Améliorer les humains plutôt que les augmenter
Les progrès de l’intelligence artificielle éblouissent mais interrogent : la technologie ne passe-t-elle pas à côté de l’essentiel ? Dans les années 1970, des informaticiens hippies rêvaient de machines qui aident à développer notre intelligence « naturelle » et notre rapport au monde.
par Evgeny Morozov
Un spectre hante l’Amérique — le spectre du communisme. Cette fois, il est numérique. « Le communisme géré par intelligence artificielle pourrait-il fonctionner ? », demande Daron Acemoğlu, économiste au Massachusetts Institute of Technology (MIT), tandis que le capital-risqueur Marc Andreessen s’inquiète de savoir si la Chine s’apprête à créer une intelligence artificielle (IA) communiste (1). Même le trublion républicain Vivek Ramaswamy y va de son analyse en affirmant sur X que l’IA procommuniste constitue une menace comparable à celle du Covid-19.
Mais qui sait vraiment, au milieu de la panique générale, de quoi l’on parle ? Une intelligence artificielle communiste suivrait-elle le modèle chinois, avec des plates-formes calquées sur celles des grandes sociétés américaines et soumises à un étroit contrôle étatique, ou plutôt une approche de type État social à l’européenne, avec un développement centralisé aux mains d’institutions publiques ?
La seconde option présente un certain attrait, d’autant plus que la course à l’IA tend aujourd’hui à faire passer la rapidité avant la qualité — on a pu s’en apercevoir en mai dernier lorsque la fonction AI Overviews de Google a recommandé de mettre de la colle dans ses pizzas et de manger des pierres (2). Un financement public de l’IA générative, qui s’accompagnerait d’une sélection rigoureuse des données ainsi que d’une supervision exigeante, pourrait accroître la qualité des outils et le prix facturé aux entreprises clientes, garantissant ainsi une meilleure rémunération des créateurs de contenu.
Pour autant, chercher à développer une économie socialisée de l’intelligence artificielle, n’est-ce pas encore capituler face à la Silicon Valley ? Une IA « communiste » ou « socialiste » doit-elle se limiter à décider qui détient et contrôle les données ou à modifier les modèles et les infrastructures informatiques ? Ne pourrait-elle être porteuse de transformations plus profondes ?
Deux exemples puisés dans l’histoire contemporaine suggèrent une réponse positive. Le premier se nomme CyberSyn, l’initiative visionnaire du président chilien Salvador Allende (3). Piloté par un consultant britannique charismatique du nom de Stafford Beer, ce projet aussi ambitieux qu’éphémère (1970-1973) visait à inventer une manière plus efficace de gérer l’économie en mettant à profit les modestes ressources informatiques du pays.
CyberSyn, souvent qualifié d’« Internet socialiste », s’appuyait sur le réseau chilien de télex pour faire remonter l’ensemble des données de production des entreprises nationalisées vers un ordinateur central basé à Santiago. Toutefois, dans le souci d’éviter les écueils de la centralisation soviétique, il introduisait une forme d’apprentissage automatique avant l’heure destinée à donner plus de pouvoir aux salariés.
Des techniciens gouvernementaux se rendaient dans les usines et travaillaient en lien avec les ouvriers pour schématiser les processus de production et de gestion tels qu’ils étaient appliqués sur le terrain. Ces précieuses informations, inaccessibles aux dirigeants dans une entreprise capitaliste, étaient ensuite traduites en modèles d’exploitation, puis surveillées à l’aide de logiciels de statistiques spécifiques. Les ouvriers-managers pouvaient ainsi être avisés presque en temps réel des problèmes qui se présentaient.
Au cœur de CyberSyn se trouvait la vision d’un système hybride dans lequel la puissance de calcul amplifiait l’intelligence humaine. Transformer des connaissances implicites en un savoir formalisé et concret devait permettre aux travailleurs — la classe nouvellement arrivée aux commandes du pays — d’agir avec assurance et à bon escient quelle que fût leur expérience antérieure en matière de gestion ou d’économie. Y aurait-il là de quoi nous guider dans notre quête d’une IA socialiste ?
Pour explorer plus en avant la signification de cette idée singulière, il faut s’intéresser aux aventures de Warren Brodey, psychiatre passé à la cybernétique avant de devenir hippie, aujourd’hui âgé de 100 ans.
Une rationalité écologique
À la fin des années 1960, grâce aux deniers d’un riche associé, M. Brodey crée à Boston un laboratoire expérimental baptisé Environmental Ecology Lab (EEL). Quelques stations de métro plus loin, ses amis Marvin Minsky et Seymour Papert, du MIT — une institution à laquelle il a été affilié un temps —, développent des projets d’IA qui, selon lui, font fausse route. Minsky et Papert partent du principe que le raisonnement humain est guidé par un ensemble de règles et de processus algorithmiques abstraits qu’il suffirait de dénombrer puis de déchiffrer pour pouvoir doter un ordinateur d’une « intelligence artificielle ».
À rebours de cette vision, Brodey et ses cinq collaborateurs pensent que l’intelligence, loin d’être enfermée dans nos cerveaux, naît des interactions avec notre environnement. C’est une intelligence écologique. Règles et mécanismes abstraits n’ont aucun sens en soi ; tout est dans le contexte. Un exemple simple leur sert à illustrer cette théorie : l’injonction à se déshabiller ne signifie pas du tout la même chose selon qu’elle est proférée par un médecin, un amant ou un inconnu rencontré dans une ruelle sombre.
Concevoir une IA capable de saisir de façon autonome ces nuances subtiles leur paraît relever de la gageure. En plus de modéliser les processus mentaux humains, il faudrait demander aux ordinateurs de maîtriser une infinie variété de concepts, de comportements et de situations ainsi que l’ensemble de leurs corrélations — autrement dit, de comprendre dans son intégralité le cadre culturel de la civilisation humaine, seul à même de produire du sens.
Plutôt que de s’épuiser à poursuivre ce but en apparence inatteignable, l’équipe de Brodey rêve de mettre les ordinateurs et les technologies cybernétiques au service des humains pour leur permettre d’explorer mais aussi d’enrichir leur environnement, et surtout leur propre personne. Dans cette optique, les technologies de l’information sont non seulement des outils pour accomplir des tâches, mais des instruments pour penser le monde et interagir avec lui. Imaginez par exemple une douche cybernétique réactive qui deviserait avec vous du changement climatique et de la rareté des ressources en eau, ou encore une voiture qui vous parlerait de l’état du système de transport public pendant votre trajet. Le laboratoire invente même une combinaison qui, quand vous la revêtez pour danser, modifie la musique en temps réel, mettant en évidence les liens complexes entre sons et mouvements.
L’Environmental Ecology Lab prend résolument le contrepied de l’école de Francfort et de sa critique de la raison instrumentale : c’est le capitalisme industriel, non pas la technologie, qui prive notre monde de sa dimension écologique et nous oblige à nous tourner vers la rationalité moyens-fins que dénoncent Theodor Adorno, Max Horkheimer et Herbert Marcuse. Pour restaurer cette dimension perdue, il entend nous faire prendre conscience, à l’aide de capteurs et d’ordinateurs, des complexités cachées derrière les aspects de l’existence qui nous paraissent les plus banals.
Les idées fantasques de Brodey ont laissé une empreinte profonde mais, paradoxalement, quasi invisible sur notre culture numérique. Durant sa brève carrière au MIT, Brodey prit sous son aile un certain Nicholas Negroponte, techno-utopiste d’avant-garde dont les travaux au sein du MIT Media Lab ont largement contribué à définir les termes du débat autour de la révolution numérique (4). Pourtant, les philosophies respectives des deux hommes différaient du tout au tout.
Brodey pensait que les appareils cybernétiques de nouvelle génération devaient se distinguer prioritairement par leur « réactivité », un moyen de faciliter le dialogue homme-machine et d’aiguiser notre conscience écologique. Il postulait que les individus aspiraient sincèrement à évoluer et concevait l’ordinateur comme un allié dans cette entreprise de transformation permanente. Son poulain Negroponte réadapta le concept pour le rendre plus maniable : les machines avaient pour fonction première de comprendre, prédire et satisfaire nos besoins immédiats. En somme, Negroponte cherchait à créer des machines originales et excentriques quand Brodey, convaincu que les environnements intelligents — et l’intelligence tout court — ne pouvaient exister sans les gens, cherchait à créer des humains originaux et excentriques. La Silicon Valley adopta la vision de Negroponte.
Un autre élément singularisait Brodey par rapport à ses pairs : alors que les informaticiens de l’époque voyaient dans l’IA un outil d’augmentation de l’humain — les machines exécutant les basses besognes pour stimuler la productivité —, lui visait l’amélioration de l’humain — un concept qui allait bien au-delà de la seule efficacité (5).
La distinction entre ces deux paradigmes est subtile, mais cruciale. L’augmentation, c’est lorsque vous utilisez le GPS de votre téléphone portable pour vous repérer en terrain inconnu : cela permet d’arriver plus vite et plus facilement à destination. Le gain reste toutefois éphémère. Que l’on vous retire cette béquille technologique, et vous vous retrouvez plus démuni encore. L’amélioration consiste à se servir de la technologie pour développer de nouvelles compétences — ici, il s’agirait d’affiner son sens inné de l’orientation en recourant à des techniques avancées de mémorisation ou en apprenant à déchiffrer les signes de la nature.
En substance, l’augmentation nous retire des capacités au nom de l’efficacité, tandis que l’amélioration nous en fait acquérir de nouvelles et enrichit nos interactions avec le monde. De cette différence fondamentale découle la manière dont nous intégrons la technologie dans nos vies pour nous transformer soit en opérateurs passifs, soit en artisans créateurs.
Brodey s’était forgé ces convictions en participant, en sa qualité de psychiatre, à un programme plus ou moins secret élaboré par la Central Intelligence Agency (CIA) au début des années 1960. L’agence américaine avait eu la brillante idée d’enseigner le russe à une équipe de non-voyants triés sur le volet, puis de leur faire écouter des communications soviétiques interceptées. Elle faisait l’hypothèse que, en raison de leur cécité, leurs autres sens étaient plus affûtés que ceux d’analystes dotés de la vue. Après plusieurs années à travailler avec ces personnes dans le but d’identifier les indices internes et externes — chaleur corporelle, taux d’humidité ambiante, qualité de la lumière… — qu’elles utilisaient pour enrichir leurs perceptions, Brodey découvrit que leur aptitude au perfectionnement des sens était en fait universellement partagée.
Si ce programme d’amélioration qui nous prêtait à tous une sensibilité artistique en puissance était résolument poétique, Brodey, en incorrigible pragmatique, le jugeait impossible à mettre en œuvre sans l’aide des ordinateurs. Lorsqu’il tenta de l’importer au MIT pour en faire un domaine de recherche officiel, il se heurta à une opposition farouche, et pas seulement de la part de l’élite conservatrice de l’IA. D’autres y lurent aussi de sombres connotations nazies : Brodey ne suggérait-il pas de réaliser des expériences sur des humains ? Cette levée de boucliers l’obligea finalement à se tourner vers des donateurs privés.
La nuance profonde entre augmentation et amélioration de l’humain — et ses conséquences en matière d’automatisation — n’est apparue de manière évidente que des décennies plus tard. L’augmentation vise à créer des machines qui pensent, ressentent comme nous, faisant naître le risque de rendre nos compétences caduques. Les outils actuels fondés sur l’IA générative ne se proposent pas seulement d’augmenter le travail des artistes et des auteurs, mais menacent de les remplacer purement et simplement. À l’inverse, les technologies intelligentes de Brodey ne devaient pas automatiser l’humanité jusqu’à la rendre obsolète ni standardiser les existences, elles promettaient d’enrichir nos goûts et d’étendre nos facultés, autrement dit de rehausser l’expérience humaine au lieu de l’amoindrir.
Les progrès de l’intelligence artificielle éblouissent mais interrogent : la technologie ne passe-t-elle pas à côté de l’essentiel ? Dans les années 1970, des informaticiens hippies rêvaient de machines qui aident à développer notre intelligence « naturelle » et notre rapport au monde.
par Evgeny Morozov
Un spectre hante l’Amérique — le spectre du communisme. Cette fois, il est numérique. « Le communisme géré par intelligence artificielle pourrait-il fonctionner ? », demande Daron Acemoğlu, économiste au Massachusetts Institute of Technology (MIT), tandis que le capital-risqueur Marc Andreessen s’inquiète de savoir si la Chine s’apprête à créer une intelligence artificielle (IA) communiste (1). Même le trublion républicain Vivek Ramaswamy y va de son analyse en affirmant sur X que l’IA procommuniste constitue une menace comparable à celle du Covid-19.
Mais qui sait vraiment, au milieu de la panique générale, de quoi l’on parle ? Une intelligence artificielle communiste suivrait-elle le modèle chinois, avec des plates-formes calquées sur celles des grandes sociétés américaines et soumises à un étroit contrôle étatique, ou plutôt une approche de type État social à l’européenne, avec un développement centralisé aux mains d’institutions publiques ?
La seconde option présente un certain attrait, d’autant plus que la course à l’IA tend aujourd’hui à faire passer la rapidité avant la qualité — on a pu s’en apercevoir en mai dernier lorsque la fonction AI Overviews de Google a recommandé de mettre de la colle dans ses pizzas et de manger des pierres (2). Un financement public de l’IA générative, qui s’accompagnerait d’une sélection rigoureuse des données ainsi que d’une supervision exigeante, pourrait accroître la qualité des outils et le prix facturé aux entreprises clientes, garantissant ainsi une meilleure rémunération des créateurs de contenu.
Pour autant, chercher à développer une économie socialisée de l’intelligence artificielle, n’est-ce pas encore capituler face à la Silicon Valley ? Une IA « communiste » ou « socialiste » doit-elle se limiter à décider qui détient et contrôle les données ou à modifier les modèles et les infrastructures informatiques ? Ne pourrait-elle être porteuse de transformations plus profondes ?
Deux exemples puisés dans l’histoire contemporaine suggèrent une réponse positive. Le premier se nomme CyberSyn, l’initiative visionnaire du président chilien Salvador Allende (3). Piloté par un consultant britannique charismatique du nom de Stafford Beer, ce projet aussi ambitieux qu’éphémère (1970-1973) visait à inventer une manière plus efficace de gérer l’économie en mettant à profit les modestes ressources informatiques du pays.
CyberSyn, souvent qualifié d’« Internet socialiste », s’appuyait sur le réseau chilien de télex pour faire remonter l’ensemble des données de production des entreprises nationalisées vers un ordinateur central basé à Santiago. Toutefois, dans le souci d’éviter les écueils de la centralisation soviétique, il introduisait une forme d’apprentissage automatique avant l’heure destinée à donner plus de pouvoir aux salariés.
Des techniciens gouvernementaux se rendaient dans les usines et travaillaient en lien avec les ouvriers pour schématiser les processus de production et de gestion tels qu’ils étaient appliqués sur le terrain. Ces précieuses informations, inaccessibles aux dirigeants dans une entreprise capitaliste, étaient ensuite traduites en modèles d’exploitation, puis surveillées à l’aide de logiciels de statistiques spécifiques. Les ouvriers-managers pouvaient ainsi être avisés presque en temps réel des problèmes qui se présentaient.
Au cœur de CyberSyn se trouvait la vision d’un système hybride dans lequel la puissance de calcul amplifiait l’intelligence humaine. Transformer des connaissances implicites en un savoir formalisé et concret devait permettre aux travailleurs — la classe nouvellement arrivée aux commandes du pays — d’agir avec assurance et à bon escient quelle que fût leur expérience antérieure en matière de gestion ou d’économie. Y aurait-il là de quoi nous guider dans notre quête d’une IA socialiste ?
Pour explorer plus en avant la signification de cette idée singulière, il faut s’intéresser aux aventures de Warren Brodey, psychiatre passé à la cybernétique avant de devenir hippie, aujourd’hui âgé de 100 ans.
Une rationalité écologique
À la fin des années 1960, grâce aux deniers d’un riche associé, M. Brodey crée à Boston un laboratoire expérimental baptisé Environmental Ecology Lab (EEL). Quelques stations de métro plus loin, ses amis Marvin Minsky et Seymour Papert, du MIT — une institution à laquelle il a été affilié un temps —, développent des projets d’IA qui, selon lui, font fausse route. Minsky et Papert partent du principe que le raisonnement humain est guidé par un ensemble de règles et de processus algorithmiques abstraits qu’il suffirait de dénombrer puis de déchiffrer pour pouvoir doter un ordinateur d’une « intelligence artificielle ».
À rebours de cette vision, Brodey et ses cinq collaborateurs pensent que l’intelligence, loin d’être enfermée dans nos cerveaux, naît des interactions avec notre environnement. C’est une intelligence écologique. Règles et mécanismes abstraits n’ont aucun sens en soi ; tout est dans le contexte. Un exemple simple leur sert à illustrer cette théorie : l’injonction à se déshabiller ne signifie pas du tout la même chose selon qu’elle est proférée par un médecin, un amant ou un inconnu rencontré dans une ruelle sombre.
Concevoir une IA capable de saisir de façon autonome ces nuances subtiles leur paraît relever de la gageure. En plus de modéliser les processus mentaux humains, il faudrait demander aux ordinateurs de maîtriser une infinie variété de concepts, de comportements et de situations ainsi que l’ensemble de leurs corrélations — autrement dit, de comprendre dans son intégralité le cadre culturel de la civilisation humaine, seul à même de produire du sens.
Plutôt que de s’épuiser à poursuivre ce but en apparence inatteignable, l’équipe de Brodey rêve de mettre les ordinateurs et les technologies cybernétiques au service des humains pour leur permettre d’explorer mais aussi d’enrichir leur environnement, et surtout leur propre personne. Dans cette optique, les technologies de l’information sont non seulement des outils pour accomplir des tâches, mais des instruments pour penser le monde et interagir avec lui. Imaginez par exemple une douche cybernétique réactive qui deviserait avec vous du changement climatique et de la rareté des ressources en eau, ou encore une voiture qui vous parlerait de l’état du système de transport public pendant votre trajet. Le laboratoire invente même une combinaison qui, quand vous la revêtez pour danser, modifie la musique en temps réel, mettant en évidence les liens complexes entre sons et mouvements.
L’Environmental Ecology Lab prend résolument le contrepied de l’école de Francfort et de sa critique de la raison instrumentale : c’est le capitalisme industriel, non pas la technologie, qui prive notre monde de sa dimension écologique et nous oblige à nous tourner vers la rationalité moyens-fins que dénoncent Theodor Adorno, Max Horkheimer et Herbert Marcuse. Pour restaurer cette dimension perdue, il entend nous faire prendre conscience, à l’aide de capteurs et d’ordinateurs, des complexités cachées derrière les aspects de l’existence qui nous paraissent les plus banals.
Les idées fantasques de Brodey ont laissé une empreinte profonde mais, paradoxalement, quasi invisible sur notre culture numérique. Durant sa brève carrière au MIT, Brodey prit sous son aile un certain Nicholas Negroponte, techno-utopiste d’avant-garde dont les travaux au sein du MIT Media Lab ont largement contribué à définir les termes du débat autour de la révolution numérique (4). Pourtant, les philosophies respectives des deux hommes différaient du tout au tout.
Brodey pensait que les appareils cybernétiques de nouvelle génération devaient se distinguer prioritairement par leur « réactivité », un moyen de faciliter le dialogue homme-machine et d’aiguiser notre conscience écologique. Il postulait que les individus aspiraient sincèrement à évoluer et concevait l’ordinateur comme un allié dans cette entreprise de transformation permanente. Son poulain Negroponte réadapta le concept pour le rendre plus maniable : les machines avaient pour fonction première de comprendre, prédire et satisfaire nos besoins immédiats. En somme, Negroponte cherchait à créer des machines originales et excentriques quand Brodey, convaincu que les environnements intelligents — et l’intelligence tout court — ne pouvaient exister sans les gens, cherchait à créer des humains originaux et excentriques. La Silicon Valley adopta la vision de Negroponte.
Un autre élément singularisait Brodey par rapport à ses pairs : alors que les informaticiens de l’époque voyaient dans l’IA un outil d’augmentation de l’humain — les machines exécutant les basses besognes pour stimuler la productivité —, lui visait l’amélioration de l’humain — un concept qui allait bien au-delà de la seule efficacité (5).
La distinction entre ces deux paradigmes est subtile, mais cruciale. L’augmentation, c’est lorsque vous utilisez le GPS de votre téléphone portable pour vous repérer en terrain inconnu : cela permet d’arriver plus vite et plus facilement à destination. Le gain reste toutefois éphémère. Que l’on vous retire cette béquille technologique, et vous vous retrouvez plus démuni encore. L’amélioration consiste à se servir de la technologie pour développer de nouvelles compétences — ici, il s’agirait d’affiner son sens inné de l’orientation en recourant à des techniques avancées de mémorisation ou en apprenant à déchiffrer les signes de la nature.
En substance, l’augmentation nous retire des capacités au nom de l’efficacité, tandis que l’amélioration nous en fait acquérir de nouvelles et enrichit nos interactions avec le monde. De cette différence fondamentale découle la manière dont nous intégrons la technologie dans nos vies pour nous transformer soit en opérateurs passifs, soit en artisans créateurs.
Brodey s’était forgé ces convictions en participant, en sa qualité de psychiatre, à un programme plus ou moins secret élaboré par la Central Intelligence Agency (CIA) au début des années 1960. L’agence américaine avait eu la brillante idée d’enseigner le russe à une équipe de non-voyants triés sur le volet, puis de leur faire écouter des communications soviétiques interceptées. Elle faisait l’hypothèse que, en raison de leur cécité, leurs autres sens étaient plus affûtés que ceux d’analystes dotés de la vue. Après plusieurs années à travailler avec ces personnes dans le but d’identifier les indices internes et externes — chaleur corporelle, taux d’humidité ambiante, qualité de la lumière… — qu’elles utilisaient pour enrichir leurs perceptions, Brodey découvrit que leur aptitude au perfectionnement des sens était en fait universellement partagée.
Si ce programme d’amélioration qui nous prêtait à tous une sensibilité artistique en puissance était résolument poétique, Brodey, en incorrigible pragmatique, le jugeait impossible à mettre en œuvre sans l’aide des ordinateurs. Lorsqu’il tenta de l’importer au MIT pour en faire un domaine de recherche officiel, il se heurta à une opposition farouche, et pas seulement de la part de l’élite conservatrice de l’IA. D’autres y lurent aussi de sombres connotations nazies : Brodey ne suggérait-il pas de réaliser des expériences sur des humains ? Cette levée de boucliers l’obligea finalement à se tourner vers des donateurs privés.
La nuance profonde entre augmentation et amélioration de l’humain — et ses conséquences en matière d’automatisation — n’est apparue de manière évidente que des décennies plus tard. L’augmentation vise à créer des machines qui pensent, ressentent comme nous, faisant naître le risque de rendre nos compétences caduques. Les outils actuels fondés sur l’IA générative ne se proposent pas seulement d’augmenter le travail des artistes et des auteurs, mais menacent de les remplacer purement et simplement. À l’inverse, les technologies intelligentes de Brodey ne devaient pas automatiser l’humanité jusqu’à la rendre obsolète ni standardiser les existences, elles promettaient d’enrichir nos goûts et d’étendre nos facultés, autrement dit de rehausser l’expérience humaine au lieu de l’amoindrir.
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