La pluralité en islam
Mohammad Ali Amir-Moezzi
Directeur d’études à l’EPHE
L’islam n’est pas un, monolithique. Il ne l’a jamais été. C’est une évidence qu’il convient de rappeler, aujourd’hui plus que jamais, peut-être plus aux musulmans eux-mêmes qu’à d’autres. Comme pour toutes les grandes religions, cette pluralité est de différentes natures. Elle est d’abord d’ordre historique. Sur ce plan, on pourrait dire qu’il y a trois islams :
L’islam de l’origine
D’abord l’islam de l’origine, celui du prophète Muhammad (mort en 632); objectivement, nous ne le connaissons que très peu, puisque ce que nous en savons provient presque exclusivement des représentations que cherchaient à en donner les auteurs musulmans dont les plus anciens écrivaient, dans leur très grande majorité, près de deux siècles après les événements. Or, le contexte dans lequel oeuvraient ces lettrés était totalement différent de celui qui avait vu naître la religion du prophète arabe. Les guerres civiles incessantes, les grandes conquêtes, la formation d’un immense empire, les innombrables clivages politico-religieux et la mise en place progressive d’une orthodoxie avaient immanquablement marqué les esprits et déterminé les images que l’on voulait donner du passé afin de justifier le présent et préparer l’avenir. Après plus d’un siècle de recherches en philologie historique, les islamologues savent que la compréhension même de la langue du Coran en était également modifiée. Le milieu originel des révélations muhammadiennes, tribal, arabe, voire plus précisément hidjazien – régions de la Mecque et de Médine – imprégné de croyances ancestrales mais aussi d’anciennes religions proche et moyen-orientales présentes en Arabie, le judaïsme, le christianisme et le manichéisme notamment, constituait déjà un monde oublié ou à faire oublier pour une communauté désormais composée majoritairement de non-Arabes issus de sociétés non tribales et menée par des dirigeants qui cherchaient à démontrer, parfois de manière aggressive, l’autonomie de la nouvelle religion, et bientôt sa supériorité, par rapport aux religions antérieures.
L’islam des clercs
Il y a ensuite l’islam des clercs, les professionnels et les gestionnaires du religieux ; les élaborateurs de la loi canonique qui, alliés aux anciens commerçants devenus guerriers et conquérants, ont, à juste titre, ressenti le pressant besoin en réglementations d’immenses terres conquises, de colossales fortunes acquises, d’innombrables peuples soumis. Là encore, les sanglants conflits fratricides et les conquêtes auraient été des facteurs décisifs. Elaborer les lois de la guerre sainte, définir les limites de la foi et de l’incroyance, la volonté de faire de l’arabe la langue administrative pour ne plus dépendre des fonctionnaires issus de Byzance et de la Perse, la mise en place des règles concernant les « Gens du Livre », surtout juifs et chrétiens, devenus des « protégés tributaires » (dhimmî) pour souligner le caractère indépendant et victorieux de l’islam, la détermination de divers impôts et taxes, dits religieux, notamment la taxe de capitation et la taxe foncière, ou encore la rédaction finale des écrits scripturaires, distingués progressivement en Coran et traditions prophétiques, en vue de la constitution d’une orthodoxie et d’une orthopraxie, tout cela marqua les premières étapes de la lente prise de pouvoir des docteurs de la Loi, dès l’époque omeyyade (661-750). Cet islam, entraînant souvent les masses, se croyait autosuffisant; satisfait de lui-même, il se voulait fermé, puisque supérieur à toute autre culture.
L’islam des non-clercs
Enfin, on pourrait parler d’un islam des non-clercs : celui des historiens et historiographes, poètes, géographes, hommes de lettres, philosophes, mystiques, médecins, scientifiques, philologues et grammairiens, artistes et architectes… Beaucoup d’entre eux furent aussi théologiens, juristes, exégètes ou juges. Cependant, issus presque toujours de peuples conquis, ils ont été les représentants d’un islam ouvert, curieux, en quête de connaissance, de nouveautés, d’adaptations et d’assimilations. Découvreurs, traducteurs, commentateurs et transmetteurs de cultures antiques – gréco-alexandrine, syro-byzantine, iranienne, indienne…–, ce sont principalement ces derniers qui, en le payant parfois très cher, firent de l’islam, souvent à travers de sublimes travaux herméneutiques, une culture et une civilisation parmi les plus remarquables de l’histoire de l’humanité.
La civilisation musulmane
Ce dernier point révèle une autre pluralité culturelle, ethnique, géographique ; en effet, l’islam n’est pas seulement une religion mais aussi une civilisation qui, dans sa richesse et sa complexité, a servi de fondement, depuis de nombreux siècles, à plusieurs cultures ayant chacune son histoire propre, et qu’on a pris l’habitude d’appeler au singulier la civilisation musulmane. Mais comment peut-on parler au singulier lorsqu’il s’agit de terres qui vont du Maghreb à l’Indonésie, en passant par l’Afrique noire, les Balkans, l’Asie Centrale ou le subcontinent indien ? Mis à part un nombre très limité de pratiques et de croyances communes, les choses divergent, parfois fondamentalement, d’une culture à l’autre. L’islam mauritanien est très différent de l’islam iranien et un musulman albanais se reconnaîtrait difficilement dans les croyances d’un Turkmène ou d’un Malgache. Considéré sous cet angle, il y a autant d’islams que de cultures existant entre musulmans. En outre, ceux-ci sont composés d’une majorité de Sunnites – à peu près quatre cinquièmes –, d’une minorité de Shi’ites – près du cinquième – et d’un tout petit nombre de Khârijites, surtout actuellement en Afrique du Nord. Chacune de ces familles est en plus parcourue de nombreux courants de pensée, tendances spirituelles, écoles juridiques et théologiques. Mis à part les intégristes Wahhabites et leurs acolytes volontaires ou involontaires niant violemment ces pluralités, aussi bien lettrés et savants musulmans que chercheurs scientifiques ont toujours su que celles-ci constituent la principale raison des richesses innombrables de l’islam.
Mohammad Ali Amir-Moezzi
Directeur d’études à l’EPHE
L’islam n’est pas un, monolithique. Il ne l’a jamais été. C’est une évidence qu’il convient de rappeler, aujourd’hui plus que jamais, peut-être plus aux musulmans eux-mêmes qu’à d’autres. Comme pour toutes les grandes religions, cette pluralité est de différentes natures. Elle est d’abord d’ordre historique. Sur ce plan, on pourrait dire qu’il y a trois islams :
L’islam de l’origine
D’abord l’islam de l’origine, celui du prophète Muhammad (mort en 632); objectivement, nous ne le connaissons que très peu, puisque ce que nous en savons provient presque exclusivement des représentations que cherchaient à en donner les auteurs musulmans dont les plus anciens écrivaient, dans leur très grande majorité, près de deux siècles après les événements. Or, le contexte dans lequel oeuvraient ces lettrés était totalement différent de celui qui avait vu naître la religion du prophète arabe. Les guerres civiles incessantes, les grandes conquêtes, la formation d’un immense empire, les innombrables clivages politico-religieux et la mise en place progressive d’une orthodoxie avaient immanquablement marqué les esprits et déterminé les images que l’on voulait donner du passé afin de justifier le présent et préparer l’avenir. Après plus d’un siècle de recherches en philologie historique, les islamologues savent que la compréhension même de la langue du Coran en était également modifiée. Le milieu originel des révélations muhammadiennes, tribal, arabe, voire plus précisément hidjazien – régions de la Mecque et de Médine – imprégné de croyances ancestrales mais aussi d’anciennes religions proche et moyen-orientales présentes en Arabie, le judaïsme, le christianisme et le manichéisme notamment, constituait déjà un monde oublié ou à faire oublier pour une communauté désormais composée majoritairement de non-Arabes issus de sociétés non tribales et menée par des dirigeants qui cherchaient à démontrer, parfois de manière aggressive, l’autonomie de la nouvelle religion, et bientôt sa supériorité, par rapport aux religions antérieures.
L’islam des clercs
Il y a ensuite l’islam des clercs, les professionnels et les gestionnaires du religieux ; les élaborateurs de la loi canonique qui, alliés aux anciens commerçants devenus guerriers et conquérants, ont, à juste titre, ressenti le pressant besoin en réglementations d’immenses terres conquises, de colossales fortunes acquises, d’innombrables peuples soumis. Là encore, les sanglants conflits fratricides et les conquêtes auraient été des facteurs décisifs. Elaborer les lois de la guerre sainte, définir les limites de la foi et de l’incroyance, la volonté de faire de l’arabe la langue administrative pour ne plus dépendre des fonctionnaires issus de Byzance et de la Perse, la mise en place des règles concernant les « Gens du Livre », surtout juifs et chrétiens, devenus des « protégés tributaires » (dhimmî) pour souligner le caractère indépendant et victorieux de l’islam, la détermination de divers impôts et taxes, dits religieux, notamment la taxe de capitation et la taxe foncière, ou encore la rédaction finale des écrits scripturaires, distingués progressivement en Coran et traditions prophétiques, en vue de la constitution d’une orthodoxie et d’une orthopraxie, tout cela marqua les premières étapes de la lente prise de pouvoir des docteurs de la Loi, dès l’époque omeyyade (661-750). Cet islam, entraînant souvent les masses, se croyait autosuffisant; satisfait de lui-même, il se voulait fermé, puisque supérieur à toute autre culture.
L’islam des non-clercs
Enfin, on pourrait parler d’un islam des non-clercs : celui des historiens et historiographes, poètes, géographes, hommes de lettres, philosophes, mystiques, médecins, scientifiques, philologues et grammairiens, artistes et architectes… Beaucoup d’entre eux furent aussi théologiens, juristes, exégètes ou juges. Cependant, issus presque toujours de peuples conquis, ils ont été les représentants d’un islam ouvert, curieux, en quête de connaissance, de nouveautés, d’adaptations et d’assimilations. Découvreurs, traducteurs, commentateurs et transmetteurs de cultures antiques – gréco-alexandrine, syro-byzantine, iranienne, indienne…–, ce sont principalement ces derniers qui, en le payant parfois très cher, firent de l’islam, souvent à travers de sublimes travaux herméneutiques, une culture et une civilisation parmi les plus remarquables de l’histoire de l’humanité.
La civilisation musulmane
Ce dernier point révèle une autre pluralité culturelle, ethnique, géographique ; en effet, l’islam n’est pas seulement une religion mais aussi une civilisation qui, dans sa richesse et sa complexité, a servi de fondement, depuis de nombreux siècles, à plusieurs cultures ayant chacune son histoire propre, et qu’on a pris l’habitude d’appeler au singulier la civilisation musulmane. Mais comment peut-on parler au singulier lorsqu’il s’agit de terres qui vont du Maghreb à l’Indonésie, en passant par l’Afrique noire, les Balkans, l’Asie Centrale ou le subcontinent indien ? Mis à part un nombre très limité de pratiques et de croyances communes, les choses divergent, parfois fondamentalement, d’une culture à l’autre. L’islam mauritanien est très différent de l’islam iranien et un musulman albanais se reconnaîtrait difficilement dans les croyances d’un Turkmène ou d’un Malgache. Considéré sous cet angle, il y a autant d’islams que de cultures existant entre musulmans. En outre, ceux-ci sont composés d’une majorité de Sunnites – à peu près quatre cinquièmes –, d’une minorité de Shi’ites – près du cinquième – et d’un tout petit nombre de Khârijites, surtout actuellement en Afrique du Nord. Chacune de ces familles est en plus parcourue de nombreux courants de pensée, tendances spirituelles, écoles juridiques et théologiques. Mis à part les intégristes Wahhabites et leurs acolytes volontaires ou involontaires niant violemment ces pluralités, aussi bien lettrés et savants musulmans que chercheurs scientifiques ont toujours su que celles-ci constituent la principale raison des richesses innombrables de l’islam.
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