Je reprends ici un article en date du 31.08.04 du quotidien LE MONDE.
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Il anime une émission sur Al-Jazira, dirige un site Internet et prêche le "centrisme musulman". Mais certaines des positions du cheik qatari dérangent. Rencontre.
Si l'islam mondial avait un chef, ce serait lui. On le voit partout. Les médias ont démultiplié la silhouette bonhomme de ce vieillard de 76 ans. Ils ont propulsé sur les écrans son regard malicieux derrière des lunettes argentées, sa barbe blanche et son turban d'ouléma formé à Al-Azhar, prestigieuse université égyptienne.
Youssouf Al-Qaradâwi est une puissance à lui tout seul. Il règne sur près de dix millions de musulmans, ceux qui regardent, le dimanche soir, son émission vedette sur la chaîne Al-Jazira, "Ach-Chari'a wa'l Hayat", "La charia et la vie". Il préside islam***********, principal site musulman en arabe et en anglais. Ses cassettes audio et vidéo se vendent jusqu'en Indonésie et en Malaisie. Il dirige le Conseil européen de la fatwa et de la recherche, un organisme d'oulémas censé répondre aux questionnements métaphysiques des musulmans présents en Europe ; ce conseil se fait le chantre de la "charia de minorité", c'est-à-dire du minimum de pratique que les croyants musulmans peuvent vivre dans un contexte où ils sont minoritaires. Mieux encore : le cheik Al-Qaradâwi a annoncé, le 12 juillet, la création d'une association internationale des oulémas, dont le siège est à Dublin (Irlande). Elle ne regroupe pour l'instant que cinq membres, mais a l'ambition de définir "les positions d'oulémas sur les questions qui concernent les musulmans dans le monde".
Youssouf Al-Qaradâwi a été déchu de sa nationalité égyptienne et réside au Qatar, mais n'en reste pas moins égyptien de cœur. Chaque été, il passe un mois dans son pays d'origine, partageant son temps entre la côte méditerranéenne, à l'ouest d'Alexandrie, et Le Caire. Le reste de l'année, il préfère habiter dans son pays d'adoption, car cela lui confère, dit-il, "une plus grande liberté de mouvement". L'appartement qu'il possède au Caire est situé à Medinat Nâsr, un quartier qui a poussé dans les années 1980 pour accueillir les travailleurs ayant fait fortune dans le Golfe.
L'immeuble est sans grâce, mais l'appartement est meublé dans ce style surchargé de moulures et de dorures, mutation du mobilier Louis XV qu'on peut appeler tout simplement "retour du Golfe". Les tapis sont en soie. Sur les murs, des huiles représentent des paysages de montagnes suisses dans la verdure. Contrairement aux oulémas salafistes, Youssouf Al-Qaradâwi n'est pas hostile aux images et aux peintures. Il apprécie aussi la musique. La chanteuse égyptienne Oum Kalsoum a ses préférences. Et il ajoute, pour lever tout doute : "Le Prophète a dit que Dieu est beau et aime la beauté."
Le cheik qatari vit à l'aise et ne s'en cache pas. "Je ne suis pas pauvre, Al-Hamdulillah - Dieu merci - ! Je suis un homme riche. Depuis quarante ans, je suis fonctionnaire de l'Etat du Qatar - Il est doyen de la faculté de droit islamique -. J'ai écrit plus de cent trente livres, dont certains ont eu plus de dix éditions. Ce sont mes principaux revenus, je ne touche pas un rial pour l'émission sur Al-Jazira. J'ai été président du conseil de censure légale dans sept banques islamiques, mais j'ai quitté ces fonctions pour me consacrer à mes recherches."
Régulièrement, on le présente comme "proche des Frères musulmans", ou comme leur "guide spirituel". Mais l'ouléma est en train de tisser son propre réseau. Au point que sa popularité va finir par faire de l'ombre à l'organisation islamiste, fondée en Egypte en 1928 par Hassan Al-Banna. Il fait valoir l'éclectisme de son association internationale des oulémas, qui comprend aussi un chiite. "Nous ne voulons pas remplacer des institutions déjà existantes comme l'académie de la recherche d'Al-Azhar. Nous sommes une institution indépendante des gouvernements." La phrase est lâchée : au fond, ce que Qaradâwi reproche le plus à l'islam institutionnel, c'est d'être inféodé au pouvoir politique. Pour Hossam Tamâm, journaliste à islam***********, le succès de Qaradâwi tient "à l'affaiblissement des institutions officielles de l'islam et à leur incapacité à avoir des points de vue communs sur des questions fondamentales." Qaradâwi serait l'ouléma consensuel dans un monde musulman en plein éclatement.
Il ne renie pas sa filiation idéologique : son compagnonnage avec les Frères musulmans a commencé dès l'âge de 16 ans. Sans doute l'évoquera-t-il dans les Mémoires qu'il est en train d'écrire et dont le premier tome s'intitule Le Fils d'un village...
Youssouf Al-Qaradâwi est né en 1926, à Saft Turab, un petit village du delta du Nil. Ses parents voulaient en faire un menuisier, un épicier ou un tailleur. Il préférait les matières religieuses au travail manuel. Il s'est mis à apprendre le Coran par cœur et est entré à Al-Azhar, la prestigieuse université cairote. "J'ai eu la chance d'écouter Hassan Al-Banna. J'ai été séduit par son éloquence et par ses idées. Nous, les étudiants d'Al-Azhar, étions attirés par la cause nationale et musulmane. Nous souhaitions le départ des Anglais et la lutte contre le projet sioniste en Palestine." Son engagement chez les Frères lui a valu d'être emprisonné, d'abord en 1949, sous le roi Farouk, puis trois fois sous Nasser. En 1963, il a émigré au Qatar.
Son prestige chez les Frères était resté si grand, affirme-t-il, qu'on lui aurait proposé de succéder au guide suprême (mourchid) Hassan Al-Hudaybi, mort en 1973. "J'étais à La Mecque et j'assistais à la première Conférence internationale sur l'économie islamique. Trois membres importants des Frères m'ont proposé de devenir le nouveau mourchid. J'ai d'abord refusé. Ils m'ont demandé de réfléchir. J'ai répondu que j'étais occupé par mes recherches. Je leur ai dit que je préférais consacrer mon travail à tous les musulmans, plutôt qu'à un groupe de musulmans."
Le cheik affirme avoir quitté l'organisation des Frères "il y a dix ou quinze ans". Il ajoute qu'il n'appartient pas non plus à l'organisation internationale (at-tandhim ad-dawli) des Frères. Il adhère aux idées de leur fondateur, Hassan Al-Banna, "à quelques exceptions près", précise-t-il : "Par exemple, le statut de la femme ou la question des partis politiques. Contrairement à lui, je suis favorable au pluripartisme." Quand on lui demande s'il est l'héritier d'Hassan Al-Banna, il rit et répond : "Je suis l'héritier de moi-même."
à suivre....
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Il anime une émission sur Al-Jazira, dirige un site Internet et prêche le "centrisme musulman". Mais certaines des positions du cheik qatari dérangent. Rencontre.
Si l'islam mondial avait un chef, ce serait lui. On le voit partout. Les médias ont démultiplié la silhouette bonhomme de ce vieillard de 76 ans. Ils ont propulsé sur les écrans son regard malicieux derrière des lunettes argentées, sa barbe blanche et son turban d'ouléma formé à Al-Azhar, prestigieuse université égyptienne.
Youssouf Al-Qaradâwi est une puissance à lui tout seul. Il règne sur près de dix millions de musulmans, ceux qui regardent, le dimanche soir, son émission vedette sur la chaîne Al-Jazira, "Ach-Chari'a wa'l Hayat", "La charia et la vie". Il préside islam***********, principal site musulman en arabe et en anglais. Ses cassettes audio et vidéo se vendent jusqu'en Indonésie et en Malaisie. Il dirige le Conseil européen de la fatwa et de la recherche, un organisme d'oulémas censé répondre aux questionnements métaphysiques des musulmans présents en Europe ; ce conseil se fait le chantre de la "charia de minorité", c'est-à-dire du minimum de pratique que les croyants musulmans peuvent vivre dans un contexte où ils sont minoritaires. Mieux encore : le cheik Al-Qaradâwi a annoncé, le 12 juillet, la création d'une association internationale des oulémas, dont le siège est à Dublin (Irlande). Elle ne regroupe pour l'instant que cinq membres, mais a l'ambition de définir "les positions d'oulémas sur les questions qui concernent les musulmans dans le monde".
Youssouf Al-Qaradâwi a été déchu de sa nationalité égyptienne et réside au Qatar, mais n'en reste pas moins égyptien de cœur. Chaque été, il passe un mois dans son pays d'origine, partageant son temps entre la côte méditerranéenne, à l'ouest d'Alexandrie, et Le Caire. Le reste de l'année, il préfère habiter dans son pays d'adoption, car cela lui confère, dit-il, "une plus grande liberté de mouvement". L'appartement qu'il possède au Caire est situé à Medinat Nâsr, un quartier qui a poussé dans les années 1980 pour accueillir les travailleurs ayant fait fortune dans le Golfe.
L'immeuble est sans grâce, mais l'appartement est meublé dans ce style surchargé de moulures et de dorures, mutation du mobilier Louis XV qu'on peut appeler tout simplement "retour du Golfe". Les tapis sont en soie. Sur les murs, des huiles représentent des paysages de montagnes suisses dans la verdure. Contrairement aux oulémas salafistes, Youssouf Al-Qaradâwi n'est pas hostile aux images et aux peintures. Il apprécie aussi la musique. La chanteuse égyptienne Oum Kalsoum a ses préférences. Et il ajoute, pour lever tout doute : "Le Prophète a dit que Dieu est beau et aime la beauté."
Le cheik qatari vit à l'aise et ne s'en cache pas. "Je ne suis pas pauvre, Al-Hamdulillah - Dieu merci - ! Je suis un homme riche. Depuis quarante ans, je suis fonctionnaire de l'Etat du Qatar - Il est doyen de la faculté de droit islamique -. J'ai écrit plus de cent trente livres, dont certains ont eu plus de dix éditions. Ce sont mes principaux revenus, je ne touche pas un rial pour l'émission sur Al-Jazira. J'ai été président du conseil de censure légale dans sept banques islamiques, mais j'ai quitté ces fonctions pour me consacrer à mes recherches."
Régulièrement, on le présente comme "proche des Frères musulmans", ou comme leur "guide spirituel". Mais l'ouléma est en train de tisser son propre réseau. Au point que sa popularité va finir par faire de l'ombre à l'organisation islamiste, fondée en Egypte en 1928 par Hassan Al-Banna. Il fait valoir l'éclectisme de son association internationale des oulémas, qui comprend aussi un chiite. "Nous ne voulons pas remplacer des institutions déjà existantes comme l'académie de la recherche d'Al-Azhar. Nous sommes une institution indépendante des gouvernements." La phrase est lâchée : au fond, ce que Qaradâwi reproche le plus à l'islam institutionnel, c'est d'être inféodé au pouvoir politique. Pour Hossam Tamâm, journaliste à islam***********, le succès de Qaradâwi tient "à l'affaiblissement des institutions officielles de l'islam et à leur incapacité à avoir des points de vue communs sur des questions fondamentales." Qaradâwi serait l'ouléma consensuel dans un monde musulman en plein éclatement.
Il ne renie pas sa filiation idéologique : son compagnonnage avec les Frères musulmans a commencé dès l'âge de 16 ans. Sans doute l'évoquera-t-il dans les Mémoires qu'il est en train d'écrire et dont le premier tome s'intitule Le Fils d'un village...
Youssouf Al-Qaradâwi est né en 1926, à Saft Turab, un petit village du delta du Nil. Ses parents voulaient en faire un menuisier, un épicier ou un tailleur. Il préférait les matières religieuses au travail manuel. Il s'est mis à apprendre le Coran par cœur et est entré à Al-Azhar, la prestigieuse université cairote. "J'ai eu la chance d'écouter Hassan Al-Banna. J'ai été séduit par son éloquence et par ses idées. Nous, les étudiants d'Al-Azhar, étions attirés par la cause nationale et musulmane. Nous souhaitions le départ des Anglais et la lutte contre le projet sioniste en Palestine." Son engagement chez les Frères lui a valu d'être emprisonné, d'abord en 1949, sous le roi Farouk, puis trois fois sous Nasser. En 1963, il a émigré au Qatar.
Son prestige chez les Frères était resté si grand, affirme-t-il, qu'on lui aurait proposé de succéder au guide suprême (mourchid) Hassan Al-Hudaybi, mort en 1973. "J'étais à La Mecque et j'assistais à la première Conférence internationale sur l'économie islamique. Trois membres importants des Frères m'ont proposé de devenir le nouveau mourchid. J'ai d'abord refusé. Ils m'ont demandé de réfléchir. J'ai répondu que j'étais occupé par mes recherches. Je leur ai dit que je préférais consacrer mon travail à tous les musulmans, plutôt qu'à un groupe de musulmans."
Le cheik affirme avoir quitté l'organisation des Frères "il y a dix ou quinze ans". Il ajoute qu'il n'appartient pas non plus à l'organisation internationale (at-tandhim ad-dawli) des Frères. Il adhère aux idées de leur fondateur, Hassan Al-Banna, "à quelques exceptions près", précise-t-il : "Par exemple, le statut de la femme ou la question des partis politiques. Contrairement à lui, je suis favorable au pluripartisme." Quand on lui demande s'il est l'héritier d'Hassan Al-Banna, il rit et répond : "Je suis l'héritier de moi-même."
à suivre....
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