Jacques Berque. Une sociologie vaste et profonde
Par Réda Benkirane
Dans un article paru dans la revue suisse Le Temps stratégique une semaine avant sa mort survenue le 27 juin 1995, Jacques Berque explorait, en un texte magistral, une question immense : Quel islam ?
Il nous a paru important à double titre de rappeler ce dernier écrit de Berque ; tout d’abord, par son ampleur et sa profondeur, ce texte tisse des ramifications qui portent loin le regard, signalant les dimensions enchevêtrées (culturelle, politique, sociale, etc.) de la question posée. Par ailleurs, à lui seul, ce texte pourrait résumer l’ensemble d’une œuvre culminante avec un essai de traduction du Coran 2. D’une certaine manière, on peut percevoir ce court texte-synthèse, accessible à un large public, comme une sorte de testament intellectuel où Jacques Berque a exprimé ses dernières pensées, dans le contexte d’une décennie belliqueuse et destructive pour tout le bassin méditerranéen .
A celui qui ignore le monde de l’Islam ou qui persiste encore à le penser mal (c’est-à-dire à le percevoir/représenter, au Nord comme au Sud, de façon unidimensionnelle) ce texte de Berque est aussi en soi une voie d’approche. L’auteur de L’Orient second a une manière toute particulière d’élever le niveau de connaissance de son lecteur. Son style, toujours, mobilise les facultés d’intelligence et de sensibilité ; il y réussit à tel point que le lecteur finit lui-même par identifier (et se démarquer) des généralisations — et des spécialisations — abusives auxquelles nous ont habitués les médias ainsi que — il faut ici le déplorer — certains chercheurs de l’islam politique.
Car il y a eu une tendance fâcheuse, cette dernière décennie, à représenter le monde arabo-musulman uniquement sous le prisme politique. Ce danger d’un « tout politique » est également un péril endogène qui a fait le malheur de l’arabisme et aujourd’hui de l’islamisme. A force de réduire l’Islam à l’islam politique, les analystes, autant que les praticiens de la mouvance dite islamiste, ont pavé la voie à l’incompréhension réciproque. Beaucoup d’observateurs estiment qu’une frange de politologues, à force de focaliser uniquement sur une frange de l’islam politique, a fini par la nourrir pour aboutir à cette confusion tenace entre Islam et islamisme. Ceci a été relayé par les médias et l’édition à grands tirages et aux titres simplificateurs. Des deux côtés de la Méditerranée, on s’est activé à entretenir cette confusion, en optant pour les mises en équation sommaires. Il n’y a pas eu de progrès dans la connaissance si ce n’est une production significative de l’air du temps, un matériel relevant plus de la scène du renseignement ou d’un journalisme de bonne facture que de la recherche scientifique à proprement parler. Les exemples de cette focalisation dangereuse sont très nombreux et il n’y a pas place ici pour les détailler3.
L’hypothèse centrale de Berque postulait que les Arabes se dirigeaient au XXe siècle « du sacral à l’historique », hypothèse qu’il faudrait réexaminer sous l’éclairage de son œuvre ultime et majeure, la traduction du Coran. Or de la démarche islamiste, Berque nous dit qu’elle ne lui aura servi à rien dans ce travail, car il n’y a pas trouvé de production pertinente sur les études coraniques. La désacralisation est donc une donnée historique incontestable et l’islamisme (ou islam politique) n’en est que la manifestation la plus récente. « La connaissance orientale que je m’efforçais de ranimer, je ne lui voulais rien de commun, pour le meilleur et pour le pire, avec l’exposé de Sciences Po ou l’enquête journalistique. Je la voulais fondamentale » précise encore Berque dans ses Mémoires des deux rives 4. C’est justement à une connaissance à la fois dynamique et fondamentale — rétrospective, introspective et prospective — qu’appelle de façon urgente le monde du XXIe siècle. En ce sens, le dernier texte de Berque en appelle à une créativité qui fait défaut autant au nord qu’au sud de la Méditerranée : au lieu donc de politiser le civilisationnel, mieux vaudrait civiliser le politique, tel est en substance le message que nous a adressé Jacques Berque juste avant de nous quitter, manière selon lui de refonder le système mondial sur des bases sûres à partir d’intangibles principes universels. Il semble à cet égard que nous n’ayons tiré aucune leçon de la guerre du Golfe — première version démonstrative de la guerre de l’information — dont nous récoltons depuis une décennie les fruits empoisonnés et dont d’une certaine manière nous observons actuellement le prolongement sur de nouveaux fronts.
Hélas, la conception géopolitique des religions et des cultures (sans parler de leur marchandisation), qui a concouru à la fortune récente d’une théorie en sciences politiques5, a fait de celles-ci des sources de conflit alors qu’elles sont d’abord des matrices, sources d’inépuisables richesses pour une société du savoir — amenée demain à se propager — basée sur un mode de production radicalement nouveau, celui de l’abondance et de l’échange du bien immatériel.
Du point de vue des sciences sociales, la sociologie de Berque fut, à n’en pas douter, en avance sur son temps. Il semble en effet que l’ère du savoir hyperspécialisé qui a régné à l’Université depuis une trentaine d’années touche à sa fin. La multidisciplinarité, la transdisciplinarité et, mieux encore, le remembrement de disciplines scientifiques jusque-là séparées au sein des facultés universitaires sont devenus un impératif incontournable pour le développement des sciences de la matière, du calcul et du vivant. Il n’y a pas d’autre voie pour aborder la complexité du monde, irréductible à la vision déterministe et mécaniste, vestige de sciences « dures » d’un autre âge. L’astrophysicien qui s’attache à l’étude de la formation de l’univers, des galaxies et des étoiles, travaille aujourd’hui main dans la main avec le physicien des particules qui observe le comportement étrange des particules subatomiques. L’infiniment grand et l’infiniment petit convergent inévitablement lorsqu’il faut considérer les origines de l’univers. A l’échelle de l’humanité, où les religions et les civilisations sont des résumés d’univers, pareilles dynamiques d’émergence sont à l’œuvre ; le phénomène le plus significatif auquel on assiste actuellement est l’interférence — souvent constructive — entre le local et le global. Or de l’aveu même des physiciens, des mathématiciens, des biologistes, il n’y a pas plus irréductible/imprévisible que le comportement d’une société, il n’y a pas d’objet plus complexe au sein de l’univers que le cerveau de l’homme... Il semble donc que les sciences sociales dites « douces » soient condamnées à se délester de l’ancien paradigme, réductionniste, à l’origine de la spécialisation et de la technicité croissantes du savoir. Que l’on soit bien compris : ce n’est pas la fin de la spécialité dont il s’agit, mais celle-ci requiert dorénavant des aptitudes à pouvoir relier des savoirs d’autres disciplines, d’analyser en « zoomant » du macro- au microscopique, de « contextualiser » pour décrire avec rigueur autant le tout que la partie.
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Par Réda Benkirane
« L’ampleur de l’embrassement, la multiplicité des angles de vue pouvaient seules à mes yeux fonder l’étude d’une société. Or comment sur tant d’objets garder un ton uni, déverser la même compétence ? »
Jacques Berque, Mémoire des deux rives. 1
Il nous a paru important à double titre de rappeler ce dernier écrit de Berque ; tout d’abord, par son ampleur et sa profondeur, ce texte tisse des ramifications qui portent loin le regard, signalant les dimensions enchevêtrées (culturelle, politique, sociale, etc.) de la question posée. Par ailleurs, à lui seul, ce texte pourrait résumer l’ensemble d’une œuvre culminante avec un essai de traduction du Coran 2. D’une certaine manière, on peut percevoir ce court texte-synthèse, accessible à un large public, comme une sorte de testament intellectuel où Jacques Berque a exprimé ses dernières pensées, dans le contexte d’une décennie belliqueuse et destructive pour tout le bassin méditerranéen .
A celui qui ignore le monde de l’Islam ou qui persiste encore à le penser mal (c’est-à-dire à le percevoir/représenter, au Nord comme au Sud, de façon unidimensionnelle) ce texte de Berque est aussi en soi une voie d’approche. L’auteur de L’Orient second a une manière toute particulière d’élever le niveau de connaissance de son lecteur. Son style, toujours, mobilise les facultés d’intelligence et de sensibilité ; il y réussit à tel point que le lecteur finit lui-même par identifier (et se démarquer) des généralisations — et des spécialisations — abusives auxquelles nous ont habitués les médias ainsi que — il faut ici le déplorer — certains chercheurs de l’islam politique.
Car il y a eu une tendance fâcheuse, cette dernière décennie, à représenter le monde arabo-musulman uniquement sous le prisme politique. Ce danger d’un « tout politique » est également un péril endogène qui a fait le malheur de l’arabisme et aujourd’hui de l’islamisme. A force de réduire l’Islam à l’islam politique, les analystes, autant que les praticiens de la mouvance dite islamiste, ont pavé la voie à l’incompréhension réciproque. Beaucoup d’observateurs estiment qu’une frange de politologues, à force de focaliser uniquement sur une frange de l’islam politique, a fini par la nourrir pour aboutir à cette confusion tenace entre Islam et islamisme. Ceci a été relayé par les médias et l’édition à grands tirages et aux titres simplificateurs. Des deux côtés de la Méditerranée, on s’est activé à entretenir cette confusion, en optant pour les mises en équation sommaires. Il n’y a pas eu de progrès dans la connaissance si ce n’est une production significative de l’air du temps, un matériel relevant plus de la scène du renseignement ou d’un journalisme de bonne facture que de la recherche scientifique à proprement parler. Les exemples de cette focalisation dangereuse sont très nombreux et il n’y a pas place ici pour les détailler3.
L’hypothèse centrale de Berque postulait que les Arabes se dirigeaient au XXe siècle « du sacral à l’historique », hypothèse qu’il faudrait réexaminer sous l’éclairage de son œuvre ultime et majeure, la traduction du Coran. Or de la démarche islamiste, Berque nous dit qu’elle ne lui aura servi à rien dans ce travail, car il n’y a pas trouvé de production pertinente sur les études coraniques. La désacralisation est donc une donnée historique incontestable et l’islamisme (ou islam politique) n’en est que la manifestation la plus récente. « La connaissance orientale que je m’efforçais de ranimer, je ne lui voulais rien de commun, pour le meilleur et pour le pire, avec l’exposé de Sciences Po ou l’enquête journalistique. Je la voulais fondamentale » précise encore Berque dans ses Mémoires des deux rives 4. C’est justement à une connaissance à la fois dynamique et fondamentale — rétrospective, introspective et prospective — qu’appelle de façon urgente le monde du XXIe siècle. En ce sens, le dernier texte de Berque en appelle à une créativité qui fait défaut autant au nord qu’au sud de la Méditerranée : au lieu donc de politiser le civilisationnel, mieux vaudrait civiliser le politique, tel est en substance le message que nous a adressé Jacques Berque juste avant de nous quitter, manière selon lui de refonder le système mondial sur des bases sûres à partir d’intangibles principes universels. Il semble à cet égard que nous n’ayons tiré aucune leçon de la guerre du Golfe — première version démonstrative de la guerre de l’information — dont nous récoltons depuis une décennie les fruits empoisonnés et dont d’une certaine manière nous observons actuellement le prolongement sur de nouveaux fronts.
Hélas, la conception géopolitique des religions et des cultures (sans parler de leur marchandisation), qui a concouru à la fortune récente d’une théorie en sciences politiques5, a fait de celles-ci des sources de conflit alors qu’elles sont d’abord des matrices, sources d’inépuisables richesses pour une société du savoir — amenée demain à se propager — basée sur un mode de production radicalement nouveau, celui de l’abondance et de l’échange du bien immatériel.
Du point de vue des sciences sociales, la sociologie de Berque fut, à n’en pas douter, en avance sur son temps. Il semble en effet que l’ère du savoir hyperspécialisé qui a régné à l’Université depuis une trentaine d’années touche à sa fin. La multidisciplinarité, la transdisciplinarité et, mieux encore, le remembrement de disciplines scientifiques jusque-là séparées au sein des facultés universitaires sont devenus un impératif incontournable pour le développement des sciences de la matière, du calcul et du vivant. Il n’y a pas d’autre voie pour aborder la complexité du monde, irréductible à la vision déterministe et mécaniste, vestige de sciences « dures » d’un autre âge. L’astrophysicien qui s’attache à l’étude de la formation de l’univers, des galaxies et des étoiles, travaille aujourd’hui main dans la main avec le physicien des particules qui observe le comportement étrange des particules subatomiques. L’infiniment grand et l’infiniment petit convergent inévitablement lorsqu’il faut considérer les origines de l’univers. A l’échelle de l’humanité, où les religions et les civilisations sont des résumés d’univers, pareilles dynamiques d’émergence sont à l’œuvre ; le phénomène le plus significatif auquel on assiste actuellement est l’interférence — souvent constructive — entre le local et le global. Or de l’aveu même des physiciens, des mathématiciens, des biologistes, il n’y a pas plus irréductible/imprévisible que le comportement d’une société, il n’y a pas d’objet plus complexe au sein de l’univers que le cerveau de l’homme... Il semble donc que les sciences sociales dites « douces » soient condamnées à se délester de l’ancien paradigme, réductionniste, à l’origine de la spécialisation et de la technicité croissantes du savoir. Que l’on soit bien compris : ce n’est pas la fin de la spécialité dont il s’agit, mais celle-ci requiert dorénavant des aptitudes à pouvoir relier des savoirs d’autres disciplines, d’analyser en « zoomant » du macro- au microscopique, de « contextualiser » pour décrire avec rigueur autant le tout que la partie.
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