des histoires, des lois et des religions ? En l'espace de quelques années, l'IA pourrait dévorer l'ensemble de la culture humaine – tout ce que nous avons créé depuis des millénaires –, la digérer et se mettre à déverser des flots de nouveaux objets culturels.
Nous vivons dans un cocon de culture, et notre expérience de la réalité se fait à travers un prisme culturel. Nos opinions politiques sont modelées par les articles et reportages des journalistes et les opinions de nos amis. Nos comportements sexuels sont influencés par ce que nous entendons dans les contes de fées et voyons dans les films. Même notre manière de marcher et de respirer est conditionnée par des traditions culturelles, comme la discipline militaire des soldats ou les exercices de méditation des moines. Jusque très récemment, le cocon culturel dans lequel nous vivions était tissé par d'autres humains. À l'avenir, il sera de plus en plus conçu par des ordinateurs.
Dans un premier temps, ces derniers imiteront probablement des prototypes culturels humains, écrivant des textes pareils à ceux des humains et composant de la musique semblable à la leur. Ce qui ne signifie pas pour autant que les ordinateurs soient dépourvus de créativité : après tout, les artistes humains font de même. Bach n'a pas composé sa musique à partir du néant – il était profondément influencé par les créations musicales antérieures, ainsi que par les récits bibliques et d'autres objets culturels préexistants. Mais, tout comme Bach et les artistes humains en général sont capables de rompre avec la tradition et d'innover, les ordinateurs peuvent eux aussi produire des innovations culturelles, composer de la musique ou générer des images quelque peu différentes de tout ce que l'homme a pu produire jusqu'ici. Ces innovations influenceront à leur tour la génération suivante d'ordinateurs, qui s'éloignera sans cesse davantage des modèles humains d'origine, d'autant que les ordinateurs sont exempts des limites que l'évolution et la biochimie ont imposées à l'imagination humaine. Depuis des millénaires, les êtres humains vivent à l'intérieur des rêves d'autres humains. Dans les décennies à venir, nous serons peut-être amenés à vivre à l'intérieur des rêves d'une intelligence autre.
Ces deux images montrant Kamala Harris enceinte au côté de Donald Trump ont été fabriquées par le modèle de langage Grok-2, d’Elon Musk. En Californie, les deepfakes politiques sont au cœur d’un débat législatif.© Capture d’écran/X
Le danger que cela représente est fort différent de tout ce qu'imagine généralement la science-fiction, qui s'est toujours pour l'essentiel focalisée sur les menaces physiques posées par des machines intelligentes. Terminator mettait ainsi en scène des robots courant dans les rues et tirant sur les gens. Matrix défendait la thèse selon laquelle, pour accéder à un contrôle total de la société humaine, les ordinateurs devraient d'abord contrôler physiquement nos cerveaux et les brancher directement sur un réseau informatique. Or, pour manipuler les humains, il n'est pas nécessaire de connecter leurs cerveaux à des ordinateurs. De tout temps, prophètes, poètes et hommes politiques ont utilisé le langage pour manipuler et remodeler la société. À présent, les ordinateurs apprennent à le faire. Et ils n'auront pas besoin d'envoyer des robots tueurs pour nous abattre : il leur suffira de manipuler des êtres humains pour qu'ils appuient sur la détente.
La peur d'ordinateurs puissants n'a commencé à hanter l'humanité qu'au début de l'ère informatique, au mitan du XXe siècle. Mais, depuis toujours, les humains sont hantés par une peur beaucoup plus profonde : nous avons toujours eu conscience du pouvoir qu'avaient les histoires et les images de manipuler nos esprits et de créer des illusions. Par conséquent, depuis la nuit des temps, les humains ont toujours craint d'être enfermés dans un monde d'illusions. Dans la Grèce antique, déjà, Platon livrait sa fameuse allégorie de la caverne, dans laquelle un groupe d'individus passent toute leur vie enchaînés au fond d'une grotte, face à une paroi nue – un écran. Sur cet écran, ils voient défiler différentes ombres projetées. Les prisonniers prennent à tort ces illusions qui s'offrent à leur regard pour la réalité. Dans l'Inde antique, les sages bouddhistes et hindous affirmaient que tous les humains vivaient emprisonnés à l'intérieur de la Mâyâ – le monde des illusions. Ce que nous prenons généralement pour la « réalité » n'est souvent qu'une simple fiction dans nos esprits. Les hommes sont parfois prêts à mener des guerres atroces, à tuer et à accepter le risque d'être eux-mêmes tués, à cause de leur croyance en telle ou telle illusion. Au XVIIe siècle, René Descartes craignait d'être maintenu enfermé dans un monde d'illusions par un « mauvais génie » qui créerait tout ce qu'il voyait et entendait. La révolution numérique nous confronte aujourd'hui à la caverne de Platon, à la Mâyâ, au mauvais génie de Descartes.
Mais qui a vraiment écrit ce texte ?
Ce que vous venez de lire vous a peut-être inquiété, ou mis en colère. Peut-être cela vous a-t-il mis en colère contre les gens qui mènent la révolution informatique et les gouvernements qui échouent à la réglementer. Ou bien en colère contre moi, car vous pensez que je déforme la réalité, que je suis alarmiste et que je vous induis en erreur. Mais, quoi que vous pensiez, les paragraphes précédents ont pu avoir un effet émotionnel sur vous. J'ai raconté une histoire, et cette histoire vous fera peut-être changer d'avis sur certains sujets, peut-être même vous poussera-t-elle à entreprendre un certain nombre d'actions. Qui a créé cette histoire que vous venez de lire ?
Je vous promets que j'ai écrit ce texte moi-même, avec l'aide d'autres humains. Je vous jure que les lignes que vous lisez sont sorties d'un cerveau humain. Mais pouvez-vous en être absolument certain ? Il y a encore quelques années, vous auriez pu. Avant les années 2020, rien sur Terre, à part un esprit humain, n'était capable de produire des textes sophistiqués. Aujourd'hui, la situation a changé. En théorie, le texte que vous venez de lire aurait pu être généré par une intelligence non humaine – celle d'un ordinateur.
Phaéton ou l'hubris de l'homme
Au fil des âges, bien des traditions ont considéré qu'un défaut dans notre nature nous poussait à vouloir posséder des pouvoirs que nous étions incapables de maîtriser. Le mythe grec de Phaéton raconte ainsi l'histoire d'un jeune homme découvrant qu'il est le fils d'Hélios, le dieu Soleil. Désireux de prouver son origine divine, Phaéton réclame le privilège de conduire le char du Soleil. Hélios le met en garde sur le fait qu'aucun humain ne saurait contrôler les chevaux célestes qui tirent le char solaire. Mais Phaéton insiste tant que le dieu Soleil finit par céder. Après s'être fièrement élevé dans le ciel, Phaéton perd bel et bien le contrôle du char. Le Soleil dévie de sa course, brûlant toute végétation, tuant d'innombrables créatures et menaçant d'embraser la Terre entière. Zeus intervient alors et foudroie Phaéton. Notre humain vaniteux, lui-même en proie aux flammes, tombe du ciel telle une étoile filante. Reprenant le contrôle du ciel, les dieux sauvent le monde.
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