Jad Hatem
L’individualisation de la relation religieuse
Volume 16, numéro 2, 2008
Éditeur(s)
Faculté de théologie et de sciences des religions, Université de Montréal
Résumé de l'article
Après avoir acquis son titre de référence des amants, la figure de Majnûn Laylâ a été mobilisée par la mystique pour exprimer l’amour pur, à savoir l’union à Dieu en dépit de l’absence. À l’instar du Majnûn de la légende arabe, qui s’est enfoncé sans recours et jusqu’à la folie dans l’amour désespéré, celui de la mystique voue à Dieu une dilection sans bénéfice. Dans le roman que Nizâmî lui consacre, deux rêves, l’un du personnage principal, l’autre d’un compagnon, viennent rétablir l’équilibre. Dans le premier, de teneur subjective, l’amant est consacré roi, ce qui est de nature à concevoir un accomplissement au sein même de l’absence; dans le second, la réunion des amants dans la mort redéfinit le paradis comme le lieu de l’union.
Citer cet article
Hatem, J. (2008). Amour pur et union en dépit de l’absence dans Laylî u Majnûn de Nizâmî. Théologiques, 16 (2), 67–85. https://doi.org/10.7202/001715ar
Ce document est protégé par la loi sur le droit d’auteur. L’utilisation des services d’Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d’utilisation que vous pouvez consulter en ligne.
https://apropos.erudit.org/fr/usager...-dutilisation/
Cet article est diffusé et préservé par Érudit.
Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l’Université de Montréal, l’Université Laval et l’Université du Québec à Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche.
Amour pur et union en dépit de l’absence dans Laylî u Majnûn de Nizâmî
Jad HATEM*
Philosophie et mystique comparée
Université Saint-Joseph
Quand, en 1188, Nizâmî reprend à son compte la légende de Majnûn dans Laylî u Majnûn, il n’entend pas seulement l’orner des fastes dont sont capables son génie et la poésie persane. C’est en penseur frotté d’idées mystiques qu’il aborde la légende arabe à laquelle il est le premier à conférer le statut de roman courtois. Bien que le poète ne fût pas reçu officiellement dans un ordre, son oeuvre porte la marque de l’influence soufie. Je m’efforcerai de dégager les éléments mystiques du roman en marquant sa signification ascétique et le sens de l’amour qu’il véhicule, amour d’identification à l’Aimé en dépit de son absence. Toutefois, le trait singulier du roman, par contraste avec la légende arabe dont il s’inspire, tient au fait qu’une union dans la présence est affirmée, mais à travers le rêve, comme une réalisation dans l’infini, en tout cas par-delà le monde.
1. Amour, fantasme et réalité
De manière significative, Nizâmî voit en la passion amoureuse l’ivresse qu’on ne peut réprimer, le signe de la plus grande passivité. Qays s’y noie avant même de savoir ce que c’est, ce qui revient à dire, d’une part, qu’il ignore qu’à ce mot correspond ce sentiment et, d’autre part, qu’il est submergé par la vague déferlante avant même de réaliser ce qui lui arrive et qu’il faille enfin lui conférer le mot de ’ishq (Hatem 2000). L’amour acquiert sur lui un tel empire qu’il lui conquiert immédiatement station d’ivresse qui est perte de soi. Nizâmî veut que la jeune Laylâ (condisciple de Qays) éprouve la même morsure. C’est pourquoi il exprime l’événement en termes d’inter-possession : ils boivent simultanément à la coupe enivrante. Puisqu’ils sont deux, chacun ne se perd que pour retrouver l’autre. De quelle nature est cette inter-possession1 ? Deux modalités en sont repérables. L’une se décline dans la visibilité et l’épaisseur du monde
où la coïncidence se cherche dans la conspatialité et l’étreinte charnelle.
L’autre, qui n’est pas objet de quête ou de revendication, se donne entièrement dans l’étreinte spirituelle qui fait fi du visage de l’aimée, étreinte qui domine à ce stade, d’autant que Nizâmî précise que le monde extérieur et la salle de classe s’effacent de la conscience des amants submergés par l’extase.
Mais il appartient à l’essence de l’amour d’être animé de deux formes de désir, dès lors que l’inter-possession vient à faire défaut selon ses deux modalités : si l’amant ne s’estime pas aimé d’une affection égale à la sienne,
s’allume en lui le désir de l’étreinte par le sentiment. Si maintenant l’amour est partagé, il aspire à se réaliser également dans la visibilité du monde, car on demande d’un amour qui illumine le coeur qu’il aille également illuminer le monde. Mais dans ce cas, le risque est que la proximité extramondaine
s’inverse en éloignement dans le monde.
C’est le leitmotiv du roman que rien ne dure sous le soleil. Le monde est frappé au coin de l’éphémère et la vie n’est qu’un conte, un éclair dans la nuit, une illusion. Il en résulte que le désir est, par nature, contrarié par le destin. N’est-ce pas laisser soupçonner que l’amour de Majnûn et de Laylâ exemplifie, en dépit de son unicité, une réalité universelle ? Certes, même ici des motifs qui relèvent de la psychologie peuvent être allégués.
Le jeune Qays prend conscience du caractère incertain de tout ce qui advient dans le monde en considérant la beauté miraculeuse de l’aimée et la convoitise qu’elle suscite déjà alentour. Il était donc prévisible que, la voyant, Ibn Salâm s’en éprendrait et demanderait sa main. Toutefois, ces impulsions relèvent de la contingence (celui-ci plutôt que celui-là). C’est la structure
générale de l’être qui imprime aux relations le caractère de l’impermanence.
Est-ce à dire que l’intériorité est préservée de tout fléchissement ?
L’expérience le démentirait. En première approximation, je crois l’idée de Nizâmî voisine : elle invite à conclure que toute variation affective dépend d’influences extérieures. Et c’est précisément parce qu’il s’est définitivement fermé à de telles influences que Qays met sa passion à l’abri de toute intrusion, lors même qu’elle occupe tout l’espace que l’extériorité revendiquait comme sien : en effet, la carapace de la monade craque et révèle l’à-vif de son âme — ouverture qui permet d’« affectiver » tout l’être, autrement dit, de modifier en intensités « laylifiées » les relations extensives sociales et naturelles.
Parce que son ensauvagement est proprement démondanéisation et que sa folie affiche l’identification de la pure immanence à l’amour pur, la souplesse et la fluidité de sa vie affective se trouvent disqualifiées au profit d’une fidélité sans faille parmi les choses périssables. C’est cette rigidité que Majnûn appelle fatalité. L’ouverture ne laisse rien pénétrer. En réalité, le mot ne convient que pour la manifestation du sentiment. Le mouvement est plutôt d’expansion. En revanche, c’est la fixation de l’identité sociale qui se trouve annulée. Que le jeune Qays attire l’opprobre sur la famille de Laylâ, qu’il se perde lui-même en la perdant, qu’en lui se dissolve la distinction du bien et du mal ou que l’impression le hante qu’il a été comme effacé du livre de la vie, qu’il finisse par préférer la compagnie des bêtes, qu’il semble un démon en forme humaine, tout cela traduit la liquéfaction de son identité sociale qui passe entièrement dans le regard
multiplié d’autrui — allant de l’oubli pur et simple à la permutation du nom: de Qays à Majnûn.
Mais qu’en est-il lorsque la fatalité alléguée se retourne sur elle-même dans le mouvement d’appropriation de l’affect ? La passion amoureuse s’apparaîtra comme inaltérable, inentamable, et donc perpétuelle. C’est pourquoi, en deuxième approximation, le lecteur apprend de Nizâmî que le temps passe, tandis que la véritable passion amoureuse persiste. La vie de ce monde n’est, pour la plus grande part, qu’une succession d’illusions et de déceptions. Mais la véritable passion amoureuse est réelle, si bien que les flammes qui la consument brûlent à jamais, sans commencement ni fin.
Soudain, une créature, l’amour humain, est élevé à un rang supranaturel, voire divin, si bien qu’il maintient dans l’orbe de l’être la chose évanescente et la plus chère. Déjà libéré du monde, il revêt une condition métaphysique.
Nûrî se trompait donc en tenant la passion pour un état transitoire. Il eût été mieux inspiré de définir en ces termes l’aspiration amoureuse et nostalgique dénommée shawq, appelée à disparaître aussitôt qu’on atteint l’aimé (Ibn Qayyim al-Jawziyya 1956, 29). Il est à remarquer que cet état n’exige pas la réciprocité (à moins que la poésie de l’amant ne soit elle-même
réponse de l’aimée). Majnûn ne distingue pas se consumer et briller, car le combustible ne lui paraît pas devoir faire défaut. De fait, le combustible relève du divin. Majnûn s’est en quelque sorte quintessencié ou plutôt resubstantié par une sorte de réduction phénoménologique à l’être pur qui s’avère être passion amoureuse : « De mon être l’amour est l’essence, Il est ce feu dont je suis le brandon » (224, v. 11).
Dans le cas de Majnûn comme chez maints spirituels, cette réduction emprunte la forme de l’ascèse : jeûnes et macérations (privation des plaisirs que procure le monde) au profit de la purification, voire renoncement aux grâces (privation des joies que procureraient Laylâ et Dieu). Que dans cet ordre le topos corresponde à la pensée intime du poète persan, le lecteur
s’en avise qui étend son enquête jusque dans l’essai qui fait partie de la Pentalogie nizâmîenne, à savoir Makhzan ul-asrâr. Y domine l’appel adressé à l’homme (qui est poussière) de renoncer, moyennant les austérités, au monde, lequel, éphémère, ne mérite que mépris :
Puisque nous devons retourner à la poussière, pourquoi passer au-dessus de cette terre ? Ne piétine personne parce que le destin en a piétiné plus d’un comme toi. Nul n’a vécu en ce monde à jamais, nul n’a détenu ce décret de la vie éternelle. Ne marche pas sur cette épine, lève-toi, protège-toi contre elle. Ce séjour impermanent qui est le tien est un lieu de peur ; pourquoi rester
en un tel endroit ? Ce monde est transitoire, ne le considère pas éternel.
(Nizâmî 1987, 124-125)
Rien qui ne consonne avec le roman courtois, mais aussi rien qui coïncide avec les formes supérieures de la mystique de la passion amoureuse ou de l’identité. Pour confirmer ces banalités que reproduisent tous les traités de spiritualité, Nizâmî confie à la religion le soin d’assurer le salut : «La nature n’a pas les moyens de t’amener au salut. Dans la cage de l’oiseau, il n’y a que peu de vie […]. Se détourner des désirs est la souveraineté, y renoncer totalement est le pouvoir prophétique […]. Fuis pour ton salut vers le sanctuaire de la religion, afin d’être libéré de soucis au jour de la résurrection » (105). Ailleurs, il invite son lecteur à recevoir en son âme les lois religieuses (166).
Certes Majnûn fait montre de fanatisme dans l’abandon du monde qui dépasse les injonctions somme toutes mesurées du Makhzan ul-asrâr. Il y a comme un degré juste au-dessus du renoncement aux valeurs du monde (zuhd fî l-dunyâ), qui consiste en la sortie de la civilité et l’entrée dans un anachorétisme sauvage dont l’islam n’offre pas beaucoup d’exemples. Mais cette supériorité d’un degré ne change rien quant à l’essentiel, à savoir que le roman demeure fidèle à la ligne de l’ascèse. Les illustrateurs l’ont bien vu qui ont représenté le personnage en fakir, demeurant néanmoins en deçà du texte qui le décrit, lors de la visite que lui fait l’amateur de poésie Sallâm, nu de la tête aux pieds, en conformité avec le paradigme du renonçant absolu de type indien.
Un autre argument permet de retenir le substrat intellectuel du roman dans la littérature ascétique, et par là dans le registre des grandeurs moyennes : manquent au roman les
percutantes sentences d’identification qui ont assuré la transition vers la reprise en mystique du thème majnûnien. La remémoration constante de Laylâ n’atteint pas la conscience d’extinction, elle figure seulement l’expulsion de ce qui n’est pas elle, voire de l’égo de Majnûn, en faveur de l’apprésentation de l’aimée, ce que produit exactement l’exercice spirituel du dhikr : l’avènement de la passion qui a investi la maison l’a expulsé de son site. Il n’y existe plus. Seule y réside l’aimée, ce pour quoi il peut dire que sa vie est mesurée par elle (Leylî u Majnûn, 224, v. 13-17).
C’est qu’il a déjà prononcé la sentence d’identification : « Je suis toi, un seul coeur pour deux personnes » (215, v. 10).
On voit pourtant qu’on ne saurait réduire la folie de Majnûn à un exercice d’ascèse quand il est expression de la passion. Quand bien même celle-là est théoriquement fondée sans rapport à celle-ci (puisque le monde perd comme tel toute valeur), elle lui doit d’être son effet. On ne se trompe sans doute pas en tenant qu’il est dans l’intention de Nizâmî de rendre l’ascèse
de Majnûn analogue à celle des spirituels. Mais on est en droit de douter que son personnage voie en son aimée Dieu lui-même ou un simple moyen dont il se sert pour atteindre Dieu, thèmes traités ostensiblement par Jâmî.
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L’individualisation de la relation religieuse
Volume 16, numéro 2, 2008
Éditeur(s)
Faculté de théologie et de sciences des religions, Université de Montréal
Résumé de l'article
Après avoir acquis son titre de référence des amants, la figure de Majnûn Laylâ a été mobilisée par la mystique pour exprimer l’amour pur, à savoir l’union à Dieu en dépit de l’absence. À l’instar du Majnûn de la légende arabe, qui s’est enfoncé sans recours et jusqu’à la folie dans l’amour désespéré, celui de la mystique voue à Dieu une dilection sans bénéfice. Dans le roman que Nizâmî lui consacre, deux rêves, l’un du personnage principal, l’autre d’un compagnon, viennent rétablir l’équilibre. Dans le premier, de teneur subjective, l’amant est consacré roi, ce qui est de nature à concevoir un accomplissement au sein même de l’absence; dans le second, la réunion des amants dans la mort redéfinit le paradis comme le lieu de l’union.
Citer cet article
Hatem, J. (2008). Amour pur et union en dépit de l’absence dans Laylî u Majnûn de Nizâmî. Théologiques, 16 (2), 67–85. https://doi.org/10.7202/001715ar
Ce document est protégé par la loi sur le droit d’auteur. L’utilisation des services d’Érudit (y compris la reproduction) est assujettie à sa politique d’utilisation que vous pouvez consulter en ligne.
https://apropos.erudit.org/fr/usager...-dutilisation/
Cet article est diffusé et préservé par Érudit.
Érudit est un consortium interuniversitaire sans but lucratif composé de l’Université de Montréal, l’Université Laval et l’Université du Québec à Montréal. Il a pour mission la promotion et la valorisation de la recherche.
Amour pur et union en dépit de l’absence dans Laylî u Majnûn de Nizâmî
Jad HATEM*
Philosophie et mystique comparée
Université Saint-Joseph
Quand, en 1188, Nizâmî reprend à son compte la légende de Majnûn dans Laylî u Majnûn, il n’entend pas seulement l’orner des fastes dont sont capables son génie et la poésie persane. C’est en penseur frotté d’idées mystiques qu’il aborde la légende arabe à laquelle il est le premier à conférer le statut de roman courtois. Bien que le poète ne fût pas reçu officiellement dans un ordre, son oeuvre porte la marque de l’influence soufie. Je m’efforcerai de dégager les éléments mystiques du roman en marquant sa signification ascétique et le sens de l’amour qu’il véhicule, amour d’identification à l’Aimé en dépit de son absence. Toutefois, le trait singulier du roman, par contraste avec la légende arabe dont il s’inspire, tient au fait qu’une union dans la présence est affirmée, mais à travers le rêve, comme une réalisation dans l’infini, en tout cas par-delà le monde.
1. Amour, fantasme et réalité
De manière significative, Nizâmî voit en la passion amoureuse l’ivresse qu’on ne peut réprimer, le signe de la plus grande passivité. Qays s’y noie avant même de savoir ce que c’est, ce qui revient à dire, d’une part, qu’il ignore qu’à ce mot correspond ce sentiment et, d’autre part, qu’il est submergé par la vague déferlante avant même de réaliser ce qui lui arrive et qu’il faille enfin lui conférer le mot de ’ishq (Hatem 2000). L’amour acquiert sur lui un tel empire qu’il lui conquiert immédiatement station d’ivresse qui est perte de soi. Nizâmî veut que la jeune Laylâ (condisciple de Qays) éprouve la même morsure. C’est pourquoi il exprime l’événement en termes d’inter-possession : ils boivent simultanément à la coupe enivrante. Puisqu’ils sont deux, chacun ne se perd que pour retrouver l’autre. De quelle nature est cette inter-possession1 ? Deux modalités en sont repérables. L’une se décline dans la visibilité et l’épaisseur du monde
où la coïncidence se cherche dans la conspatialité et l’étreinte charnelle.
L’autre, qui n’est pas objet de quête ou de revendication, se donne entièrement dans l’étreinte spirituelle qui fait fi du visage de l’aimée, étreinte qui domine à ce stade, d’autant que Nizâmî précise que le monde extérieur et la salle de classe s’effacent de la conscience des amants submergés par l’extase.
Mais il appartient à l’essence de l’amour d’être animé de deux formes de désir, dès lors que l’inter-possession vient à faire défaut selon ses deux modalités : si l’amant ne s’estime pas aimé d’une affection égale à la sienne,
s’allume en lui le désir de l’étreinte par le sentiment. Si maintenant l’amour est partagé, il aspire à se réaliser également dans la visibilité du monde, car on demande d’un amour qui illumine le coeur qu’il aille également illuminer le monde. Mais dans ce cas, le risque est que la proximité extramondaine
s’inverse en éloignement dans le monde.
C’est le leitmotiv du roman que rien ne dure sous le soleil. Le monde est frappé au coin de l’éphémère et la vie n’est qu’un conte, un éclair dans la nuit, une illusion. Il en résulte que le désir est, par nature, contrarié par le destin. N’est-ce pas laisser soupçonner que l’amour de Majnûn et de Laylâ exemplifie, en dépit de son unicité, une réalité universelle ? Certes, même ici des motifs qui relèvent de la psychologie peuvent être allégués.
Le jeune Qays prend conscience du caractère incertain de tout ce qui advient dans le monde en considérant la beauté miraculeuse de l’aimée et la convoitise qu’elle suscite déjà alentour. Il était donc prévisible que, la voyant, Ibn Salâm s’en éprendrait et demanderait sa main. Toutefois, ces impulsions relèvent de la contingence (celui-ci plutôt que celui-là). C’est la structure
générale de l’être qui imprime aux relations le caractère de l’impermanence.
Est-ce à dire que l’intériorité est préservée de tout fléchissement ?
L’expérience le démentirait. En première approximation, je crois l’idée de Nizâmî voisine : elle invite à conclure que toute variation affective dépend d’influences extérieures. Et c’est précisément parce qu’il s’est définitivement fermé à de telles influences que Qays met sa passion à l’abri de toute intrusion, lors même qu’elle occupe tout l’espace que l’extériorité revendiquait comme sien : en effet, la carapace de la monade craque et révèle l’à-vif de son âme — ouverture qui permet d’« affectiver » tout l’être, autrement dit, de modifier en intensités « laylifiées » les relations extensives sociales et naturelles.
Parce que son ensauvagement est proprement démondanéisation et que sa folie affiche l’identification de la pure immanence à l’amour pur, la souplesse et la fluidité de sa vie affective se trouvent disqualifiées au profit d’une fidélité sans faille parmi les choses périssables. C’est cette rigidité que Majnûn appelle fatalité. L’ouverture ne laisse rien pénétrer. En réalité, le mot ne convient que pour la manifestation du sentiment. Le mouvement est plutôt d’expansion. En revanche, c’est la fixation de l’identité sociale qui se trouve annulée. Que le jeune Qays attire l’opprobre sur la famille de Laylâ, qu’il se perde lui-même en la perdant, qu’en lui se dissolve la distinction du bien et du mal ou que l’impression le hante qu’il a été comme effacé du livre de la vie, qu’il finisse par préférer la compagnie des bêtes, qu’il semble un démon en forme humaine, tout cela traduit la liquéfaction de son identité sociale qui passe entièrement dans le regard
multiplié d’autrui — allant de l’oubli pur et simple à la permutation du nom: de Qays à Majnûn.
Mais qu’en est-il lorsque la fatalité alléguée se retourne sur elle-même dans le mouvement d’appropriation de l’affect ? La passion amoureuse s’apparaîtra comme inaltérable, inentamable, et donc perpétuelle. C’est pourquoi, en deuxième approximation, le lecteur apprend de Nizâmî que le temps passe, tandis que la véritable passion amoureuse persiste. La vie de ce monde n’est, pour la plus grande part, qu’une succession d’illusions et de déceptions. Mais la véritable passion amoureuse est réelle, si bien que les flammes qui la consument brûlent à jamais, sans commencement ni fin.
Soudain, une créature, l’amour humain, est élevé à un rang supranaturel, voire divin, si bien qu’il maintient dans l’orbe de l’être la chose évanescente et la plus chère. Déjà libéré du monde, il revêt une condition métaphysique.
Nûrî se trompait donc en tenant la passion pour un état transitoire. Il eût été mieux inspiré de définir en ces termes l’aspiration amoureuse et nostalgique dénommée shawq, appelée à disparaître aussitôt qu’on atteint l’aimé (Ibn Qayyim al-Jawziyya 1956, 29). Il est à remarquer que cet état n’exige pas la réciprocité (à moins que la poésie de l’amant ne soit elle-même
réponse de l’aimée). Majnûn ne distingue pas se consumer et briller, car le combustible ne lui paraît pas devoir faire défaut. De fait, le combustible relève du divin. Majnûn s’est en quelque sorte quintessencié ou plutôt resubstantié par une sorte de réduction phénoménologique à l’être pur qui s’avère être passion amoureuse : « De mon être l’amour est l’essence, Il est ce feu dont je suis le brandon » (224, v. 11).
Dans le cas de Majnûn comme chez maints spirituels, cette réduction emprunte la forme de l’ascèse : jeûnes et macérations (privation des plaisirs que procure le monde) au profit de la purification, voire renoncement aux grâces (privation des joies que procureraient Laylâ et Dieu). Que dans cet ordre le topos corresponde à la pensée intime du poète persan, le lecteur
s’en avise qui étend son enquête jusque dans l’essai qui fait partie de la Pentalogie nizâmîenne, à savoir Makhzan ul-asrâr. Y domine l’appel adressé à l’homme (qui est poussière) de renoncer, moyennant les austérités, au monde, lequel, éphémère, ne mérite que mépris :
Puisque nous devons retourner à la poussière, pourquoi passer au-dessus de cette terre ? Ne piétine personne parce que le destin en a piétiné plus d’un comme toi. Nul n’a vécu en ce monde à jamais, nul n’a détenu ce décret de la vie éternelle. Ne marche pas sur cette épine, lève-toi, protège-toi contre elle. Ce séjour impermanent qui est le tien est un lieu de peur ; pourquoi rester
en un tel endroit ? Ce monde est transitoire, ne le considère pas éternel.
(Nizâmî 1987, 124-125)
Rien qui ne consonne avec le roman courtois, mais aussi rien qui coïncide avec les formes supérieures de la mystique de la passion amoureuse ou de l’identité. Pour confirmer ces banalités que reproduisent tous les traités de spiritualité, Nizâmî confie à la religion le soin d’assurer le salut : «La nature n’a pas les moyens de t’amener au salut. Dans la cage de l’oiseau, il n’y a que peu de vie […]. Se détourner des désirs est la souveraineté, y renoncer totalement est le pouvoir prophétique […]. Fuis pour ton salut vers le sanctuaire de la religion, afin d’être libéré de soucis au jour de la résurrection » (105). Ailleurs, il invite son lecteur à recevoir en son âme les lois religieuses (166).
Certes Majnûn fait montre de fanatisme dans l’abandon du monde qui dépasse les injonctions somme toutes mesurées du Makhzan ul-asrâr. Il y a comme un degré juste au-dessus du renoncement aux valeurs du monde (zuhd fî l-dunyâ), qui consiste en la sortie de la civilité et l’entrée dans un anachorétisme sauvage dont l’islam n’offre pas beaucoup d’exemples. Mais cette supériorité d’un degré ne change rien quant à l’essentiel, à savoir que le roman demeure fidèle à la ligne de l’ascèse. Les illustrateurs l’ont bien vu qui ont représenté le personnage en fakir, demeurant néanmoins en deçà du texte qui le décrit, lors de la visite que lui fait l’amateur de poésie Sallâm, nu de la tête aux pieds, en conformité avec le paradigme du renonçant absolu de type indien.
Un autre argument permet de retenir le substrat intellectuel du roman dans la littérature ascétique, et par là dans le registre des grandeurs moyennes : manquent au roman les
percutantes sentences d’identification qui ont assuré la transition vers la reprise en mystique du thème majnûnien. La remémoration constante de Laylâ n’atteint pas la conscience d’extinction, elle figure seulement l’expulsion de ce qui n’est pas elle, voire de l’égo de Majnûn, en faveur de l’apprésentation de l’aimée, ce que produit exactement l’exercice spirituel du dhikr : l’avènement de la passion qui a investi la maison l’a expulsé de son site. Il n’y existe plus. Seule y réside l’aimée, ce pour quoi il peut dire que sa vie est mesurée par elle (Leylî u Majnûn, 224, v. 13-17).
C’est qu’il a déjà prononcé la sentence d’identification : « Je suis toi, un seul coeur pour deux personnes » (215, v. 10).
On voit pourtant qu’on ne saurait réduire la folie de Majnûn à un exercice d’ascèse quand il est expression de la passion. Quand bien même celle-là est théoriquement fondée sans rapport à celle-ci (puisque le monde perd comme tel toute valeur), elle lui doit d’être son effet. On ne se trompe sans doute pas en tenant qu’il est dans l’intention de Nizâmî de rendre l’ascèse
de Majnûn analogue à celle des spirituels. Mais on est en droit de douter que son personnage voie en son aimée Dieu lui-même ou un simple moyen dont il se sert pour atteindre Dieu, thèmes traités ostensiblement par Jâmî.
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