Geoffroy Éric. L'apophatisme chez les mystiques de l'Islam. In: Revue des Sciences Religieuses, tome 72, fascicule 4, 1998.
Résumé
La théologie officielle de l'islam est en soi fortement marquée par l'apophatisme : la transcendance
divine ne peut s'affirmer que dans l'effacement du contingent. Les mystiques de l'islam poursuivent
jusqu'à l'extrême ce mouvement, en suscitant leur mort initiatique. Lorsque leur petit « soi » est
annihilé, il ne reste plus que le « Soi » divin qui Se contemple, et qui est seul capable de Se
contempler. En effet, la créature, aussi évoluée soit-elle, n'a pas accès à la véritable reconnaissance
de l'Unicité divine (tawhîd). Les soufis ont formulé cette expérience spirituelle par une doctrine
métaphysique : l'Être n'appartient qu'à Dieu, au regard duquel les créatures sont pur néant. Les
affinités avec Maître Eckhart ne pouvaient être que soulignées, mais aussi leur limite ; ainsi, en islam
exotérique comme ésotérique, Dieu n'est jamais qualifié de « Non-être ».
L'APOPHATISME CHEZ LES MYSTIQUES DE L'ISLAM
« Quelle est la forme la plus élevée du tawhîd [reconnaissance-
attestation de l'Unicité divine] ? C'est que Dieu proclame Lui-même
Son Unicité, et que rien de contingent n 'interfère : ni science, ni
raison, ni compréhension, ni perception, ni signe, ni allusion, ni
indice, ni preuve. « Gloire à ton Seigneur ! Le Seigneur de la Toute-
Puissance, très éloigné de ce qu 'ils imaginent ! » ( 1). La créature qui
cherche à parvenir à un tel tawhîd demande l'impossible et sera
refoulée immédiatement » (2).
I. La théologie négative de l'islam
Là ilaha il là Llâh : « Pas de dieu si ce n 'est Dieu. » L'affirmation
de l'Unicité divine, dogme central de l'islam, s'ouvre sur une
négation. Ce paradoxe, qui n'est qu'apparent, nous introduit de plain-pied
dans l'apophatisme qui caractérise l'islam au plus haut point, dans
son versant exotérique comme ésotérique. Le but du soufisme, de la
spiritualité islamique, est-il d'ailleurs autre que d'expérimenter
intérieurement les enseignements dogmatiques de l'islam ?
Se fondant sur les sources scripturaires, le Coran et le hadîth
(tradition prophétique), les théologiens musulmans exotéristes ont
fortement mis l'accent sur la transcendance divine, c'est-à-dire l'inac-
cessibilité, pour la créature, à l'Essence divine (dhât). L'école
mu'tazilite tout particulièrement, qui joua un grand rôle au IXe siècle,
propose une approche négative de Dieu, en niant la pluralité de Ses
attributs {nafi ou ta 'tîl al-sifât) : Dieu est savant, puissant, voulant,
vivant, non par Sa science, Sa puissance, Sa volonté ou Sa vie, mais
par Son Essence. La transcendance que les mu'tazilites entendent
ainsi protéger, se dit en arabe tanzîh, ce qui signifie « purification »,
« dépouillement ». Il s'agissait donc pour ces théologiens de purifier
au maximum la représentation que l'homme se fait du divin, et ceci
notamment en réaction contre le dogme chrétien de l'Incarnation.
Dans ce souci d'épurement, les mu'tazilites ont même été jusqu'à
nier la possibilité de la vision de Dieu dans l'Au-delà, qui est pourtant
admise par les autres courants théologiques.
On sait que l'islam, pour lutter contre les diverses formes de
l'idolâtrie et de l'anthropomorphisme, refuse toute figuration, tout
support sensible (images, statues...). Cela est surtout vrai de l'islam
sunnite, largement majoritaire. Seules la calligraphie et l'arabesque
trouvent grâce à ses yeux, pour leur pouvoir à suggérer l'infini,
l'insaisissable. Il est frappant de constater que l'atmosphère générale de
l'islam répond tout à fait à l'exigence de « désimagination » (Entbil-
dung) formulée par Maître Eckhart (3). Ce dépouillement conceptuel
est pour le musulman la meilleure façon de poser l'Absolu divin.
« Toute affirmation directe, remarque René Guenon, est forcément
une affirmation particulière et déterminée, l 'affirmation de quelque
chose qui exclut autre chose, et qui limite ainsi ce dont on peut
l 'affirmer. Toute détermination est une limitation, donc une négation ;
par suite, c 'est la négation d 'une détermination qui est une véritable
affirmation » (4).
II. « Seul dieu peut témoigner de son unicité ».
Les soufis partent du constat, fait en théologie, de l'impossibilité
pour l'humain, pour le temporel (hâdith), de concevoir le divin,
l'éternel (qadîm). « La connaissance de l 'Unicité divine (tawhîd) propre
aux soufis, affirme Junayd, le grand maître de Bagdad (m. 911),
consiste à dépouiller l'éternité de la temporalité, à quitter sa
demeure, à rompre les liens avec ce que l 'on aime, à laisser de côté
ce que l 'on sait et ce que l 'on ignore... » (5). Or, l'être créé, contingent
(muhdath) ne saurait professer le réel tawhîd, car le tawhîd qui émane
de lui est, à son instar, créé, contingent et donc déficient. Pour cette
raison, les mystiques de l'islam ont conclu de leur expérience apo-
phatique que « seul Dieu peut réellement témoigner de Son Unicité »
(ma wahhada Allah ghayr Allah) ; à ce niveau, l'homme n'est qu'un
intrus (tufaylf)(6). Ibn 'Arabî, le «Grand Maître» mort en 1240,
écrit en ce sens : « Le tawhîd consiste en ce que ce soit Lui [Dieu]
qui contemple et qui soit contemplé » (7).
L'exigence qui caractérise la voie des soufis est telle que, selon
eux, l'homme ne peut faire acte de tawhîd sans commettre le péché
majeur de l'islam : le shirk, c'est-à-dire le fait d'« associer » une
divinité ou un être à Dieu. En effet, quand il atteste de l'Unicité
divine, l'homme affirme par là-même la conscience d'un «je » qui
est autre que Dieu. Il s'agit bien sûr ici non pas d'un polythéisme
grossier {shirk jalî), mais d'un « associationnisme subtil » {shirk
khafï){8).
D'où la réponse abrupte faite par Abu Bakr al-Shiblî (m. 945),
autre maître de l'école de Bagdad, à celui qui l'interrogeait sur le
sens profond du tawhîd : « Malheur à toi ! Celui qui définit le tawhîd
de façon explicite est un apostat, celui qui y fait allusion est un
bithéiste, celui qui l 'évoque est un idolâtre, celui qui discourt sur lui
est un inconscient, celui qui garde le silence à son sujet est un
ignorant, celui qui se croit proche est loin, celui qui en fait son extase
est déficient ; tout ce que vous distinguez par votre imagination et ce
que vous saisissez par votre intelligence, tout cela est rejeté, vous est
retourné, car contingent et créé comme vous-mêmes » (9). On
comprend que, selon un disciple ayant côtoyé Shiblî durant vingt ans,
celui-ci n'ait «jamais prononcé un seul mot» sur le tawhîd... (10).
Relevons les similitudes avec l'apophase exprimée tant par Saint
Augustin que par Maître Eckhart : « Tout ce que tu imagines n 'est
pas lui, tout ce que tu comprendras par la réflexion n 'est pas lui... »,
dit le premier. « Si tu comprends quelque chose, Dieu n 'est rien de
cela, et du fait que tu comprends quoi que ce soit de lui, tu tombes
dans l'incompréhension », dit le second (11).
La via negativa de Shiblî s'illustre encore dans ce propos : « Ne
respire pas les effluves du tawhîd celui qui s 'en forge sa propre
conception (tasawwur) en s 'attachant aux noms et aux attributs
divins. A vrai dire, celui qui affirme ces noms et attributs comme
celui qui les nie ne fait que proclamer un tawhîd tout formel, qui
n 'est pas le fruit d'une « gustation » {dhawq) » (12). La Réalité divine
{Haqîqa) est donc au-delà de nos schémas binaires de pensée, car
même celui qui nie les noms et attributs pour mieux exhausser
l'Essence est encore pris aux rets de sa conscience individuelle.
L'enseignement par l'art du paradoxe se révèle ainsi la seule
manière de se libérer de ce mode de conscience. C'est pourquoi
'Abdallah al-Ansârî (m. 1089) se montre tout aussi péremptoire que
Shiblî dans son énonciation du tawhîd de 1' « élite spirituelle » : « Nul
ne peut unifier l'Unique, car celui qui s'y essaie est un apostat
(jâhid) » (13). Cette négation de toute démarche d'ordre mental
s'érige chez les soufis en méthode initiatique devant mener à
l'illumination (fath). Sous cet angle s'éclaire la remarque de Junayd : « La
parole la plus sublime sur la connaissance de l 'Unicité (tawhîd) est
celle qui a été prononcée par Abu Bakr le Juste (al-Siddîq) (14) :
« Gloire à Celui qui n 'a pas octroyé à Ses créatures d 'autre voie
pour Le connaître que l 'impuissance à Le connaître ! » ( 1 5). Relevons
encore ce témoignage d'un maître anonyme : « Les mystiques
prétendent à la connaissance, mais j'avoue mon ignorance : c'est là ma
connaissance » (16).
Cette méthode initiatique se rencontre dans d'autres climats
spirituels : elle consiste à annihiler le petit « soi » humain, à l'immerger
en totalité dans le « Soi » divin. Un soufi a eu cette formule : « La
réalisation de l'Unicité divine (tawhîd) passe par la suppression des
«je » : ne dis plus « à moi », « par moi », « de moi », « vers
moi » »(17). Nous retrouvons à nouveau un archétype fondamental
de l'islam, celui de la « servitude ontologique » ( 'ubûdiyya) de
l'homme, par laquelle il réalise paradoxalement sa grandeur. Selon
le Prophète en effet, l'homme n'est jamais aussi proche de Dieu que
lors de la prosternation (sujûd) durant la prière : c'est quand il
s'abaisse, face contre terre, que Dieu l'élève.
Dans cette expérience de l'« extinction de l'ego » {fana '), le
mystique perd la conscience de son individualité contingente et illusoire ;
il voit alors que « disparaît ce qui n 'a jamais été [la créature], et que
subsiste ce qui n 'a jamais cessé d 'être [Dieu] », comme le notent
Junayd, Ansârî et d'autres. « Tout ce qui se trouve sur la terre est
evanescent. Seule subsiste la face de ton Seigneur, pleine de majesté
et de munificence » (Coran, 55 : 26).
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Résumé
La théologie officielle de l'islam est en soi fortement marquée par l'apophatisme : la transcendance
divine ne peut s'affirmer que dans l'effacement du contingent. Les mystiques de l'islam poursuivent
jusqu'à l'extrême ce mouvement, en suscitant leur mort initiatique. Lorsque leur petit « soi » est
annihilé, il ne reste plus que le « Soi » divin qui Se contemple, et qui est seul capable de Se
contempler. En effet, la créature, aussi évoluée soit-elle, n'a pas accès à la véritable reconnaissance
de l'Unicité divine (tawhîd). Les soufis ont formulé cette expérience spirituelle par une doctrine
métaphysique : l'Être n'appartient qu'à Dieu, au regard duquel les créatures sont pur néant. Les
affinités avec Maître Eckhart ne pouvaient être que soulignées, mais aussi leur limite ; ainsi, en islam
exotérique comme ésotérique, Dieu n'est jamais qualifié de « Non-être ».
L'APOPHATISME CHEZ LES MYSTIQUES DE L'ISLAM
« Quelle est la forme la plus élevée du tawhîd [reconnaissance-
attestation de l'Unicité divine] ? C'est que Dieu proclame Lui-même
Son Unicité, et que rien de contingent n 'interfère : ni science, ni
raison, ni compréhension, ni perception, ni signe, ni allusion, ni
indice, ni preuve. « Gloire à ton Seigneur ! Le Seigneur de la Toute-
Puissance, très éloigné de ce qu 'ils imaginent ! » ( 1). La créature qui
cherche à parvenir à un tel tawhîd demande l'impossible et sera
refoulée immédiatement » (2).
I. La théologie négative de l'islam
Là ilaha il là Llâh : « Pas de dieu si ce n 'est Dieu. » L'affirmation
de l'Unicité divine, dogme central de l'islam, s'ouvre sur une
négation. Ce paradoxe, qui n'est qu'apparent, nous introduit de plain-pied
dans l'apophatisme qui caractérise l'islam au plus haut point, dans
son versant exotérique comme ésotérique. Le but du soufisme, de la
spiritualité islamique, est-il d'ailleurs autre que d'expérimenter
intérieurement les enseignements dogmatiques de l'islam ?
Se fondant sur les sources scripturaires, le Coran et le hadîth
(tradition prophétique), les théologiens musulmans exotéristes ont
fortement mis l'accent sur la transcendance divine, c'est-à-dire l'inac-
cessibilité, pour la créature, à l'Essence divine (dhât). L'école
mu'tazilite tout particulièrement, qui joua un grand rôle au IXe siècle,
propose une approche négative de Dieu, en niant la pluralité de Ses
attributs {nafi ou ta 'tîl al-sifât) : Dieu est savant, puissant, voulant,
vivant, non par Sa science, Sa puissance, Sa volonté ou Sa vie, mais
par Son Essence. La transcendance que les mu'tazilites entendent
ainsi protéger, se dit en arabe tanzîh, ce qui signifie « purification »,
« dépouillement ». Il s'agissait donc pour ces théologiens de purifier
au maximum la représentation que l'homme se fait du divin, et ceci
notamment en réaction contre le dogme chrétien de l'Incarnation.
Dans ce souci d'épurement, les mu'tazilites ont même été jusqu'à
nier la possibilité de la vision de Dieu dans l'Au-delà, qui est pourtant
admise par les autres courants théologiques.
On sait que l'islam, pour lutter contre les diverses formes de
l'idolâtrie et de l'anthropomorphisme, refuse toute figuration, tout
support sensible (images, statues...). Cela est surtout vrai de l'islam
sunnite, largement majoritaire. Seules la calligraphie et l'arabesque
trouvent grâce à ses yeux, pour leur pouvoir à suggérer l'infini,
l'insaisissable. Il est frappant de constater que l'atmosphère générale de
l'islam répond tout à fait à l'exigence de « désimagination » (Entbil-
dung) formulée par Maître Eckhart (3). Ce dépouillement conceptuel
est pour le musulman la meilleure façon de poser l'Absolu divin.
« Toute affirmation directe, remarque René Guenon, est forcément
une affirmation particulière et déterminée, l 'affirmation de quelque
chose qui exclut autre chose, et qui limite ainsi ce dont on peut
l 'affirmer. Toute détermination est une limitation, donc une négation ;
par suite, c 'est la négation d 'une détermination qui est une véritable
affirmation » (4).
II. « Seul dieu peut témoigner de son unicité ».
Les soufis partent du constat, fait en théologie, de l'impossibilité
pour l'humain, pour le temporel (hâdith), de concevoir le divin,
l'éternel (qadîm). « La connaissance de l 'Unicité divine (tawhîd) propre
aux soufis, affirme Junayd, le grand maître de Bagdad (m. 911),
consiste à dépouiller l'éternité de la temporalité, à quitter sa
demeure, à rompre les liens avec ce que l 'on aime, à laisser de côté
ce que l 'on sait et ce que l 'on ignore... » (5). Or, l'être créé, contingent
(muhdath) ne saurait professer le réel tawhîd, car le tawhîd qui émane
de lui est, à son instar, créé, contingent et donc déficient. Pour cette
raison, les mystiques de l'islam ont conclu de leur expérience apo-
phatique que « seul Dieu peut réellement témoigner de Son Unicité »
(ma wahhada Allah ghayr Allah) ; à ce niveau, l'homme n'est qu'un
intrus (tufaylf)(6). Ibn 'Arabî, le «Grand Maître» mort en 1240,
écrit en ce sens : « Le tawhîd consiste en ce que ce soit Lui [Dieu]
qui contemple et qui soit contemplé » (7).
L'exigence qui caractérise la voie des soufis est telle que, selon
eux, l'homme ne peut faire acte de tawhîd sans commettre le péché
majeur de l'islam : le shirk, c'est-à-dire le fait d'« associer » une
divinité ou un être à Dieu. En effet, quand il atteste de l'Unicité
divine, l'homme affirme par là-même la conscience d'un «je » qui
est autre que Dieu. Il s'agit bien sûr ici non pas d'un polythéisme
grossier {shirk jalî), mais d'un « associationnisme subtil » {shirk
khafï){8).
D'où la réponse abrupte faite par Abu Bakr al-Shiblî (m. 945),
autre maître de l'école de Bagdad, à celui qui l'interrogeait sur le
sens profond du tawhîd : « Malheur à toi ! Celui qui définit le tawhîd
de façon explicite est un apostat, celui qui y fait allusion est un
bithéiste, celui qui l 'évoque est un idolâtre, celui qui discourt sur lui
est un inconscient, celui qui garde le silence à son sujet est un
ignorant, celui qui se croit proche est loin, celui qui en fait son extase
est déficient ; tout ce que vous distinguez par votre imagination et ce
que vous saisissez par votre intelligence, tout cela est rejeté, vous est
retourné, car contingent et créé comme vous-mêmes » (9). On
comprend que, selon un disciple ayant côtoyé Shiblî durant vingt ans,
celui-ci n'ait «jamais prononcé un seul mot» sur le tawhîd... (10).
Relevons les similitudes avec l'apophase exprimée tant par Saint
Augustin que par Maître Eckhart : « Tout ce que tu imagines n 'est
pas lui, tout ce que tu comprendras par la réflexion n 'est pas lui... »,
dit le premier. « Si tu comprends quelque chose, Dieu n 'est rien de
cela, et du fait que tu comprends quoi que ce soit de lui, tu tombes
dans l'incompréhension », dit le second (11).
La via negativa de Shiblî s'illustre encore dans ce propos : « Ne
respire pas les effluves du tawhîd celui qui s 'en forge sa propre
conception (tasawwur) en s 'attachant aux noms et aux attributs
divins. A vrai dire, celui qui affirme ces noms et attributs comme
celui qui les nie ne fait que proclamer un tawhîd tout formel, qui
n 'est pas le fruit d'une « gustation » {dhawq) » (12). La Réalité divine
{Haqîqa) est donc au-delà de nos schémas binaires de pensée, car
même celui qui nie les noms et attributs pour mieux exhausser
l'Essence est encore pris aux rets de sa conscience individuelle.
L'enseignement par l'art du paradoxe se révèle ainsi la seule
manière de se libérer de ce mode de conscience. C'est pourquoi
'Abdallah al-Ansârî (m. 1089) se montre tout aussi péremptoire que
Shiblî dans son énonciation du tawhîd de 1' « élite spirituelle » : « Nul
ne peut unifier l'Unique, car celui qui s'y essaie est un apostat
(jâhid) » (13). Cette négation de toute démarche d'ordre mental
s'érige chez les soufis en méthode initiatique devant mener à
l'illumination (fath). Sous cet angle s'éclaire la remarque de Junayd : « La
parole la plus sublime sur la connaissance de l 'Unicité (tawhîd) est
celle qui a été prononcée par Abu Bakr le Juste (al-Siddîq) (14) :
« Gloire à Celui qui n 'a pas octroyé à Ses créatures d 'autre voie
pour Le connaître que l 'impuissance à Le connaître ! » ( 1 5). Relevons
encore ce témoignage d'un maître anonyme : « Les mystiques
prétendent à la connaissance, mais j'avoue mon ignorance : c'est là ma
connaissance » (16).
Cette méthode initiatique se rencontre dans d'autres climats
spirituels : elle consiste à annihiler le petit « soi » humain, à l'immerger
en totalité dans le « Soi » divin. Un soufi a eu cette formule : « La
réalisation de l'Unicité divine (tawhîd) passe par la suppression des
«je » : ne dis plus « à moi », « par moi », « de moi », « vers
moi » »(17). Nous retrouvons à nouveau un archétype fondamental
de l'islam, celui de la « servitude ontologique » ( 'ubûdiyya) de
l'homme, par laquelle il réalise paradoxalement sa grandeur. Selon
le Prophète en effet, l'homme n'est jamais aussi proche de Dieu que
lors de la prosternation (sujûd) durant la prière : c'est quand il
s'abaisse, face contre terre, que Dieu l'élève.
Dans cette expérience de l'« extinction de l'ego » {fana '), le
mystique perd la conscience de son individualité contingente et illusoire ;
il voit alors que « disparaît ce qui n 'a jamais été [la créature], et que
subsiste ce qui n 'a jamais cessé d 'être [Dieu] », comme le notent
Junayd, Ansârî et d'autres. « Tout ce qui se trouve sur la terre est
evanescent. Seule subsiste la face de ton Seigneur, pleine de majesté
et de munificence » (Coran, 55 : 26).
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