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INTRODUCTION
1Le paradis jouit d’un statut particulier dans l’imaginaire arabo-musulman et ce pour deux raisons au moins. D’abord parce qu’il y est question de plaisirs inouïs, tant sur le plan matériel que sur le plan spirituel. Ensuite parce que l’exégèse classique, toutes tendances confondues, s’était longuement attardée sur les délices paradisiaques, déjà abondantes, dans le Coran. Dans les commentaires consacrés à la vie future, on trouve souvent des chapitres concernant la géographie physique du paradis, et les différentes délices que Dieu promet aux croyants bienfaiteurs. Il est des œuvres consacrées uniquement au paradis où tout élément de cette géographie et de ces délices fait l’objet d’un chapitre en bonne et due forme1. Voici à titre d’exemple la liste des chapitres d’une table de matière :
2L’œuvre dont est extraite cette table, est d’Ibn Quayem Aljawziya (m 751) de l’hégire2. En 1988 elle en était à sa quatrième édition. De telles œuvres sont souvent publiées en entier ou en partie, dans divers pays arabes sans annotations critiques. Parfois, ce ne sont que de petits opuscules, très répandus dans les milieux populaires3. Est-ce là une preuve que l’imaginaire arabo-musulman n’a pas beaucoup évolué depuis une quinzaine de siècles ? La question mérite bien d’être posée. Dans le travail que nous présentons ici, nous allons traiter d’une autre question non moins importante. Il s’agit en l’occurrence de la réalité des délices paradisiaques. Plus exactement du caractère nettement sensuel des jouissances promises aux bons croyants.
I. LE PARADIS DES JOUISSANCES MATERIELLES
3Comment se fait-il que dans le paradis, espace de spiritualité par excellence, il y ait du vin, du miel, du lait, et surtout du commerce avec les femmes ? L’œuvre de chair n’est-elle pas désacralisante ? N’est-elle pas aux yeux de certains le symbole du péché originel ? A vrai dire, la conscience populaire ne s’est jamais posé la question. Elle a toujours cru en ce qui est dit littéralement dans le Coran, dans la Tradition (les dires du prophète = hadiths) et dans tout ce qu’affirment commentateurs et exégètes traditionalistes. Par contre, la question était souvent objet de discussions très vives entre théologiens sunnites (orthodoxes), théologiens moutazilites (rationalistes), soufis, zanadikha (hérétiques), et philosophes. Ghazali, savant érudit appelé « L’argument de l’Islam » taxa d’incroyance les philosophes qui doutaient de la résurrection des corps et donnaient une interprétation figurée des délices et des tourments de la vie future4.
4Les penseurs sunnites, représentants de l’Islam officiel, avaient à défendre le Califat5 contre les « calomnies » des penseurs chrétiens et surtout contre les critiques de certains hérétiques, lesquelles critiques atteignaient parfois la provocation6. Ibn Arrawandi, appelé par ses adversaires Almoulhid (l’athée), dit sur un ton ironique : « Dieu n’a de remède que l’assassinat. Décrivant le paradis, il prétend qu’il y a des ruisseaux de lait au goût inaltérable, alors que ne le désire à peine que la personne affamée. Dieu cite le miel purifié tandis que personne ne le demande sans mélange, le gingembre qui n’est pas compté parmi les boissons délicieuses, et les vêtements de satin et de brocard, alors que du premier on ne fait pas de vêtements mais des nattes, tandis que le second n’est que, de la broderie peu raffinée. Celui, enfin, qui s’imagine au paradis portant des vêtements si grossiers serait comme un époux kurde ou Nabatéen »7.
5C’est peut être pour donner la réplique à des hérétiques si « insolents » que les écrivains sunnites tiennent à exhiber fort bien les aspects concrets des plaisirs paradisiaques, comme le montre clairement l’œuvre déjà citée d’Ibn Quayem Aljawziya. Ils le font sans oublier de signaler pour autant, qu’en fin de compte, le bonheur dans la vie future, relève de l’inconnaissable (Du GHAYB), d’un monde « que nul œil n’a vu, nulle oreille entendu, qui n’a jamais traversé le cœur humain ». Ghazali met à profit souvent ce Hadith non pour atténuer les couleurs trop prononcées des descriptions paradisiaques, soit dans le Coran, soit dans la Tradition, mais pour montrer la plénitude du bonheur au paradis et affirmer que rien n’empêche la puissance divine de faire en sorte que les Elus jouissent des délices matérielles et de l’extase spirituelle8.
6Mais la question, pèse apparemment plus lourd, sur la conscience des réformistes modernes qui tiennent à répondre aux accusations de plusieurs orientalistes européens, n’ayant de cesse de gloser sur ce thème. En réalité, ils n’ont pas tout à fait tort, puisque depuis l’époque des croisades, l’occident « se scandalise des descriptions alléchantes du paradis de Mahomet »9. Au temps des croisades en effet, l’acharnement idéologique des chrétiens contre l’Islam était très fort parce que, aux yeux de ces derniers Mohammad « ne peut être qu’imposteur, mystificateur lubrique (parce que polygame), qui attire ses zélateurs à travers les images lascives du paradis qu’il leur promet »10. Kazimerski, auteur d’une traduction du Coran très répandue depuis la fin XIXème siècle, qualifie de « grossiers et sensuels » les plaisirs du paradis islamique11.
Quelques années plus tard Carra de Vaux, à qui nous devons plusieurs articles de l’Encyclopédie de l’Islam, va plus loin, considérant toute l’eschatologie musulmane comme « la plus grossière » et « la plus enfantine » (dépourvue de tout intérêt philosophique) mais qu’il convient de ne pas négliger car elle a « l’intérêt du folklore » (sic)12. Certes un Jacques Berque (le regretté) ou un Maxime Rodinson ne pourraient de nos jours tenir pareils propos. Mais il reste néanmoins que même des orientalistes sympathisants, devant les données brutes du Coran, et devant l’hypertrophie sensualiste de l’exégèse traditionaliste, se sentent quelque peu désarmés.
Ils ne peuvent défendre facilement les valeurs spirituelles de l’eschatologie musulmane. Louis Gardet, dans sa préface à la seconde édition de la thèse de Soubhi Essalah rappelle, comme pour suggérer l’accord des trois grandes religions monothéistes sur la question, que le dernier mot revient au hadith qui rejoint la même inspiration du prophète Isaïe, selon lequel le paradis relève d’un monde « que nul œil n’a vu... ». Abdelkader Almaghribi, exhortant ses confrères musulmans à une nouvelle interprétation du Coran, dit en substance : « Ils n’est pas bon pour nous musulmans de ne pas répondre aux accusations des occidentaux, surtout à ceux qui parmi eux détestent les musulmans, abhorrent leur religion, et s’appuient dans leurs calomnies sur les jouissances du paradis. Ils suggèrent ainsi que l’Islam serait une religion incompatible avec le civisme et le progrès13. Aussi le cheikh Almaghribi s’emploie-t-il non sans difficulté, à prouver le caractère figuré des plaisirs paradisiaques. En réalité, les réformistes modernes n’ont pas la tâche facile. Ils ont pris sur eux, depuis la fin du XVIIIème siècle (début de ce qu’on appelle la Nahadha. (la renaissance), de « sauver l’Islam ». Il s’agit pour eux de relever le défi occidental en réinterprétant le Coran – du moins certains versets – de façon à ce qu’il ne paraisse pas en contradiction flagrante avec les sciences modernes, sans heurter de front la susceptibilité du « lobby » traditionaliste, faute de quoi ils risqueraient gros. Disons pour résumer, qu’ils ont à mener la bataille sur deux fronts. Celui des orientalistes armés de savoirs scientifiques modernes très efficaces.
Celui également des penseurs musulmans traditionalistes dotés d’une autorité très forte dans tous les appareils idéologiques de l’Etat. L’enjeu est de taille, parce qu’il porte sur un texte sacré, certes ouvert à l’interprétation, mais jusqu’à certaines limites naturellement. En effet, les versets coraniques traitant du paradis, comme d’ailleurs de l’enfer, sont trop détaillés et explicites pour souffrir une interprétation toute spirituelle. Preuve en sont les quelques données statistiques que voici : dans le Coran, il est question de ruisseaux (d’une eau limpide, d’un vin délicieux, d’un miel purifié, du lait au goût inaltérable) 42 fois ; de vin 10 fois ; de fruit en général 11 fois ; de chair d’oiseau 1 fois ; de lits (ornés d’or et de pierreries) 5 fois ; de bracelets (d’or et d’argent) 5fois ; de divans (bien ornés) 3 fois ; de tapis (doublés de brocart) 2 fois ; de vêtements (de satin et de brocart) 5 fois ; de garçons ou d’éphèbe (éternellement jeunes) ; 3 fois ; d’épouses (purifiées) ou de houris 11 fois au moins et j’en passe.
Devant de telles occurrences, ce serait heurter le bon sens que de prendre toutes les expressions au sens figuré, ou pour que cela soit plausible, supposer que les premiers destinataires, du message coranique, aussi bien que la majorité des exégètes musulmans n’aient rien compris au Coran. Soubhi Essalah a bien raison de dire que « nul n’a pu dans le monde musulman supprimer la réalité concrète des délices et des tourments ». Nous pouvons ajouter que nul ne pourrait le faire, ni dans le monde musulman, ni dans le monde occidental à moins de forcer impitoyablement le texte ou supposer que les musulmans n’ont pas « cru à leurs mythes » et faire fi du contexte de l’énonciation. Mais si personne ne peut nier objectivement la réalité concrète des délices paradisiaques, peut-on inférer de cela que le « paradis de Mahomet est grossier », vulgaire et dénué de toute dimension spirituelle ? Pas du tout ! Nous pensons, en fait, que le problème était et continue à être mal posé.
Quels que soient les partis pris idéologiques et les divergences religieuses, il y a à notre avis deux principes de base à respecter. Le premier est que l’interprétation a des limites. Autrement quiconque peut faire dire à n’importe quel texte n’importe quoi. Le deuxième est que toute interprétation, pour qu’elle soit légitime doit tenir compte du contexte. Le contexte historique d’abord, sur lequel insiste à juste titre Jacqueline Chabbi. C’est ce qu’elle appelle, parlant des origines du monde musulman, « la mise en contexte ». Il s’agit dit-elle « de ne plus continuer à traiter des faits de récits comme de faits advenus avant d’en avoir posé les conditions d’existence dans un contexte donné. A négliger cela, on tombe invariablement dans l’extrapolation la plus débridée »14. Ensuite le contexte « textuel » au sens entendu dans les approches pragmatiques.
Partant de ces deux principes, nous allons essayer de montrer à quel point l’attitude orientaliste en général, concernant la matérialité des délices paradisiaques, est loin d’être soutenable. Nous montrerons également que l’attitude spiritualisante des réformistes modernes est loin d’être défendable. Pour ce faire nous avons choisi un exemple révélateur, tant il permet de dévoiler facilement les errements des uns et des autres. Il s’agit des épouses que Dieu promet aux bienfaiteurs dans le paradis.
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INTRODUCTION
1Le paradis jouit d’un statut particulier dans l’imaginaire arabo-musulman et ce pour deux raisons au moins. D’abord parce qu’il y est question de plaisirs inouïs, tant sur le plan matériel que sur le plan spirituel. Ensuite parce que l’exégèse classique, toutes tendances confondues, s’était longuement attardée sur les délices paradisiaques, déjà abondantes, dans le Coran. Dans les commentaires consacrés à la vie future, on trouve souvent des chapitres concernant la géographie physique du paradis, et les différentes délices que Dieu promet aux croyants bienfaiteurs. Il est des œuvres consacrées uniquement au paradis où tout élément de cette géographie et de ces délices fait l’objet d’un chapitre en bonne et due forme1. Voici à titre d’exemple la liste des chapitres d’une table de matière :
- De la preuve de l’existence du paradis maintenant...
- Du nombre des portes du paradis...
- De la clé du paradis...
- Du sable du paradis...
- Du vent du paradis...
- Des ruisseaux et des puits du paradis...
- De la nourriture des gens du paradis...
- De la vaisselle des gens du paradis...
- Des vêtements des gens du paradis, de leurs bijoux, de leurs lits, de leurs oreillers, et de leurs tapis.
- Des garçons des gens du paradis et de leurs éphèbes.
- Des femmes des gens du paradis, de leurs catégories, de leur beauté...
- Du mariage des gens du paradis, de la pénétration et du plaisir orgasmique le plus intense que cela leur procure...
- De la musique au paradis et du chant des Houris et de ce qu’il procure comme joie et réjouissance...
- Des montures des gens du paradis..
- Du marché du paradis...
- Du fait que les femmes au paradis sont plus nombreuses que les hommes, et du fait qu’il en est de même dans l’enfer.
- Du fait que les jouissances paradisiaques dépassent l’entendement...
- Du fait que les gens du paradis verront leur Dieu au sens propre du mot, comme on voit la pleine lune, et qu’il se manifestera à eux riant.
2L’œuvre dont est extraite cette table, est d’Ibn Quayem Aljawziya (m 751) de l’hégire2. En 1988 elle en était à sa quatrième édition. De telles œuvres sont souvent publiées en entier ou en partie, dans divers pays arabes sans annotations critiques. Parfois, ce ne sont que de petits opuscules, très répandus dans les milieux populaires3. Est-ce là une preuve que l’imaginaire arabo-musulman n’a pas beaucoup évolué depuis une quinzaine de siècles ? La question mérite bien d’être posée. Dans le travail que nous présentons ici, nous allons traiter d’une autre question non moins importante. Il s’agit en l’occurrence de la réalité des délices paradisiaques. Plus exactement du caractère nettement sensuel des jouissances promises aux bons croyants.
I. LE PARADIS DES JOUISSANCES MATERIELLES
3Comment se fait-il que dans le paradis, espace de spiritualité par excellence, il y ait du vin, du miel, du lait, et surtout du commerce avec les femmes ? L’œuvre de chair n’est-elle pas désacralisante ? N’est-elle pas aux yeux de certains le symbole du péché originel ? A vrai dire, la conscience populaire ne s’est jamais posé la question. Elle a toujours cru en ce qui est dit littéralement dans le Coran, dans la Tradition (les dires du prophète = hadiths) et dans tout ce qu’affirment commentateurs et exégètes traditionalistes. Par contre, la question était souvent objet de discussions très vives entre théologiens sunnites (orthodoxes), théologiens moutazilites (rationalistes), soufis, zanadikha (hérétiques), et philosophes. Ghazali, savant érudit appelé « L’argument de l’Islam » taxa d’incroyance les philosophes qui doutaient de la résurrection des corps et donnaient une interprétation figurée des délices et des tourments de la vie future4.
4Les penseurs sunnites, représentants de l’Islam officiel, avaient à défendre le Califat5 contre les « calomnies » des penseurs chrétiens et surtout contre les critiques de certains hérétiques, lesquelles critiques atteignaient parfois la provocation6. Ibn Arrawandi, appelé par ses adversaires Almoulhid (l’athée), dit sur un ton ironique : « Dieu n’a de remède que l’assassinat. Décrivant le paradis, il prétend qu’il y a des ruisseaux de lait au goût inaltérable, alors que ne le désire à peine que la personne affamée. Dieu cite le miel purifié tandis que personne ne le demande sans mélange, le gingembre qui n’est pas compté parmi les boissons délicieuses, et les vêtements de satin et de brocard, alors que du premier on ne fait pas de vêtements mais des nattes, tandis que le second n’est que, de la broderie peu raffinée. Celui, enfin, qui s’imagine au paradis portant des vêtements si grossiers serait comme un époux kurde ou Nabatéen »7.
5C’est peut être pour donner la réplique à des hérétiques si « insolents » que les écrivains sunnites tiennent à exhiber fort bien les aspects concrets des plaisirs paradisiaques, comme le montre clairement l’œuvre déjà citée d’Ibn Quayem Aljawziya. Ils le font sans oublier de signaler pour autant, qu’en fin de compte, le bonheur dans la vie future, relève de l’inconnaissable (Du GHAYB), d’un monde « que nul œil n’a vu, nulle oreille entendu, qui n’a jamais traversé le cœur humain ». Ghazali met à profit souvent ce Hadith non pour atténuer les couleurs trop prononcées des descriptions paradisiaques, soit dans le Coran, soit dans la Tradition, mais pour montrer la plénitude du bonheur au paradis et affirmer que rien n’empêche la puissance divine de faire en sorte que les Elus jouissent des délices matérielles et de l’extase spirituelle8.
6Mais la question, pèse apparemment plus lourd, sur la conscience des réformistes modernes qui tiennent à répondre aux accusations de plusieurs orientalistes européens, n’ayant de cesse de gloser sur ce thème. En réalité, ils n’ont pas tout à fait tort, puisque depuis l’époque des croisades, l’occident « se scandalise des descriptions alléchantes du paradis de Mahomet »9. Au temps des croisades en effet, l’acharnement idéologique des chrétiens contre l’Islam était très fort parce que, aux yeux de ces derniers Mohammad « ne peut être qu’imposteur, mystificateur lubrique (parce que polygame), qui attire ses zélateurs à travers les images lascives du paradis qu’il leur promet »10. Kazimerski, auteur d’une traduction du Coran très répandue depuis la fin XIXème siècle, qualifie de « grossiers et sensuels » les plaisirs du paradis islamique11.
Quelques années plus tard Carra de Vaux, à qui nous devons plusieurs articles de l’Encyclopédie de l’Islam, va plus loin, considérant toute l’eschatologie musulmane comme « la plus grossière » et « la plus enfantine » (dépourvue de tout intérêt philosophique) mais qu’il convient de ne pas négliger car elle a « l’intérêt du folklore » (sic)12. Certes un Jacques Berque (le regretté) ou un Maxime Rodinson ne pourraient de nos jours tenir pareils propos. Mais il reste néanmoins que même des orientalistes sympathisants, devant les données brutes du Coran, et devant l’hypertrophie sensualiste de l’exégèse traditionaliste, se sentent quelque peu désarmés.
Ils ne peuvent défendre facilement les valeurs spirituelles de l’eschatologie musulmane. Louis Gardet, dans sa préface à la seconde édition de la thèse de Soubhi Essalah rappelle, comme pour suggérer l’accord des trois grandes religions monothéistes sur la question, que le dernier mot revient au hadith qui rejoint la même inspiration du prophète Isaïe, selon lequel le paradis relève d’un monde « que nul œil n’a vu... ». Abdelkader Almaghribi, exhortant ses confrères musulmans à une nouvelle interprétation du Coran, dit en substance : « Ils n’est pas bon pour nous musulmans de ne pas répondre aux accusations des occidentaux, surtout à ceux qui parmi eux détestent les musulmans, abhorrent leur religion, et s’appuient dans leurs calomnies sur les jouissances du paradis. Ils suggèrent ainsi que l’Islam serait une religion incompatible avec le civisme et le progrès13. Aussi le cheikh Almaghribi s’emploie-t-il non sans difficulté, à prouver le caractère figuré des plaisirs paradisiaques. En réalité, les réformistes modernes n’ont pas la tâche facile. Ils ont pris sur eux, depuis la fin du XVIIIème siècle (début de ce qu’on appelle la Nahadha. (la renaissance), de « sauver l’Islam ». Il s’agit pour eux de relever le défi occidental en réinterprétant le Coran – du moins certains versets – de façon à ce qu’il ne paraisse pas en contradiction flagrante avec les sciences modernes, sans heurter de front la susceptibilité du « lobby » traditionaliste, faute de quoi ils risqueraient gros. Disons pour résumer, qu’ils ont à mener la bataille sur deux fronts. Celui des orientalistes armés de savoirs scientifiques modernes très efficaces.
Celui également des penseurs musulmans traditionalistes dotés d’une autorité très forte dans tous les appareils idéologiques de l’Etat. L’enjeu est de taille, parce qu’il porte sur un texte sacré, certes ouvert à l’interprétation, mais jusqu’à certaines limites naturellement. En effet, les versets coraniques traitant du paradis, comme d’ailleurs de l’enfer, sont trop détaillés et explicites pour souffrir une interprétation toute spirituelle. Preuve en sont les quelques données statistiques que voici : dans le Coran, il est question de ruisseaux (d’une eau limpide, d’un vin délicieux, d’un miel purifié, du lait au goût inaltérable) 42 fois ; de vin 10 fois ; de fruit en général 11 fois ; de chair d’oiseau 1 fois ; de lits (ornés d’or et de pierreries) 5 fois ; de bracelets (d’or et d’argent) 5fois ; de divans (bien ornés) 3 fois ; de tapis (doublés de brocart) 2 fois ; de vêtements (de satin et de brocart) 5 fois ; de garçons ou d’éphèbe (éternellement jeunes) ; 3 fois ; d’épouses (purifiées) ou de houris 11 fois au moins et j’en passe.
Devant de telles occurrences, ce serait heurter le bon sens que de prendre toutes les expressions au sens figuré, ou pour que cela soit plausible, supposer que les premiers destinataires, du message coranique, aussi bien que la majorité des exégètes musulmans n’aient rien compris au Coran. Soubhi Essalah a bien raison de dire que « nul n’a pu dans le monde musulman supprimer la réalité concrète des délices et des tourments ». Nous pouvons ajouter que nul ne pourrait le faire, ni dans le monde musulman, ni dans le monde occidental à moins de forcer impitoyablement le texte ou supposer que les musulmans n’ont pas « cru à leurs mythes » et faire fi du contexte de l’énonciation. Mais si personne ne peut nier objectivement la réalité concrète des délices paradisiaques, peut-on inférer de cela que le « paradis de Mahomet est grossier », vulgaire et dénué de toute dimension spirituelle ? Pas du tout ! Nous pensons, en fait, que le problème était et continue à être mal posé.
Quels que soient les partis pris idéologiques et les divergences religieuses, il y a à notre avis deux principes de base à respecter. Le premier est que l’interprétation a des limites. Autrement quiconque peut faire dire à n’importe quel texte n’importe quoi. Le deuxième est que toute interprétation, pour qu’elle soit légitime doit tenir compte du contexte. Le contexte historique d’abord, sur lequel insiste à juste titre Jacqueline Chabbi. C’est ce qu’elle appelle, parlant des origines du monde musulman, « la mise en contexte ». Il s’agit dit-elle « de ne plus continuer à traiter des faits de récits comme de faits advenus avant d’en avoir posé les conditions d’existence dans un contexte donné. A négliger cela, on tombe invariablement dans l’extrapolation la plus débridée »14. Ensuite le contexte « textuel » au sens entendu dans les approches pragmatiques.
Partant de ces deux principes, nous allons essayer de montrer à quel point l’attitude orientaliste en général, concernant la matérialité des délices paradisiaques, est loin d’être soutenable. Nous montrerons également que l’attitude spiritualisante des réformistes modernes est loin d’être défendable. Pour ce faire nous avons choisi un exemple révélateur, tant il permet de dévoiler facilement les errements des uns et des autres. Il s’agit des épouses que Dieu promet aux bienfaiteurs dans le paradis.
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