Par Nelly Amri,
Nelly Amri est historienne et Professeur à l’Université de la Manouba de Tunis. Ses nombreux travaux portent sur l’histoire du soufisme, de la sainteté, notamment féminine, de l’hagiographie et du sentiment religieux en islam, plus particulièrement en Ifrîqiya et au Maghreb médiéval, ainsi que sur la vénération du Prophète Muhammad. Parmi ses dernières publications : Un « manuel » ifrîqiyen d’adab soufi. Paroles de sagesse de ‘Abd al-Wahhâb al-Mzûghî (m. 675/1276), compagnon de Shâdhilî, Tunis, Contraste Ed., 2013 ; Sîdî Abû Sa‘îd al-Bâjî (1156-1231), Tunis, Contraste Ed., 2015 ; Croire au Maghreb médiéval (xive -xve siècle). La sainteté en question, Paris, Cerf, 2019. Elle a, d’autre part, dirigé avec Rachida Chih et Denis Gril, Le prophète de l’islam, numéro thématique, Archives de sciences sociales des religions, 178, juil.-sept. EHESS, Paris, 2017.
Introduction
Jusque-là, on connaissait surtout les « folles en Dieu » des premiers siècles de l’islam en Orient, dont la mémoire nous a été conservée par les nombreux dictionnaires biographiques et dont la folie en Dieu était devenue un véritable marqueur d’identité : Rayhâna al-Majnûna (« la folle »), Maymûna al-Sawdâ’ al-Majnûna al-‘Âqila (« la folle sage »), ou encore Zahrâ’ al-Wâliha (« l’éperdue d’amour ») [2] . Plus près de notre sainte se trouve Fâtima bt Abî l-Muthannâ, maître d’Ibn ‘Arabî (m. 1240) : « En la voyant, on aurait pu dire qu’elle était une demeurée (hamqâ’), à quoi elle répondait : « le demeuré est celui qui ne connaît pas son Seigneur » [3] .
Les fous en Dieu sont un type spirituel majeur en islam comme dans d’autres traditions religieuses ; leur sainteté paradoxale, partout où elle s’est manifestée, n’a pas laissé leurs contemporains indifférents [4] . La réception de la sainteté de ‘Â’isha al-Mannûbiyya (m. 1267) par la société de son temps en est un bel exemple. Que peut nous dire aujourd’hui la figure de sainteté incarnée par cette soufie ifrîqiyenne [5] du xiiie siècle dont la sainteté est, à bien des égards, « admirable » plutôt « qu’imitable » ? De surcroît une « ravie en Dieu » ayant suscité dans le Tunis de l’époque, polémique et condamnations, avant de recevoir une consécration, aussi bien par le commun que par les élites, et de connaître, dès le siècle suivant, une notoriété, puis un culte, qui ne devaient plus se démentir jusqu’à nos jours.
Ce culte, jadis focalisé sur sa tombe, aujourd’hui disparue, dans l’ancien cimetière al-Gorjani à Tunis, s’est reporté sur les deux sanctuaires qui lui sont dédiés et qui furent érigés au xixème siècle par les Beys Husseinites, l’un, à la Manouba (bourgade natale de la sainte, à quelques kilomètres à l’Ouest de Tunis), et l’autre, dans la capitale même, dans le quartier qui porte son nom (al-Sayyida – la Dame) sur les hauteurs de la ville, surplombant la Sebkha du Sijoumi à l’ouest, et le faubourg sud de la ville, à l’Est. La tradition shâdhilite [6] tunisoise tardive a faite sienne la Dame de Tunis, que sa légende présente comme une disciple directe de Shâdhilî ; les pratiques cultuelles hebdomadaires, parrainées par le maqâm (mausolée) de ce dernier, dans les deux sanctuaires dédiés à la sainte, consacrent ce lien et le maintiennent vivant [7] .
Un monument à la gloire de « Dame ‘Â’isha » : les Manâqib al-Sayyida
C’est grâce à une hagiographie (manâqib, littéralement « qualités, vertus, actions louables ») que nous connaissons cette sainte [8] . Ce texte, une des rares hagiographies consacrée à une sainte au Maghreb, fut rédigé en toute vraisemblance au xivème siècle, pratiquement au même moment où est fixée la Vie de Shâdhilî et où commence à se mettre en place la tradition hagiographique qui lui est liée ainsi qu’à ses disciples, une période qui connaît une intense production hagiographique.
Un récit primitif des Titres de gloire de Dame ‘Â’isha « composé de quarante cahiers », d’où l’hagiographe aurait puisé les prodiges post-mortem attribués à la sainte, circulait, semble-t-il, déjà à l’époque de la rédaction. Nous ignorons l’identité de l’auteur, imâm de la Mosquée de la Manouba, qui, comme nombre d’auteurs d’ouvrages de manâqib, cumule sciences exotériques et ésotériques. Le recueil se divise, de manière plutôt factice, en cinq chapitres, de longueur variable, le cinquième étant de loin le plus long ; on y trouve mêlés invariablement propos de jactance, prodiges, exhortations et sentences.
Proche, par l’usage de certaines formes dialectales, de ses sources orales, le recueil, comme du reste le genre manâqib, n’appartient pas moins à la tradition écrite ; il montre, d’autre part, que l’hagiographie islamique, à côté d’autres productions de la littérature dévote, véhicule et diffuse des notions et des idées que l’on croirait, à tort, uniquement réservées aux traités doctrinaux ou encore aux cercles étroits de quelques initiés. Ce texte, qui a gardé à travers les siècles une certaine stabilité, n’a cessé, depuis le xivème siècle, d’être recopié, y compris de la main de juristes mâlikites [9] et de prédicateurs renommés. Par leur nombre, leur caractère soigné et souvent exclusif à la sainte et les actes de donation à la Grande Mosquée de la Zitouna dont plusieurs ont fait l’objet par les Beys de Tunis et les plus hauts dignitaires de l’Etat, les copies qui nous sont parvenues attestent de la grande vénération portée à la Sayyida [10];
Une sainte en son milieu
‘Âisha al-Mannûbiyya est, à l’image de ces saints « fous en Dieu », réfractaire à toute tentative de l’enfermer dans un récit biographique, dans une trajectoire linéaire et repérable de vie ; de surcroît, cette dernière se réduit à quelques bribes que l’hagiographe laisse parcimonieusement échapper. Née vers 1198-9, à la Manouba, village faisant partie de la ceinture de vergers et de jardins entourant la ville de Tunis, son plat-pays, de parents dont seule l’identité nominale nous est donnée, ‘Â’isha est contemporaine de la lutte que les Almohades, héritiers spirituels du Mahdî Ibn Tûmart, et ses descendants Mu’minides du Maroc, livrent, en Ifrîqiya, aux Banû Ghâniya, derniers représentants des Almoravides, réfugiés aux Iles Baléares.
Son enfance et sa jeunesse sont ponctuées par les nombreuses disettes et famines que connaît le pays à l’époque, celle de 1220 ayant été particulièrement rigoureuse. La jeune femme assiste en 1229, à la naissance de l’Etat hafside et mourra dix ans avant la fin du règne d’al-Mustansir (r. 1249-1277) qui prit officiellement le titre califal et prolongea la période de paix, de sécurité et d’essor économique inaugurée par son père Abû Zakariyyâ’. Sur le plan religieux, soufisme et mâlikisme affirment de plus en plus leur présence. L’école spirituelle d’Abû Madyan (m. v. 1197-8) [11], cette figure emblématique du soufisme maghrébin et andalou, comptait de nombreux maîtres dans la capitale hafside où une solide culture soufie, dont on retrouve des traces dans l’hagiographie de la sainte, commençait à s’épanouir, nourrie du flux constant des hommes et des doctrines entre Orient et Occident musulmans.
Au récit de son hagiographe, ‘Âisha passe, très tôt, pour folle et s’attire les foudres et railleries de son entourage à la Manouba ; à l’âge de douze ans, elle reçoit la vision d’alKhadir (en qui l’on reconnaît généralement la figure coranique de la sourate 18 : 65-82, l’initiateur des saints et des prophètes), qui l’aborde sous les traits d’un jeune homme et lui annonce son intention de l’épouser : « Tu es inscrite sur mes registres depuis 3000 ans », lui dit-il. La fillette prend peur.
Craignant pour sa fille et afin de couper court aux ragots, son père décide de la marier, selon la coutume de l’époque, à son cousin germain ; ‘Â’isha refuse. On ignore à quelle date et dans quelles circonstances elle quitte sa bourgade natale de la Manouba pour s’installer à Tunis, dans une sorte de caravansérail, à l’une des portes de la ville, Bâb al-Fallâq, dans le faubourg sud. C’est de ce côté-ci de la ville qu’Abû l-Hasan al-Shâdhilî (m. 1258), avait également élu domicile lors de son séjour tunisois, de même que nombre de ses compagnons dont certains sont cités dans l’hagiographie de la sainte, ainsi que des soufis de la voie d’Abû Madyan.
L’hagiographie de ‘Âisha évoque ses retraites pieuses au Jabal Zaghouan (au Sud de Tunis sur la route la reliant à Kairouan) en compagnie notamment de son plus proche disciple ‘Uthmân al-Haddâd, ses errances parmi les tombes, ou encore sa fréquentation de la mosquée du Saule (masjid al-Safsâfa), l’un des hauts-lieux du soufisme tunisois de l’époque. ‘Â’isha nous est montrée vivant au milieu de ses contemporains et à l’écoute de leurs doléances.
Elle ne semble pas avoir exercé d’activité économique dont on ne trouve guère de trace dans l’hagiographie et aurait vécu des dons de ses contemporains, dons qu’elle redistribuait en aumônes aux plus pauvres. Son ravissement en Dieu (jadhb) lui avait attiré de nombreux reproches de la part de juristes de la capitale ; parmi ces griefs, le célibat – statut peu recommandable même s’il n’était pas exceptionnel – et la fréquentation des hommes, n’étaient pas des moindres ; on tenta même de lui appliquer le châtiment de lapidation. Doit-on conclure à une insertion difficile voire longue que l’hagiographie laisse, malgré tout, deviner ?
Quoi qu’il en soit, la reconnaissance de la sainte par le milieu dévot et savant de la ville, dont de nombreux représentants sont des rapporteurs d’anecdotes sur elle, ainsi que par le politique, finit par arriver et paraît avoir devancé celle des habitants de sa bourgade natale. Elle mourut septuagénaire en 1267 et fut enterrée à Tunis, dans le cimetière, disparu aujourd’hui, du Sharaf (ou encore d’al-Gurjânî), dans le faubourg de Bâb al-Manâra.
Mausolée de ‘Âisha al-Mannûbiyya
Legs marial et héritage prophétique
Dans l’hagiographie islamique, les saints « ravis » se voient attribuer des paroles paradoxales ainsi que des propos de jactance à travers lesquels se profile une expérience du divin ainsi qu’un modèle spirituel qui s’éclaire à l’aune de la doctrine de la sainteté en islam [12]. Dans les mufâkharât qui lui sont attribuées, ‘Â’isha se proclame « vicaire de Dieu », déclare tenir sa science directement de Lui, et s’enorgueillit d’avoir appris le Coran de Dieu lui-même ; dans la mystique musulmane de nombreux saints, tel Abû Yazîd al-Bistâmî (m. 874), voient le texte révélé « descendre » sur leur cœur, à l’image du Prophète, sans jamais l’avoir appris auprès d’un maître. Déjà se profile un type spirituel, celui du saint ummî (terme dont la polysémie dépasse la traduction minimaliste « d’illettré » à laquelle il est généralement réduit) [13]. Les dons et grâces qui lui viennent directement de Dieu, pur produit de l’amour divin, de la volonté et de l’élection divines, en font une autre Marie dont la figure coranique incarne le modèle par excellence de sainteté féminine en islam et dont ‘Â’isha revendique l’héritage ; qu’il s’agisse de Hakîm Tirmidhî (m. v. 910), de ‘Attâr (m. 1221 ou 1230) ou encore d’Ibn ‘Arabî, les maîtres du soufisme, suivant en cela le Prophète qui attesta de la perfection de Maryam, ont reconnu en la mère de Jésus le prototype de la sainteté la plus haute, entièrement soumise à la volonté divine, vivant sous son ombre, le cœur totalement orienté vers Dieu. ‘Â’isha revendique un triple legs marial, de gratification, de purification et d’élection.
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Nelly Amri est historienne et Professeur à l’Université de la Manouba de Tunis. Ses nombreux travaux portent sur l’histoire du soufisme, de la sainteté, notamment féminine, de l’hagiographie et du sentiment religieux en islam, plus particulièrement en Ifrîqiya et au Maghreb médiéval, ainsi que sur la vénération du Prophète Muhammad. Parmi ses dernières publications : Un « manuel » ifrîqiyen d’adab soufi. Paroles de sagesse de ‘Abd al-Wahhâb al-Mzûghî (m. 675/1276), compagnon de Shâdhilî, Tunis, Contraste Ed., 2013 ; Sîdî Abû Sa‘îd al-Bâjî (1156-1231), Tunis, Contraste Ed., 2015 ; Croire au Maghreb médiéval (xive -xve siècle). La sainteté en question, Paris, Cerf, 2019. Elle a, d’autre part, dirigé avec Rachida Chih et Denis Gril, Le prophète de l’islam, numéro thématique, Archives de sciences sociales des religions, 178, juil.-sept. EHESS, Paris, 2017.
«Dieu me proposa l’or, l’argent et le rubis ;
je Lui dis : « Seigneur, Ta Face est bien meilleure».
‘Â’isha al-Mannûbiyya [1]
je Lui dis : « Seigneur, Ta Face est bien meilleure».
‘Â’isha al-Mannûbiyya [1]
Introduction
Jusque-là, on connaissait surtout les « folles en Dieu » des premiers siècles de l’islam en Orient, dont la mémoire nous a été conservée par les nombreux dictionnaires biographiques et dont la folie en Dieu était devenue un véritable marqueur d’identité : Rayhâna al-Majnûna (« la folle »), Maymûna al-Sawdâ’ al-Majnûna al-‘Âqila (« la folle sage »), ou encore Zahrâ’ al-Wâliha (« l’éperdue d’amour ») [2] . Plus près de notre sainte se trouve Fâtima bt Abî l-Muthannâ, maître d’Ibn ‘Arabî (m. 1240) : « En la voyant, on aurait pu dire qu’elle était une demeurée (hamqâ’), à quoi elle répondait : « le demeuré est celui qui ne connaît pas son Seigneur » [3] .
Les fous en Dieu sont un type spirituel majeur en islam comme dans d’autres traditions religieuses ; leur sainteté paradoxale, partout où elle s’est manifestée, n’a pas laissé leurs contemporains indifférents [4] . La réception de la sainteté de ‘Â’isha al-Mannûbiyya (m. 1267) par la société de son temps en est un bel exemple. Que peut nous dire aujourd’hui la figure de sainteté incarnée par cette soufie ifrîqiyenne [5] du xiiie siècle dont la sainteté est, à bien des égards, « admirable » plutôt « qu’imitable » ? De surcroît une « ravie en Dieu » ayant suscité dans le Tunis de l’époque, polémique et condamnations, avant de recevoir une consécration, aussi bien par le commun que par les élites, et de connaître, dès le siècle suivant, une notoriété, puis un culte, qui ne devaient plus se démentir jusqu’à nos jours.
Ce culte, jadis focalisé sur sa tombe, aujourd’hui disparue, dans l’ancien cimetière al-Gorjani à Tunis, s’est reporté sur les deux sanctuaires qui lui sont dédiés et qui furent érigés au xixème siècle par les Beys Husseinites, l’un, à la Manouba (bourgade natale de la sainte, à quelques kilomètres à l’Ouest de Tunis), et l’autre, dans la capitale même, dans le quartier qui porte son nom (al-Sayyida – la Dame) sur les hauteurs de la ville, surplombant la Sebkha du Sijoumi à l’ouest, et le faubourg sud de la ville, à l’Est. La tradition shâdhilite [6] tunisoise tardive a faite sienne la Dame de Tunis, que sa légende présente comme une disciple directe de Shâdhilî ; les pratiques cultuelles hebdomadaires, parrainées par le maqâm (mausolée) de ce dernier, dans les deux sanctuaires dédiés à la sainte, consacrent ce lien et le maintiennent vivant [7] .
Un monument à la gloire de « Dame ‘Â’isha » : les Manâqib al-Sayyida
C’est grâce à une hagiographie (manâqib, littéralement « qualités, vertus, actions louables ») que nous connaissons cette sainte [8] . Ce texte, une des rares hagiographies consacrée à une sainte au Maghreb, fut rédigé en toute vraisemblance au xivème siècle, pratiquement au même moment où est fixée la Vie de Shâdhilî et où commence à se mettre en place la tradition hagiographique qui lui est liée ainsi qu’à ses disciples, une période qui connaît une intense production hagiographique.
Un récit primitif des Titres de gloire de Dame ‘Â’isha « composé de quarante cahiers », d’où l’hagiographe aurait puisé les prodiges post-mortem attribués à la sainte, circulait, semble-t-il, déjà à l’époque de la rédaction. Nous ignorons l’identité de l’auteur, imâm de la Mosquée de la Manouba, qui, comme nombre d’auteurs d’ouvrages de manâqib, cumule sciences exotériques et ésotériques. Le recueil se divise, de manière plutôt factice, en cinq chapitres, de longueur variable, le cinquième étant de loin le plus long ; on y trouve mêlés invariablement propos de jactance, prodiges, exhortations et sentences.
Proche, par l’usage de certaines formes dialectales, de ses sources orales, le recueil, comme du reste le genre manâqib, n’appartient pas moins à la tradition écrite ; il montre, d’autre part, que l’hagiographie islamique, à côté d’autres productions de la littérature dévote, véhicule et diffuse des notions et des idées que l’on croirait, à tort, uniquement réservées aux traités doctrinaux ou encore aux cercles étroits de quelques initiés. Ce texte, qui a gardé à travers les siècles une certaine stabilité, n’a cessé, depuis le xivème siècle, d’être recopié, y compris de la main de juristes mâlikites [9] et de prédicateurs renommés. Par leur nombre, leur caractère soigné et souvent exclusif à la sainte et les actes de donation à la Grande Mosquée de la Zitouna dont plusieurs ont fait l’objet par les Beys de Tunis et les plus hauts dignitaires de l’Etat, les copies qui nous sont parvenues attestent de la grande vénération portée à la Sayyida [10];
Une sainte en son milieu
‘Âisha al-Mannûbiyya est, à l’image de ces saints « fous en Dieu », réfractaire à toute tentative de l’enfermer dans un récit biographique, dans une trajectoire linéaire et repérable de vie ; de surcroît, cette dernière se réduit à quelques bribes que l’hagiographe laisse parcimonieusement échapper. Née vers 1198-9, à la Manouba, village faisant partie de la ceinture de vergers et de jardins entourant la ville de Tunis, son plat-pays, de parents dont seule l’identité nominale nous est donnée, ‘Â’isha est contemporaine de la lutte que les Almohades, héritiers spirituels du Mahdî Ibn Tûmart, et ses descendants Mu’minides du Maroc, livrent, en Ifrîqiya, aux Banû Ghâniya, derniers représentants des Almoravides, réfugiés aux Iles Baléares.
Son enfance et sa jeunesse sont ponctuées par les nombreuses disettes et famines que connaît le pays à l’époque, celle de 1220 ayant été particulièrement rigoureuse. La jeune femme assiste en 1229, à la naissance de l’Etat hafside et mourra dix ans avant la fin du règne d’al-Mustansir (r. 1249-1277) qui prit officiellement le titre califal et prolongea la période de paix, de sécurité et d’essor économique inaugurée par son père Abû Zakariyyâ’. Sur le plan religieux, soufisme et mâlikisme affirment de plus en plus leur présence. L’école spirituelle d’Abû Madyan (m. v. 1197-8) [11], cette figure emblématique du soufisme maghrébin et andalou, comptait de nombreux maîtres dans la capitale hafside où une solide culture soufie, dont on retrouve des traces dans l’hagiographie de la sainte, commençait à s’épanouir, nourrie du flux constant des hommes et des doctrines entre Orient et Occident musulmans.
Au récit de son hagiographe, ‘Âisha passe, très tôt, pour folle et s’attire les foudres et railleries de son entourage à la Manouba ; à l’âge de douze ans, elle reçoit la vision d’alKhadir (en qui l’on reconnaît généralement la figure coranique de la sourate 18 : 65-82, l’initiateur des saints et des prophètes), qui l’aborde sous les traits d’un jeune homme et lui annonce son intention de l’épouser : « Tu es inscrite sur mes registres depuis 3000 ans », lui dit-il. La fillette prend peur.
Craignant pour sa fille et afin de couper court aux ragots, son père décide de la marier, selon la coutume de l’époque, à son cousin germain ; ‘Â’isha refuse. On ignore à quelle date et dans quelles circonstances elle quitte sa bourgade natale de la Manouba pour s’installer à Tunis, dans une sorte de caravansérail, à l’une des portes de la ville, Bâb al-Fallâq, dans le faubourg sud. C’est de ce côté-ci de la ville qu’Abû l-Hasan al-Shâdhilî (m. 1258), avait également élu domicile lors de son séjour tunisois, de même que nombre de ses compagnons dont certains sont cités dans l’hagiographie de la sainte, ainsi que des soufis de la voie d’Abû Madyan.
L’hagiographie de ‘Âisha évoque ses retraites pieuses au Jabal Zaghouan (au Sud de Tunis sur la route la reliant à Kairouan) en compagnie notamment de son plus proche disciple ‘Uthmân al-Haddâd, ses errances parmi les tombes, ou encore sa fréquentation de la mosquée du Saule (masjid al-Safsâfa), l’un des hauts-lieux du soufisme tunisois de l’époque. ‘Â’isha nous est montrée vivant au milieu de ses contemporains et à l’écoute de leurs doléances.
Elle ne semble pas avoir exercé d’activité économique dont on ne trouve guère de trace dans l’hagiographie et aurait vécu des dons de ses contemporains, dons qu’elle redistribuait en aumônes aux plus pauvres. Son ravissement en Dieu (jadhb) lui avait attiré de nombreux reproches de la part de juristes de la capitale ; parmi ces griefs, le célibat – statut peu recommandable même s’il n’était pas exceptionnel – et la fréquentation des hommes, n’étaient pas des moindres ; on tenta même de lui appliquer le châtiment de lapidation. Doit-on conclure à une insertion difficile voire longue que l’hagiographie laisse, malgré tout, deviner ?
Quoi qu’il en soit, la reconnaissance de la sainte par le milieu dévot et savant de la ville, dont de nombreux représentants sont des rapporteurs d’anecdotes sur elle, ainsi que par le politique, finit par arriver et paraît avoir devancé celle des habitants de sa bourgade natale. Elle mourut septuagénaire en 1267 et fut enterrée à Tunis, dans le cimetière, disparu aujourd’hui, du Sharaf (ou encore d’al-Gurjânî), dans le faubourg de Bâb al-Manâra.
Mausolée de ‘Âisha al-Mannûbiyya
Legs marial et héritage prophétique
Dans l’hagiographie islamique, les saints « ravis » se voient attribuer des paroles paradoxales ainsi que des propos de jactance à travers lesquels se profile une expérience du divin ainsi qu’un modèle spirituel qui s’éclaire à l’aune de la doctrine de la sainteté en islam [12]. Dans les mufâkharât qui lui sont attribuées, ‘Â’isha se proclame « vicaire de Dieu », déclare tenir sa science directement de Lui, et s’enorgueillit d’avoir appris le Coran de Dieu lui-même ; dans la mystique musulmane de nombreux saints, tel Abû Yazîd al-Bistâmî (m. 874), voient le texte révélé « descendre » sur leur cœur, à l’image du Prophète, sans jamais l’avoir appris auprès d’un maître. Déjà se profile un type spirituel, celui du saint ummî (terme dont la polysémie dépasse la traduction minimaliste « d’illettré » à laquelle il est généralement réduit) [13]. Les dons et grâces qui lui viennent directement de Dieu, pur produit de l’amour divin, de la volonté et de l’élection divines, en font une autre Marie dont la figure coranique incarne le modèle par excellence de sainteté féminine en islam et dont ‘Â’isha revendique l’héritage ; qu’il s’agisse de Hakîm Tirmidhî (m. v. 910), de ‘Attâr (m. 1221 ou 1230) ou encore d’Ibn ‘Arabî, les maîtres du soufisme, suivant en cela le Prophète qui attesta de la perfection de Maryam, ont reconnu en la mère de Jésus le prototype de la sainteté la plus haute, entièrement soumise à la volonté divine, vivant sous son ombre, le cœur totalement orienté vers Dieu. ‘Â’isha revendique un triple legs marial, de gratification, de purification et d’élection.
« Je suis la déléguée de Dieu sur Sa terre et dans Ses cieux
Moi je n’ai pas reçu la voie par héritage,
mais comme un don de mon Seigneur ;
mon Seigneur m’a vue, m’a visitée et m’a prodigué
Ses dons.
J’ai hérité de Marie – paix sur elle – trois traits : le premier, la parole divine : « Car Dieu gratifie qui Il veut sans compter » [14] ; le deuxième, cet autre verset : « Ô Marie, d’où cela te vient-il ? Cela vient de Dieu, dit-elle » [15] et le troisième ce propos de Dieu – exalté soit-Il – : « Lors les anges dirent : « Marie, Dieu t’a élue et t’a purifiée : Il t’a élue sur les femmes des univers » [16].
Moi aussi, j’ai reçu trois qualités : Dieu m’a gratifiée, m’a parlé, m’a soutenue, m’a élue et m’a purifiée [17].
Moi je n’ai pas reçu la voie par héritage,
mais comme un don de mon Seigneur ;
mon Seigneur m’a vue, m’a visitée et m’a prodigué
Ses dons.
J’ai hérité de Marie – paix sur elle – trois traits : le premier, la parole divine : « Car Dieu gratifie qui Il veut sans compter » [14] ; le deuxième, cet autre verset : « Ô Marie, d’où cela te vient-il ? Cela vient de Dieu, dit-elle » [15] et le troisième ce propos de Dieu – exalté soit-Il – : « Lors les anges dirent : « Marie, Dieu t’a élue et t’a purifiée : Il t’a élue sur les femmes des univers » [16].
Moi aussi, j’ai reçu trois qualités : Dieu m’a gratifiée, m’a parlé, m’a soutenue, m’a élue et m’a purifiée [17].
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