Dans moins de dix ans, tout notre matériel électronique pourrait contenir du graphène, un matériau flexible et dix fois plus performant que le silicium. Une révolution à venir.
Dans quelques années, le site le plus célèbre de l'ère de l'informatique pourrait bien avoir à changer de nom. Dans le nord de la Californie, entre montagnes et autoroutes, cette vaste agglomération d'entreprises des nouvelles technologies porte le nom de Silicon Valley, "vallée du silicium", du nom du métalloïde servant à la fabrication des puces électroniques. Or, si l'on en croit certains experts ainsi que de nombreuses publications scientifiques, l'avenir appartiendrait aux puces en graphène, un matériau résistant, transparent et d'une très grande souplesse [isolé en 2004 par André Geim, de l'université de Manchester].
Des chercheurs sud-coréens viennent de mettre au point le premier écran tactile fabriqué dans ce matériau. D'une taille de 30 pouces, il peut être plié ou roulé sur lui-même pour occuper le minimum d'espace. IBM, géant de l'informatique, a présenté cet hiver ses premières puces de graphène, dix fois plus rapides que celles de silicium. Les fabricants de batteries pour téléphones portables pensent pouvoir améliorer leurs produits grâce à ce composant du graphite, qui a déjà permis la fabrication de la plus petite radio au monde, conçue au Massachusetts Institute of Technology (MIT). Est-il fantaisiste de parler d'une future "Graphene Valley", ou sommes-nous à la veille d'une nouvelle révolution, susceptible de donner naissance à des ordinateurs encore plus rapides et à des écrans quasi escamotables ?
“Il faudra jeter livres et journaux aux oubliettes”
L'institut de nanotechnologies de l'université Sungkyunkwan de Séoul où a été conçu le premier écran tactile en graphène a réussi à attirer l'attention des grands groupes industriels. Le secteur est fébrile. Selon James Tour, de la Rice University (Houston) - l'un des chimistes les plus réputés de ces dix dernières années -, de tels écrans pourront très bientôt se rouler et "se glisser derrière l'oreille comme un petit crayon". Samsung, numéro un mondial dans plusieurs branches de l'électronique, a déjà annoncé pour les deux années à venir la commercialisation d'un produit de ce genre.
Pour Chema Lapuente, spécialiste de vulgarisation scientifique et présentateur de l'émission SER Digital pour la station de radio madrilène Cadena SER, "cela ne va pas seulement sonner le glas des ordinateurs portables et des tablettes. Il faudra aussi jeter aux oubliettes livres et journaux". Même son de cloche du côté de James Tour : "D'ici dix ans ou peut-être même moins de cinq ans, cette gamme d'écrans va inonder le marché. C'est juste une question de temps et cela ne dépend que des sommes qu'on voudra bien investir." Et du temps que mettra leur prix à devenir compétitif.
Depuis que le graphène a été isolé, les progrès réalisés dans ce domaine ont été spectaculaires. Les publications spécialisées regorgent d'articles qui présentent ce cristal de carbone comme la panacée. Transparent, il constitue un excellent conducteur électrique, au moins cent fois plus efficient que le silicium. Un écran de graphène serait, en soi, conducteur, et n'aurait donc pas besoin de tout un réseau de circuits. Le matériau étant flexible, il pourrait non seulement être roulé, mais encore recouvrir des surfaces non planes, laissant ainsi augurer des écrans sphériques, coniques ou cylindriques. Il est très abordable, puisque c'est un composant du graphite [qui est constitué d'un empilement de cristaux bidimensionnels de graphène], ce matériau dont sont faites les mines de crayon. L'université de Columbia assure aussi que c'est le matériau le plus résistant au monde. Et il ne pollue pas.
Elsa Prada, qui travaille sur le graphène au Conseil supérieur de recherches scientifiques de Madrid [CSIC, équivalent du CNRS français], assure qu'il dépasse toutes les attentes : "Nombre de théories jugées naguère utopiques se concrétisent les unes après les autres." Il peut permettre de concevoir des micropuces mille fois plus rapides, des téléphones portables mille fois plus puissants que les ordinateurs actuels.
Cet optimisme n'est cependant pas partagé par toute la communauté scientifique. Pour le célèbre physicien néerlandais Walt de Heer, spécialisé dans les nanosciences, "le graphène ne remplacera jamais le silicium" ; et d'ajouter : "Il y aura simplement des choses que le graphène pourra faire et pas le silicium. Et inversement." L'opinion d'André Geim, découvreur du graphène, prix Körber 2008 et candidat au Nobel, est particulièrement intéressante. Il a plusieurs fois fait des déclarations plutôt sceptiques sur l'imminence de cette révolution attendue. Interrogé aujourd'hui, il saisit l'occasion pour nuancer son jugement : "Généralement, un nouveau matériau met entre quinze et trente ans à passer de la recherche scientifique à l'application industrielle. Puis encore dix ans avant d'être produit en série. Or à peine cinq années se sont écoulées depuis que le graphène a été isolé et il est déjà utilisé au stade industriel." Antonio Castro Neto, physicien à l'université de Boston et lui aussi pionnier du graphène, prédit que les écrans de graphène seront en vente d'ici deux ans. Quant à la vraie révolution, celle d'un monde où puces et circuits intégrés ne seraient plus en silicium, il la croit beaucoup plus lointaine ; "au moins dix ans", assure-t-il.
Aujourd'hui, le principal obstacle reste la fabrication à la chaîne. Mais si on le surmonte, la production de graphène promet d'être bon marché et d'un faible impact environnemental. Son excellente conductibilité permettra la fabrication de circuits plus durables et moins gourmands en énergie. Il s'agit de carbone pur, substance qu'on trouve en abondance partout dans le monde, souvent même à l'état de déchet. Sa démocratisation dans l'industrie permettrait que l'on se passe d'autres matériaux plus chers et plus polluants, comme l'oxyde de titane ou l'oxyde d'indium-étain, qui entrent aujourd'hui dans la fabrication de la plupart des dispositifs électroniques transparents.
Le silicium ne sera jamais remplacé totalement
Cependant, comme l'indique le professeur Castro Neto, la transition du silicium au graphène pourrait n'être ni facile, ni rapide : "Le silicium est un gros marché dans lequel ont été investies des sommes d'argent considérables." Plutôt qu'une transition éclair, comme celles du cuivre au germanium puis du germanium au silicium, il est sans doute plus réaliste d'envisager une longue cohabitation des deux matériaux. C'est ce qu'espère Rod Ruoff, chimiste spécialisé dans le génie mécanique à l'université du Texas. "Il est plus réaliste d'imaginer ce nouveau matériau comme un complément pour la fabrication d'hybrides, dit-il. Je n'ai pas rencontré un seul employé du secteur, même parmi les plus rêveurs, qui croie à un remplacement total du silicium. Peut-être devrions-nous prêter davantage l'oreille à ceux-là, et moins aux scientifiques."
Francisco Guinea, chercheur et meilleur spécialiste espagnol de la question, se situe à mi-chemin entre les sceptiques et les idéalistes. Partisan d'une nouvelle méthode expérimentale fondée sur l'étude du graphène, il est convaincu que ce nouveau matériau "va améliorer les performances des systèmes informatiques les plus complexes, comme ceux dont disposent les grandes entreprises. Mais dans un avenir proche, les circuits des ordinateurs resteront en silicium."
Il semblerait donc qu'il faille se résoudre à attendre. S'il est possible que les iPad de la prochaine génération passent rapidement au graphène, la Silicon Valley, quant à elle, ne devrait pas changer de nom de sitôt. D'ailleurs, sur toutes les cartes du monde, elle conserve encore celui que lui donnèrent les explorateurs espagnols : vallée de Santa Clara, patronne des navigateurs.
Courrier international
Dans quelques années, le site le plus célèbre de l'ère de l'informatique pourrait bien avoir à changer de nom. Dans le nord de la Californie, entre montagnes et autoroutes, cette vaste agglomération d'entreprises des nouvelles technologies porte le nom de Silicon Valley, "vallée du silicium", du nom du métalloïde servant à la fabrication des puces électroniques. Or, si l'on en croit certains experts ainsi que de nombreuses publications scientifiques, l'avenir appartiendrait aux puces en graphène, un matériau résistant, transparent et d'une très grande souplesse [isolé en 2004 par André Geim, de l'université de Manchester].
Des chercheurs sud-coréens viennent de mettre au point le premier écran tactile fabriqué dans ce matériau. D'une taille de 30 pouces, il peut être plié ou roulé sur lui-même pour occuper le minimum d'espace. IBM, géant de l'informatique, a présenté cet hiver ses premières puces de graphène, dix fois plus rapides que celles de silicium. Les fabricants de batteries pour téléphones portables pensent pouvoir améliorer leurs produits grâce à ce composant du graphite, qui a déjà permis la fabrication de la plus petite radio au monde, conçue au Massachusetts Institute of Technology (MIT). Est-il fantaisiste de parler d'une future "Graphene Valley", ou sommes-nous à la veille d'une nouvelle révolution, susceptible de donner naissance à des ordinateurs encore plus rapides et à des écrans quasi escamotables ?
“Il faudra jeter livres et journaux aux oubliettes”
L'institut de nanotechnologies de l'université Sungkyunkwan de Séoul où a été conçu le premier écran tactile en graphène a réussi à attirer l'attention des grands groupes industriels. Le secteur est fébrile. Selon James Tour, de la Rice University (Houston) - l'un des chimistes les plus réputés de ces dix dernières années -, de tels écrans pourront très bientôt se rouler et "se glisser derrière l'oreille comme un petit crayon". Samsung, numéro un mondial dans plusieurs branches de l'électronique, a déjà annoncé pour les deux années à venir la commercialisation d'un produit de ce genre.
Pour Chema Lapuente, spécialiste de vulgarisation scientifique et présentateur de l'émission SER Digital pour la station de radio madrilène Cadena SER, "cela ne va pas seulement sonner le glas des ordinateurs portables et des tablettes. Il faudra aussi jeter aux oubliettes livres et journaux". Même son de cloche du côté de James Tour : "D'ici dix ans ou peut-être même moins de cinq ans, cette gamme d'écrans va inonder le marché. C'est juste une question de temps et cela ne dépend que des sommes qu'on voudra bien investir." Et du temps que mettra leur prix à devenir compétitif.
Depuis que le graphène a été isolé, les progrès réalisés dans ce domaine ont été spectaculaires. Les publications spécialisées regorgent d'articles qui présentent ce cristal de carbone comme la panacée. Transparent, il constitue un excellent conducteur électrique, au moins cent fois plus efficient que le silicium. Un écran de graphène serait, en soi, conducteur, et n'aurait donc pas besoin de tout un réseau de circuits. Le matériau étant flexible, il pourrait non seulement être roulé, mais encore recouvrir des surfaces non planes, laissant ainsi augurer des écrans sphériques, coniques ou cylindriques. Il est très abordable, puisque c'est un composant du graphite [qui est constitué d'un empilement de cristaux bidimensionnels de graphène], ce matériau dont sont faites les mines de crayon. L'université de Columbia assure aussi que c'est le matériau le plus résistant au monde. Et il ne pollue pas.
Elsa Prada, qui travaille sur le graphène au Conseil supérieur de recherches scientifiques de Madrid [CSIC, équivalent du CNRS français], assure qu'il dépasse toutes les attentes : "Nombre de théories jugées naguère utopiques se concrétisent les unes après les autres." Il peut permettre de concevoir des micropuces mille fois plus rapides, des téléphones portables mille fois plus puissants que les ordinateurs actuels.
Cet optimisme n'est cependant pas partagé par toute la communauté scientifique. Pour le célèbre physicien néerlandais Walt de Heer, spécialisé dans les nanosciences, "le graphène ne remplacera jamais le silicium" ; et d'ajouter : "Il y aura simplement des choses que le graphène pourra faire et pas le silicium. Et inversement." L'opinion d'André Geim, découvreur du graphène, prix Körber 2008 et candidat au Nobel, est particulièrement intéressante. Il a plusieurs fois fait des déclarations plutôt sceptiques sur l'imminence de cette révolution attendue. Interrogé aujourd'hui, il saisit l'occasion pour nuancer son jugement : "Généralement, un nouveau matériau met entre quinze et trente ans à passer de la recherche scientifique à l'application industrielle. Puis encore dix ans avant d'être produit en série. Or à peine cinq années se sont écoulées depuis que le graphène a été isolé et il est déjà utilisé au stade industriel." Antonio Castro Neto, physicien à l'université de Boston et lui aussi pionnier du graphène, prédit que les écrans de graphène seront en vente d'ici deux ans. Quant à la vraie révolution, celle d'un monde où puces et circuits intégrés ne seraient plus en silicium, il la croit beaucoup plus lointaine ; "au moins dix ans", assure-t-il.
Aujourd'hui, le principal obstacle reste la fabrication à la chaîne. Mais si on le surmonte, la production de graphène promet d'être bon marché et d'un faible impact environnemental. Son excellente conductibilité permettra la fabrication de circuits plus durables et moins gourmands en énergie. Il s'agit de carbone pur, substance qu'on trouve en abondance partout dans le monde, souvent même à l'état de déchet. Sa démocratisation dans l'industrie permettrait que l'on se passe d'autres matériaux plus chers et plus polluants, comme l'oxyde de titane ou l'oxyde d'indium-étain, qui entrent aujourd'hui dans la fabrication de la plupart des dispositifs électroniques transparents.
Le silicium ne sera jamais remplacé totalement
Cependant, comme l'indique le professeur Castro Neto, la transition du silicium au graphène pourrait n'être ni facile, ni rapide : "Le silicium est un gros marché dans lequel ont été investies des sommes d'argent considérables." Plutôt qu'une transition éclair, comme celles du cuivre au germanium puis du germanium au silicium, il est sans doute plus réaliste d'envisager une longue cohabitation des deux matériaux. C'est ce qu'espère Rod Ruoff, chimiste spécialisé dans le génie mécanique à l'université du Texas. "Il est plus réaliste d'imaginer ce nouveau matériau comme un complément pour la fabrication d'hybrides, dit-il. Je n'ai pas rencontré un seul employé du secteur, même parmi les plus rêveurs, qui croie à un remplacement total du silicium. Peut-être devrions-nous prêter davantage l'oreille à ceux-là, et moins aux scientifiques."
Francisco Guinea, chercheur et meilleur spécialiste espagnol de la question, se situe à mi-chemin entre les sceptiques et les idéalistes. Partisan d'une nouvelle méthode expérimentale fondée sur l'étude du graphène, il est convaincu que ce nouveau matériau "va améliorer les performances des systèmes informatiques les plus complexes, comme ceux dont disposent les grandes entreprises. Mais dans un avenir proche, les circuits des ordinateurs resteront en silicium."
Il semblerait donc qu'il faille se résoudre à attendre. S'il est possible que les iPad de la prochaine génération passent rapidement au graphène, la Silicon Valley, quant à elle, ne devrait pas changer de nom de sitôt. D'ailleurs, sur toutes les cartes du monde, elle conserve encore celui que lui donnèrent les explorateurs espagnols : vallée de Santa Clara, patronne des navigateurs.
Courrier international