Une ruelle discrète, dans un quartier populaire de San Francisco, Californie. Une bande de hackers informatiques, ces fous de programmation et de réseaux, voire de piratage, est installée à demeure dans un petit hangar, qu'ils ont baptisé Noisebridge puis aménagé en "hacker space".
Au rez-de-chaussée, un atelier d'électronique, des établis, des caisses à outils, et aussi une cuisine et un bar. A l'étage, des sofas, une batterie d'ordinateurs et une bibliothèque technique. Ils sont une centaine à venir ici régulièrement, pour travailler, s'entraider ou bavarder. Leurs projets vont de la création de logiciels permettant de surfer sur Internet en restant anonyme jusqu'à la fabrication d'un bracelet de cheville qui indique le nord à coups de vibrations.
Ce soir, ils sont venus découvrir un domaine qu'ils connaissent mal : le bricolage appliqué aux manipulations génétiques. Ils ont invité une dizaine de militants d'un groupe baptisé DIYbio – "Do-it-Yourself Biology", la biologie à faire soi-même. Né sur Internet, DIYbio est rapidement devenu une vraie communauté. Certains sont de jeunes biologistes diplômés qui ont décidé de sortir des sentiers battus, d'autres des autodidactes. Presque tous revendiquent le titre de "biohackers", car ils entendent mener leurs recherches en toute liberté, loin des laboratoires officiels. Dans un premier temps, ils veulent gagner à leur cause les hackers informatiques, une communauté nombreuse, dynamique et dotée d'une culture forte : compétence technique, solidarité, irrespect à l'égard des autorités et des savoirs établis et, surtout, désir irrépressible de démonter tout ce qui leur tombe sous la main pour voir comment ça marche.
Les biohackers s'installent dans la cuisine. Kay Aull, une grande fille simple et souriante, est venue spécialement de Boston. Elle demande à un habitué de Noisebridge, un garçon fortement tatoué, de cracher dans un tube de verre. Puis elle lui ordonne de verser dans le tube une pincée de sel, une goutte de liquide vaisselle, du jus de pamplemousse et un doigt de rhum. Au bout de quelques instants, des filaments blanchâtres montent à la surface : "C'est ton ADN, tu viens de l'extraire de ta salive. Tu peux le sortir du tube avec un cure-dents." Tandis que la petite foule applaudit, Kay explique ce qui vient de se passer : "Pour simplifier, le détergent casse la paroi des cellules, le sel amalgame l'ADN, le pamplemousse neutralise les protéines qui pourraient l'endommager et l'alcool le chasse vers la surface."
Pour un biologiste professionnel, cette expérience est totalement banale, mais Kay et sa bande ont remarqué ses vertus pédagogiques : "Le grand public considère le génie génétique comme une activité quasi magique, réservée à une élite intellectuelle. D'autres pensent qu'on peut la mettre en œuvre uniquement dans des laboratoires ultrasophistiqués coûtant des milliards de dollars. C'est faux. Nous devons aussi répondre à tous ceux qui prêchent l'obscurantisme" et pour qui les manipulations génétiques et les OGM sont un crime contre la nature ou contre la volonté divine. "Or, là, quand vous voyez votre ADN apparaître grâce à des ingrédients aussi familiers, une énorme barrière psychologique tombe d'un seul coup."
Née en Californie, Kay Aull, 23 ans, vit à présent près de Boston, dans une petite maison en désordre qu'elle partage avec trois colocataires. Après sa licence de biologie, elle a travaillé quelque temps pour une start-up qui a fait faillite : "Aujourd'hui, je suis chômeuse et biohacker free-lance. Je travaille chez moi." Vu le manque de place, elle a construit son laboratoire dans un placard.
Sur les étagères surchargées, on remarque d'abord un thermocycleur, engin servant à dupliquer l'ADN : "Neuf, il coûte 4 000 dollars [environ 2 800 euros]. Je l'ai acheté d'occasion, sur le site d'enchères eBay, pour 59 dollars. Il était cassé, je l'ai réparé." Elle a fabriqué les autres instruments elle-même. Son incubateur est taillé dans une boîte d'emballage en polystyrène et le thermostat provient d'un vieil aquarium. Le boîtier électrifié servant à séparer les segments d'ADN a été bricolé à partir d'un cadre de tableau et d'une boîte en plastique tapissée de papier aluminium. La lumière bleue, indispensable pour voir l'ADN, provient d'une guirlande de Noël roulée dans le fond du boîtier. Les filtres de couleur purifiant la lumière sont des feuilles de plastique utilisées par les photographes. Kay minimise son exploit : "Ces machines sont assez simples. Si elles sont chères, c'est parce que les seuls clients sont des entreprises et des universités avec de gros budgets. Du coup, les fabricants se prennent des marges bénéficiaires gigantesques."
Armée de ce bric-à-brac, Kay a d'abord modifié le génome d'une bactérie : "Je l'ai surtout fait pour prouver qu'on peut réussir ce genre de chose sans labo professionnel." Sa bactérie vit toujours, dans le congélateur de la cuisine. Puis Kay a voulu savoir si elle risquait de développer une maladie sanguine assez grave, l'hémochromatose, présente dans sa famille. Pour cela, elle a procédé à l'analyse de son propre ADN. Après plusieurs soirées de travail, elle découvre, la veille de son départ pour San Francisco, qu'elle est porteuse d'une mutation génétique favorisant l'apparition de la maladie. Dès son arrivée chez les hackers californiens, elle leur annonce son autodiagnostic, sans fausse pudeur, simplement pour démontrer la puissance du biohacking : "Voilà ce qui est faisable avec 1 000 dollars, un placard et un mois de loyer." Séduits, les responsables de Noisebridge envisagent de louer le local voisin pour accueillir les militants de DIYbio et entamer le rapprochement entre les deux tribus.
Génie génétique et démocratique
Kay n'aurait rien pu faire si elle avait été coupée du monde, mais les adeptes de DIYbio profitent d'une situation inédite dans l'histoire des sciences de la vie : Internet a totalement démocratisé l'accès au savoir. Les universités y publient leurs cours, leurs articles scientifiques, leur documentation. Les laboratoires publics et certaines entreprises mettent en ligne des bases de données contenant leurs découvertes.
Le code du génome humain est disponible sous la forme d'un fichier de 1,44 gigaoctet – à peu près la taille d'un film piraté. N'importe qui peut faire analyser son propre génome pour quelques centaines de dollars, en envoyant un échantillon de salive à une société spécialisée. Pour aller plus loin, il existe des logiciels gratuits facilitant l'exploitation des données brutes.
D'autres programmes permettent d'inventer un segment d'ADN artificiel sur un PC. Il suffit ensuite d'envoyer sa formule par courriel à un laboratoire pour recevoir par la poste, quelques jours plus tard, le segment d'ADN de synthèse fabriqué sur mesure, pour un prix raisonnable. Les gels, les teintures et les éléments biologiques permettant de comparer, de sectionner et de modifier l'ADN s'achètent aussi via Internet.
Au rez-de-chaussée, un atelier d'électronique, des établis, des caisses à outils, et aussi une cuisine et un bar. A l'étage, des sofas, une batterie d'ordinateurs et une bibliothèque technique. Ils sont une centaine à venir ici régulièrement, pour travailler, s'entraider ou bavarder. Leurs projets vont de la création de logiciels permettant de surfer sur Internet en restant anonyme jusqu'à la fabrication d'un bracelet de cheville qui indique le nord à coups de vibrations.
Ce soir, ils sont venus découvrir un domaine qu'ils connaissent mal : le bricolage appliqué aux manipulations génétiques. Ils ont invité une dizaine de militants d'un groupe baptisé DIYbio – "Do-it-Yourself Biology", la biologie à faire soi-même. Né sur Internet, DIYbio est rapidement devenu une vraie communauté. Certains sont de jeunes biologistes diplômés qui ont décidé de sortir des sentiers battus, d'autres des autodidactes. Presque tous revendiquent le titre de "biohackers", car ils entendent mener leurs recherches en toute liberté, loin des laboratoires officiels. Dans un premier temps, ils veulent gagner à leur cause les hackers informatiques, une communauté nombreuse, dynamique et dotée d'une culture forte : compétence technique, solidarité, irrespect à l'égard des autorités et des savoirs établis et, surtout, désir irrépressible de démonter tout ce qui leur tombe sous la main pour voir comment ça marche.
Les biohackers s'installent dans la cuisine. Kay Aull, une grande fille simple et souriante, est venue spécialement de Boston. Elle demande à un habitué de Noisebridge, un garçon fortement tatoué, de cracher dans un tube de verre. Puis elle lui ordonne de verser dans le tube une pincée de sel, une goutte de liquide vaisselle, du jus de pamplemousse et un doigt de rhum. Au bout de quelques instants, des filaments blanchâtres montent à la surface : "C'est ton ADN, tu viens de l'extraire de ta salive. Tu peux le sortir du tube avec un cure-dents." Tandis que la petite foule applaudit, Kay explique ce qui vient de se passer : "Pour simplifier, le détergent casse la paroi des cellules, le sel amalgame l'ADN, le pamplemousse neutralise les protéines qui pourraient l'endommager et l'alcool le chasse vers la surface."
Pour un biologiste professionnel, cette expérience est totalement banale, mais Kay et sa bande ont remarqué ses vertus pédagogiques : "Le grand public considère le génie génétique comme une activité quasi magique, réservée à une élite intellectuelle. D'autres pensent qu'on peut la mettre en œuvre uniquement dans des laboratoires ultrasophistiqués coûtant des milliards de dollars. C'est faux. Nous devons aussi répondre à tous ceux qui prêchent l'obscurantisme" et pour qui les manipulations génétiques et les OGM sont un crime contre la nature ou contre la volonté divine. "Or, là, quand vous voyez votre ADN apparaître grâce à des ingrédients aussi familiers, une énorme barrière psychologique tombe d'un seul coup."
Née en Californie, Kay Aull, 23 ans, vit à présent près de Boston, dans une petite maison en désordre qu'elle partage avec trois colocataires. Après sa licence de biologie, elle a travaillé quelque temps pour une start-up qui a fait faillite : "Aujourd'hui, je suis chômeuse et biohacker free-lance. Je travaille chez moi." Vu le manque de place, elle a construit son laboratoire dans un placard.
Sur les étagères surchargées, on remarque d'abord un thermocycleur, engin servant à dupliquer l'ADN : "Neuf, il coûte 4 000 dollars [environ 2 800 euros]. Je l'ai acheté d'occasion, sur le site d'enchères eBay, pour 59 dollars. Il était cassé, je l'ai réparé." Elle a fabriqué les autres instruments elle-même. Son incubateur est taillé dans une boîte d'emballage en polystyrène et le thermostat provient d'un vieil aquarium. Le boîtier électrifié servant à séparer les segments d'ADN a été bricolé à partir d'un cadre de tableau et d'une boîte en plastique tapissée de papier aluminium. La lumière bleue, indispensable pour voir l'ADN, provient d'une guirlande de Noël roulée dans le fond du boîtier. Les filtres de couleur purifiant la lumière sont des feuilles de plastique utilisées par les photographes. Kay minimise son exploit : "Ces machines sont assez simples. Si elles sont chères, c'est parce que les seuls clients sont des entreprises et des universités avec de gros budgets. Du coup, les fabricants se prennent des marges bénéficiaires gigantesques."
Armée de ce bric-à-brac, Kay a d'abord modifié le génome d'une bactérie : "Je l'ai surtout fait pour prouver qu'on peut réussir ce genre de chose sans labo professionnel." Sa bactérie vit toujours, dans le congélateur de la cuisine. Puis Kay a voulu savoir si elle risquait de développer une maladie sanguine assez grave, l'hémochromatose, présente dans sa famille. Pour cela, elle a procédé à l'analyse de son propre ADN. Après plusieurs soirées de travail, elle découvre, la veille de son départ pour San Francisco, qu'elle est porteuse d'une mutation génétique favorisant l'apparition de la maladie. Dès son arrivée chez les hackers californiens, elle leur annonce son autodiagnostic, sans fausse pudeur, simplement pour démontrer la puissance du biohacking : "Voilà ce qui est faisable avec 1 000 dollars, un placard et un mois de loyer." Séduits, les responsables de Noisebridge envisagent de louer le local voisin pour accueillir les militants de DIYbio et entamer le rapprochement entre les deux tribus.
Génie génétique et démocratique
Kay n'aurait rien pu faire si elle avait été coupée du monde, mais les adeptes de DIYbio profitent d'une situation inédite dans l'histoire des sciences de la vie : Internet a totalement démocratisé l'accès au savoir. Les universités y publient leurs cours, leurs articles scientifiques, leur documentation. Les laboratoires publics et certaines entreprises mettent en ligne des bases de données contenant leurs découvertes.
Le code du génome humain est disponible sous la forme d'un fichier de 1,44 gigaoctet – à peu près la taille d'un film piraté. N'importe qui peut faire analyser son propre génome pour quelques centaines de dollars, en envoyant un échantillon de salive à une société spécialisée. Pour aller plus loin, il existe des logiciels gratuits facilitant l'exploitation des données brutes.
D'autres programmes permettent d'inventer un segment d'ADN artificiel sur un PC. Il suffit ensuite d'envoyer sa formule par courriel à un laboratoire pour recevoir par la poste, quelques jours plus tard, le segment d'ADN de synthèse fabriqué sur mesure, pour un prix raisonnable. Les gels, les teintures et les éléments biologiques permettant de comparer, de sectionner et de modifier l'ADN s'achètent aussi via Internet.
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